Le théâtre peut-il aider l’entreprise et ses dirigeants à mieux communiquer ?

Le monde de l’entreprise est une inépuisable comédie humaine balzacienne qui inspire toujours plus les scénaristes de cinéma et les auteurs de théâtre. En 2013, l’humoriste Pierre Palmade et sa jeune troupe en firent même le thème central de leur toute première pièce. Un succès qui a débouché cet été sur une adaptation télévisuelle diffusée sur France 3. Parfait laboratoire scénique pour décortiquer petits et grands travers de la vie d’une entreprise, le théâtre s’est également mué en consultant pour ces mêmes entreprises. Retour sur une approche créative pas toujours connue bien qu’elle date du début des années 90. Avec un bonus théâtral spécial signé Sophie Balastre à savourer à la fin de ce billet !

La thématique du travail et de l’univers parfois désincarné de l’entreprise a certes toujours inspiré quantité d’artistes. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer au cultissime film satirique de Charlie Chaplin, « Les Temps Modernes ». Celui-ci joue le rôle d’un ouvrier confronté aux dérives du taylorisme, autrement dit le travail à la chaîne, qui s’est désormais imposé dans les grandes usines américaines durant les années 30. L’engouement pour ce sujet s’est ensuite estompé jusqu’aux années 90 avant de revenir en force sur le devant de la scène comme le confirme Maud Calmé, directrice artistique du festival Phare à Arles (1) : « La sortie de films tel que Ressources humaines de Laurent Cantet a remis le monde de l’entreprise au cœur des préoccupations. Ce phénomène permet une prise de conscience et donne une matière particulièrement riche aux réalisateurs pour raconter ce nouveau monde et ouvrir le débat ». A tel point que le théâtre a fini à la même période que le film de Laurent Cantet par pousser lui-même les portes de l’entreprise pour aider cette dernière à mieux traiter certaines problématiques internes ou externes là où la communication classique ne suffit plus.

Le théâtre, catharsis d’entreprise en mal de communication ?

Copyright Théâtre à la Carte

Faut-il y voir un signe symptomatique des temps ? Toujours est-il que le théâtre d’entreprise a gagné en ampleur à mesure que la vénération de l’entreprise et sa communication paillettes a commencé à perdre de sa superbe avec les premières charrettes de licenciements boursiers des années 90, la globalisation progressive du monde des affaires ou encore les crises économiques à rebonds qui ponctuent désormais la cadence de la vie en entreprise. Né initialement au Québec durant la décennie précédente, le théâtre d’entreprise s’est transporté de l’autre côté de l’Atlantique et notamment en France avec Théâtre à la Carte, une entreprise pionnière dans le domaine (elle aussi originaire de la Belle Province) qui ouvre en 1992, un bureau parisien. Vingt-quatre ans plus tard, la troupe est le leader du marché du théâtre d’entreprise et a vu éclore dans son sillage quantité d’autres troupes qui ont fait de l’univers de l’entreprise leur spécialité.

Auteurs d’un livre sur la communication interne paru en 2015, Christine Donjean et Eric Cobut se sont penchés sur le phénomène. Ils donnent une définition particulièrement édifiante de ce que le théâtre peut apporter à la communication d’entreprise (2) : « Cette formule a été fondée par des comédiens qui compris l’intérêt de mobiliser l’interactivité du théâtre pour illustrer des scènes de la vie quotidienne en entreprise, dont elles accentuent l’effet comique, de les mettre en scène et d’amener le personnel à y réfléchir. Le jeu poursuit un objectif et s’inscrit généralement dans un programme de changement. Il s’agit d’effectuer une sorte de catharsis collective qui met les problèmes sur la table de manière amusante et invite le personnel à réagir, à en discuter et à y apporter d’éventuelles solutions ».

L’entreprise, comédienne malgré elle ?

Bien qu’il fasse peu l’objet d’une abondante littérature professionnelle, le théâtre d’entreprise n’a jamais cessé de se développer. Directeur général de Co.théâtre, un des acteurs majeurs du secteur en France, Vincent Priou Delamarre confirme sans ambages la vogue (3) : « La quasi-totalité des entreprises du CAC 40 ont recours au théâtre ». En règle générale, il se traduit par des pièces ou des saynètes souvent créées de toutes pièces d’après un brief des communicants et/ou de la DRH de l’entreprise en question. Lesquelles sont ensuite jouées par des comédiens professionnels devant un parterre interne concerné par le thème qui se développe sur scène sous leurs yeux afin de les interpeler. Responsable RSE Achats chez BPCE, Catherine Pourvoyeur est l’un de ses managers qui a assisté à son quotidien professionnel réécrit et joué par des acteurs (4) : « Ces intervenants sont extérieurs à l’entreprise, ils utilisent l’humour. Cela leur permet de dire des choses que nous ne pourrions pas dire nous-mêmes. Avec leur impertinence, leur manière de grossir le trait, ils lèvent des non-dits. Sans injonction, cette intervention permet de faire évoluer la pensée. »

