Communication interne : L’époque du troupeau de moutons est révolue

En dépit de l’abondante littérature managériale qui ne cesse de professer que les salariés sont l’âme et l’épine dorsale de la performance d’une organisation, un étonnant paradoxe perdure : l’interne est souvent le parent pauvre dans les stratégies de communication déployées. Certes, plus la taille de l’entreprise augmente et la structure se complexifie, plus le dispositif communicant s’enrichit de newsletters électroniques, d’intranets, de journaux vidéos et autres supports d’information, voire de raouts fédérateurs et autres joyeusetés événementielles mondaines. Avec le Web social, il n’est plus question de prendre les salariés pour des moutons soumis par avance. Réflexions autour d’un enjeu capital.

La moindre valorisation de la communication interne est en partie due au fait que la fonction a longtemps été dissociée des autres communicants de l’entreprise en étant la plupart du temps hiérarchiquement adjointe à la direction des ressources humaines. Conséquence de ce modèle organisationnel encore répandu : la communication interne est souvent réduite à la mise en forme et à la transmission de contenus célébrant les bonnes nouvelles sous la haute vigilance tatillonne de la DRH.

Un autre élément explique également cette minimisation. Bon nombre de dirigeants considèrent le corps social interne comme un public quasiment acquis d’avance, syndicats mis à part évidemment ! Et s’il n’est pas totalement acquis, il est au mieux un public neutre déjà content d’avoir un travail dans un contexte économique actuel où les restructurations et les charrettes de licenciement sont le vibrato incontournable de la vie d’entreprise. Le constat est peut-être cynique (combien de fois ai-je pourtant entendu la remarque dans la bouche de DRH !) mais il conditionne toujours largement les actions de communication interne. Il serait temps de réviser cette approche à l’heure où les salariés n’attendent pas l’imprimatur du manager et du DRH pour prendre la parole sur les réseaux sociaux ou confronter le message de l’entreprise avec les informations diffusées sur le Web.

Un modèle de com’ interne voué à l’extinction

Com interne - DilbertL’immixtion des médias sociaux tend à rendre de plus en plus caduc ces actuelles pratiques de communication interne. S’il fut un temps où la direction pouvait encore envisager de maintenir une sorte de vase clos autour de la vie de l’entreprise, la porosité entre interne et externe s’est désormais très nettement accélérée. Pour le chercheur en sciences de la communication, Dominique Wolton, cela s’explique très simplement (1) : « Cinquante ans de publicité et de communication généralisée par les médias et Internet ont rendu par ailleurs tout le monde plus critique et ironique. Les salariés, quel que soit leur niveau hiérarchique, sont également beaucoup plus informés. A l’extérieur, avec la multitude de sources d’informations et d’interactions, ils savent tout (ou presque) sur la réalité économique, financière et commerciale, et n’oublient rien en franchissant les murs de l’entreprise, ce qui représente une rupture radicale. Le rapport intérieur/extérieur a changé, et c’est souvent la culture de l’extérieur qui s’impose ».

A l’heure où les dirigeants d’entreprise, les managers et les DRH en particulier se préoccupent de manière croissante comment nourrir leur marque employeur pour rester performant et attractif envers les talents qui sortent des écoles ou qui évoluent chez les concurrents, il devient effectivement crucial de braquer un regard sérieusement dépoussiéré sur le sens à donner à la communication interne. Cette marque employeur n’aura en effet de consistance et de crédibilité que si les salariés en sont véritablement considérés comme les premiers vecteurs. On a coutume de dire que ces derniers sont les ambassadeurs de l’entreprise. Encore faudrait-il les envisager comme tels à l’heure des réseaux sociaux ! Sur ce terrain de la communication interne, bien des progrès restent à accomplir pour que l’on arrête les incantations stéréotypées et la langue de bois administrative. Le temps des moutons a vécu.

Sur son excellent blog Superception où il décrypte régulièrement les interactions entre communication et management, Christophe Lachnitt, par ailleurs directeur de la communication de DCNS, un groupe spécialisé dans la défense navale, milite ouvertement pour une communication interne expurgée de son côté descendant et calibré (2) : « La communication revêt une importance accrue alors que la société devient de plus en plus horizontale sous les effets conjugués des évolutions technologiques, industrielles et médiatiques. Le manager ne peut plus se contenter de donner des instructions comme il a malheureusement souvent été habitué à le faire durant des décennies. L’action doit être déchiffrée et les collaborateurs entraînés. La relation verticale entre responsable et subordonné sera à terme supplantée par une relation horizontale entre parties prenantes ».