Acteur de profession au théâtre et dans des séries télévisées, Hervé Dubourjal revêt régulièrement une autre casquette qui l’amène à se transformer en consultant formateur au sein de grands groupes comme Deloitte ou Danone. Pour lui, l’apport de son expertise d’artiste permet clairement de dénouer des situations d’impasses communicantes, voire de conflits qui nuisent in fine à l’ambiance interne (5) : « Si j’interviens dans un grand groupe avec une DRH très présente, je ne fais que compléter son action de gestion des conflits au quotidien. En revanche, dans les petites structures où il n’y pas de RH, j’interviens et joue pleinement un rôle de médiateur par le biais des techniques théâtrales. Quelle que soit la structure de l’entreprise, je mets en place un protocole avec le RH ou le dirigeant, et fais ensuite valider le projet de formation par la direction. C’est un travail « main dans la main » où nous identifions le cœur du problème avant de trouver une solution pérenne. Au final, le théâtre peut aider une entreprise à mieux respirer ».

Quelles limites ?

Copyright Théâtre à la Carte

A la fois médiateur et objectivateur de problématiques de communication et de management, le théâtre d’entreprise ne doit pas pour autant être pris exagérément pour ce qu’il n’est pas. Si, grâce à la subtilité de ses mots et du jeu d’acteur qui permet de désamorcer et opérer des prises de conscience, il n’est pas la solution à lui tout seul. Or, il n’est pas rare que parfois certaines interventions scéniques servent de faux-nez temporaire pour éviter ou contourner certaines vérités internes qui dérangent. L’effet du théâtre d’entreprise ne sera réellement profitable que dans la mesure où l’entreprise se prête au jeu de bout en bout. Dès la conception de la pièce ou de la saynète évidemment mais également ensuite dans la capacité et la volonté de s’appuyer sur l’effet levier et/ou miroir de la pièce pour poursuivre les chantiers d’amélioration. Dans le cas contraire, cela risque d’être assimilé à une pause certes récréative mais sans lendemain concret pour les équipes ayant assisté au spectacle.

Il n’en demeure pas moins que pour les professionnels du théâtre, l’entreprise reste un prolifique vivier d’observation et de création. Plus grande bibliothèque de textes à jouer francophones téléchargeables gratuitement, Le Pro Scenium propose ainsi pas moins de 39 pièces qui puisent dans le registre du monde de l’entreprise pour y dépeindre ses incohérences, ses travers, ses absurdités et ses galeries de portraits que chacun a forcément croisé un jour en réunion, dans un séminaire ou au détour de la machine à café ! Sophie Balastre est l’un de ces auteurs qui connaît bien ces arcanes et s’amuse avec un évident plaisir à titiller clichés et caricatures que l’entreprise engendre régulièrement sans toujours s’en apercevoir. Elle a notamment écrit Les Femmes du Président, une pièce mordante et hilarante qui a pour décor la direction de Communication d’une grande banque française qui vient de se faire racheter. Le Blog du Communicant a l’honneur de vous en dévoiler un extrait ci-dessous (après la rubrique Sources). D’aucuns reconnaîtront sans nul doute des profils fort répandus dans la profession … qui n’auraient sûrement pas l’idée de convoquer le théâtre à leur chevet pour rendre leur communication plus crédible !

Sources

– (1) – Julia Razil – « Arles : Phare mise sur les court-métrages au théatre antique » – La Provence – 23 août 2016
– (2) – Christine Donjean et Eric Cobut – La Communication interne 2ème édition – Edipro – janvier 2015
– (3) – Ali Bekhtaoui – « Au théatre pour mieux se comprendre » – L’Agefi – 13 mars 2016
– (4) – Ibid.
– (5) – Frédérique Guénot – « Hervé Dubourjal : le théâtre aide l’entreprise à mieux respirer » – Focus RH – 15 décembre 2015

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Les femmes du Président de Sophie Balastre

Pour prendre contact avec l’auteure, rendez vous sur Le Pro Scenium

Scène 17 – La formule

Dans le bureau de Viviane, Directrice de la Communication. Antoinette, l’Attachée de presse senior et Juliette, la Junior, reçoivent le brief des mains de Viviane.

VIVIANE, solennelle
Le Président veut que l’on définisse sa mission en quelques phrases. Il a besoin de clarifier son image auprès des médias, d’être associé à des mots forts. Nous avons toutes en tête la formule : « Vous êtes au centre de notre univers financier. » Une belle formule désormais affichée dans l’ensemble de nos agences. C’est net comme un cercle bien tracé : le client sait d’emblée qu’il est au centre de nos préoccupations.