Blinder pour protéger ?

Com interne - control freakL’imbrication des médias sociaux dans la vie des salariés et la perméabilité augmentée qui en résulte entre l’univers professionnel et la sphère privée, est un fait irréversible qui gagne encore du terrain comme l’explique Diane Baudry, consultante sécurité chez Harmonie Technologie (3) : « L’effritement du sentiment d’appartenance à l’entreprise et le contexte de surinformation de notre quotidien favorisent la diffusion, la publication et le partage d’informations professionnelles au sein des communautés 2.0 ».

Les entreprises prennent effectivement conscience que la donne réputationnelle est en train d’être sérieusement bouleversée par l’entrelacs des réseaux sociaux où frontières entre privé et professionnel s’estompent. Et dans ce domaine, c’est encore pour l’instant la politique du frein à main qui prévaut dans une majorité de cas. Selon une étude menée par le fabricant de logiciels de sécurité Kaspersky en septembre 2011, 64% des entreprises françaises restreignent strictement l’accès aux médias sociaux. Derrière cette tentation du blindage, c’est également la crainte réputationnelle qui justifie l’instauration de ces blocages drastiques. Une étude menée par un autre fabricant de logiciels de sécurité Symantec, souligne que 94% des entreprises reconnaissent (4) des incidents liés aux médias sociaux ayant des répercussions concrètes sur l’image de l’entreprise, ses activités et ses relations avec les clients.

La propension à ériger des murs est de fait toujours grandement pratiquée. Un exemple symptomatique est ce que décrit le journaliste Jean-Baptiste Malet dans son enquête sur les coulisses d’Amazon en France. Devant le lock-out informationnel systématique du géant du e-commerce, le reporter a décidé de se faire embaucher incognito dans un centre logistique pour découvrir de l’intérieur les vraies conditions de travail des salariés. Dans son livre, il évoque notamment les règles ultra-draconiennes imposés aux « Amazonians » dès lors qu’il s’agit de parler avec l’extérieur. Le salarié doit veiller à ne point trop en dire avec ses proches et ses fréquentations extérieures. Dans le cas contraire, l’issue est claire (5) : « Toute violation de ces règlements pourrait porter atteinte à l’image ainsi qu’au nom d’Amazon et peut être considéré comme une infraction pénale. Par conséquent, toute infraction à cette politique est passible d’une procédure disciplinaire de l’auteur avec comme conséquence possible le licenciement ».

Fractures en formation ?

Com interne - twitterBien que le droit du travail exige des notions de loyauté, de confidentialité et de discrétion d’un employé vis-à-vis de son entreprise, l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme préserve la liberté d’expression du salarié–citoyen. Le code du Travail français abonde dans le même sens avec l’article L.146-1 : « Les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail et les opinions que les salariés, quelle que soit leur place dans la hiérarchie professionnelle, émettent dans l’exercice du droit d’expression ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement ».

N’en déplaise aux managers et aux DRH obsédés du contrôle psychorigide, vouloir barricader l’expression de leurs employés procède plutôt du fantasme vain que d’une démarche constructive. Il ne s’agit évidemment pas de sombrer inversement dans le laxisme le plus total et laisser les collaborateurs s’épancher sans retenue, ni respect (voire d’y passer abusivement des heures et des heures). Mais pour autant, il est illusoire de s’adonner à l’ultra-contrôle. Les salariés parlent et parleront quoi qu’il advienne. Dans une étude de Novamétrie parue en 2011, 37% des salariés français admettent avoir déjà critiqué leur entreprise sur les réseaux sociaux. 25% se sont même aventurés à parler ouvertement de leur licenciement et 17% ont été encore plus loin : partager des informations avec les concurrents.

Le phénomène se développe inexorablement. C’est le cas depuis 2010 avec le Blog du Super Consultant (6) animé par une poignée de salariés anonymes. Celui-ci étrille sans compter le management de la célèbre agence de communication Publicis. Exemple : quand Maurice Lévy, le PDG annonce qu’il renonce à son salaire fixe, la nouvelle fait grand bruit dans la presse. Aussitôt, le blog s’empresse de remettre le « sacrifice » salarial du grand patron dans son contexte. Et là, la lecture devient effectivement quelque peu éloignée du plan com’ patronal. Il est fort à parier que des cas similaires vont éclore dans les mois et années à venir dans les organisations où la réalité vécue des salariés est aux antipodes de ce que raconte la communication officielle. D’où l’importance de miser sur une communication interne solide qui favorise la prise de parole constructive entre tous les acteurs et qui recréé du lien, de la cohérence, du sens et de la perspective.

La génération Y débarque

Com interne - Gen YLe remodelage stratégique de la communication interne n’est plus une option. Qu’elles le veuillent ou non, les entreprises pourront de moins en moins empêcher les prises de parole à la sauce 2.0, notamment avec l’émergence programmée de la génération Y qui commence déjà à grimper en responsabilités dans les organigrammes. Or, cette génération ne cultive pas vraiment le même rapport que ses aînés avec le monde de l’entreprise. Elle est même plus aisément encline à stigmatiser les incohérences, à se méfier des discours RH enjoliveurs et le faire savoir si besoin.

Sur ce sujet, une enquête effectuée en 2012 par Cisco, est particulièrement révélatrice des enjeux qui se dessinent en matière de communication interne. Le géant américain des télécommunications a interrogé des étudiants et des salariés de la Génération Y dans 14 pays sur leur perception de l’entreprise et des réseaux sociaux. 64% comptent demander des éclairages sur la politique de l’entreprise en matière de réseaux sociaux lors de leur entretien d’embauche. 56% se disent prêts à refuser le poste si l’usage de ceux-ci est banni par l’entreprise.

Le risque de grand écart réputationnel n’est par conséquent plus à écarter à mesure que la parole se répand et se libère sur les réseaux sociaux. Pour autant, il peut être habilement géré si la communication interne redevient un véritable levier de cohésion et de co-construction. Dans ce contexte, l’usage des réseaux sociaux peut même devenir un atout et le salarié, un ambassadeur convaincu de l’entreprise. Consultant et expert en management 2.0 et réseaux sociaux, Bertrand Duperrin trace avec acuité le défi que salariés et entreprises doivent relever si l’on veut éviter une sorte de « Verdun numérique » sur la Toile (7) : « Ce ne sont pas des sujets à traiter de manière unilatérale : réputation, qualité, performance économique actuelle et durable se construisent ensemble, avec les mêmes ressorts. Si toutes les parties prenantes ne s’y attèlent pas ensemble il n’y aura pas de gagnant d’un côté et de perdant de l’autre mais uniquement des perdants. Salariés ou entreprises. Qu’on se le dise ».

Sources

(1) – Dominique Wolton – « Pourquoi la communication des entreprises est devenue inaudible ? » – Le Monde – 19 novembre 2012
(2) – Christophe Lachnitt – « Le vrai rôle de la communication dans le management moderne » – Superception – 25 juillet 2012
(3) – Laurence Neuer – « Des réseaux sociaux trop bavards » – Les Echos – 1er décembre 2011
(4) – Ibid.
(5) – Jean-Baptiste Malet – En Amazonie, infiltré dans le meilleur des mondes – Fayard – Avril 2013
(6) – Le Blog du Super Consultant
(7) – Bertrand Duperrin – « La e-réputation des entreprises n’est que la partie émergée d’un gros iceberg » – Bloc-Notes de Bertrand Duperrin – 28 octobre 2010



2 commentaires sur “Communication interne : L’époque du troupeau de moutons est révolue

  1. Stéphan Bachot  - 

    Article qui me rappel tout le manque de « bonne » communication que peuvent avoir les entreprises, lors de plan économiques aux noms hasardeux, qui se retourne contre l’objectif de départ. Ou encore, les nombreux forum ou l’on apprend uniquement les mauvaises conduites des entreprises.
    Ce serait intéressant que les entreprises et leur services de communication, invitent à dialoguer sur les forums ou les autres réseaux sociaux, comme on peut le voir dans la plus part des associations.

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