ANTOINETTE, enthousiaste
Le client est la planète autour de laquelle nous sommes en orbite, entièrement à son service !

VIVIANE
Exactement ! C’est exactement ça : nous servons le client, nous ne l’oppressons pas ! Le client doit se sentir au centre, au centre mais pas cerné ! Quand il scrute les étoiles, nous devons toujours être là. Cette notion d’univers va très loin : consciemment ou inconsciemment, le client finit par identifier son agence à l’Etoile du Berger. N’est-ce pas Juliette ?

JULIETTE
Et l’Etoile du Berger peut être observée de toute la terre, ce qui reflète l’étendue de notre réseau en Europe et la présence de nos correspondants dans le monde entier.

VIVIANE
Exactement ! Le Président a dit : je veux une formule pour ma communication personnelle.

ANTOINETTE, relisant
Le Président a dit : je veux une formule à la fois percutante et pertinente !

JULIETTE, relisant
Une formule simple qui décrit ma complexité !

VIVIANE
Le Président a dit : j’y veux les actionnaires !

ANTOINETTE, relisant
Le Président a dit : j’y veux les collaborateurs !

JULIETTE relisant
Une formule qui plaît aux uns et aux autres.

VIVIANE
Le Président a dit : mon signe zodiacal n’est pas médiatique.

ANTOINETTE
Le Président a dit : que l’on ne parle plus du scorpion !

JULIETTE
Ni du bouc ! (Elle relève la tête.) Pourquoi le bouc ?

VIVIANE, sèchement
C’est son signe dans l’astrologie chinoise. Juliette, tu ne dois pas reprendre les paroles du Président sans le mentionner au préalable. Je te l’ai déjà dit. Reprenons : nous ne pouvons pas faire l’impasse sur la valeur ajoutée pour les actionnaires.

ANTOINETTE
C’est le dogme !

VIVIANE
Le dogme ! (Silence respectueux du trio.) Et si le Président disait : Je suis un dogmatique, un dogmatique de la création de valeur ajoutée pour les actionnaires ! Qu’en dites-vous ? Antoinette ? Juliette ?

JULIETTE
Qui dit dogme dit absolu, doctrinaire, sentencieux, dogmatiseur enfin, voire… pédant !

ANTOINETTE, choquée
Pédant, notre Président ?

VIVIANE, plissant les yeux
Je vois, il nous faut compenser le dogmatisme par le pragmatisme !

JULIETTE
Qui dit pragma dit action pratique, application concrète, implication réelle, mains dans le cambouis !

ANTOINETTE, dégoûtée
Le cambouis ?

VIVIANE
Et si le Président disait : « Je suis un dogmatique de la création de valeur ajoutée pour les actionnaires et… et… un pragmatique des relations humaines avec mes collaborateurs » ! Pragmatique compense dogmatique, Relations humaines compense création de valeur…

JULIETTE, souriante
Avec compense pour…

VIVIANE
Et collaborateurs compense actionnaires : l’équilibre sacré et durable est respecté ! C’est une formule qui le personnifie complètement ! « Je suis un dogmatique de la création de valeur ajoutée pour les actionnaires et un pragmatique des relations humaines avec mes collaborateurs » ! C’est tout à fait lui !

ANTOINETTE
C’est lui, c’est bien lui, c’est si lui !

VIVIANE
Oui ! Je soumets la formule à notre président ce soir et je vous tiens au courant pour la suite.
Viviane fait signe que la réunion est terminée. Juliette sort de la pièce. Antoinette referme la porte puis réapparaît aussitôt.

ANTOINETTE
Tu as entendu ?

VIVIANE
J’ai entendu. Ou plutôt, je n’ai pas entendu… Tu as raison : elle ne respecte pas les règles du jeu.

ANTOINETTE
Qu’allons-nous faire ?

VIVIANE
Elle finira par comprendre toute seule. Et quittera la partie comme toutes les autres avant…

ANTOINETTE
Je ne trouverai jamais celle qu’il me faut !

VIVIANE, fraternelle.
Sois patiente : je t’ai bien trouvée moi… Et ça m’a pris des années…

ANTOINETTE, excitée
Comme on fonctionne bien toutes les deux, Viviane ! Toi et moi, on devrait…

VIVIANE, inquiète
Quoi ?

ANTOINETTE
Je me disais… Nous deux…

VIVIANE
Nous deux ? Quoi ?

ANTOINETTE
Envoyer un signe fort ! Si tu me nommais Directrice Adjointe ? Pense à notre Président ! Entouré d’un tandem de choc : deux fois mieux protégé !

VIVIANE, sèchement
Réglons d’abord le cas Juliette. Chaque chose en son temps et…

ANTOINETTE, emballée
Et les brebis seront bien gardées ! Bonne fin de journée Viviane.

Fin de la scène