Haine & réseaux sociaux : Faut-il apprendre à « cohabiter » avec ces extrêmes de l’expression ?

En dépit des divers arsenaux législatifs et technologiques qui se mettent au fur et à mesure en place, les discours haineux continuent d’empester les réseaux sociaux à tel point que d’aucuns n’hésitent plus à parler de « fléaux sociaux » ou de « réseaux asociaux ». Sans tomber dans le rigorisme binaire qui voudrait tout tamiser, force est de reconnaître que l’expression violente des « trolls » et des « haters » (qui sont souvent les deux faces d’une même pièce) surgit n’importe quand, n’importe où et pour n’importe quel propos. Pour une marque, une personnalité ou une entreprise, est-ce un phénomène irrévocable avec lequel devoir composer ? Plongée dans un univers d’excités aux motifs qui ne représentent souvent qu’eux-mêmes.

Ces derniers temps, deux femmes qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre ont eu à affronter un acharnement digital à leur encontre. La première est Caroline de Haas, figure de proue militante féministe. La personne est pourtant rompue aux débats acerbes et aux prises de position tranchées qui ne lui valent pas que des sympathies (dont l’auteur de ces lignes). Malheureusement, les polémiques qu’elle a lancées se sont vite muées en tombereaux d’insultes et d’agressions verbales choquantes. Ce qui a conduit Caroline de Haas à quitter les réseaux sociaux pour une durée indéterminée, elle qui détient le record de la pétition en ligne la plus signée en France (à savoir celle contre la Loi Travail).

La deuxième à s’être fait taper dessus par des « haters » est la skieuse américaine Lindsey Vonn. Pour ses derniers J.O. d’hiver en Corée du Sud, elle n’est pas parvenue à décrocher la moindre médaille, elle qui trustait les podiums auparavant. C’est alors que les fans de Donald Trump se sont déchainés contre elle et l’ont tournée en ridicule pour lui faire payer sa déclaration d’avant les Jeux. Déclaration où elle disait qu’elle n’irait pas à la Maison Blanche si elle gagnait une médaille d’or. Elle répondra alors aux trolls sur Twitter (1) : « Tomorrow is another day and another opportunity to become better. Goodnight ». Elle en mouchera ainsi quelques-uns mais d’autres persisteront à la traiter de “loser”.

Quel portrait-robot pour ces énervés du Web ?

Beaucoup de psychologues, sociologues et experts du Web se penchent régulièrement sur ces individus qui passent leur temps à infester les espaces digitaux d’expression libre et y déverser leur fiel sans limite. En 2014, trois psychologues de l’université de Manitoba au Canada (Erin Buckels, Paul Trapnell et Delroy Paulhus) ont choisi de pousser un cran plus loin leurs investigations sur les profils et les motivations psychologiques de celles et ceux pouvant être qualifiés de « trolls » et/ou de « haters », les deux postures se confondant fréquemment avec la même personne. En règle générale, il s’agit d’un homme d’environ 29 ans (2) qui est le plus prompt à commenter sans aucun filtre et à s’attaquer à d’autres internautes via les forums, les discussions sur les réseaux sociaux et tout autre canal où il peut lâcher son agressivité. Sur les 418 participants ayant accepté de répondre aux questionnaires (3), 59% disent activement commenter sur les sites Web. En revanche, seulement un dixième parmi ceux-ci revendique que leur activité favorite est de troller les autres utilisateurs. Premier constat : ces haineux qui font tant de bruit et de mal sont la plupart du temps des minoritaires esseulés ou alors en groupuscules.

En creusant leurs profils de personnalité grâce à des matrices scientifiques, les psychologues ont relevé de surcroît quatre traits dominants et récurrents chez ces individus : le narcissisme (avec un égocentrisme marqué et le souci de se faire remarquer), le machiavélisme (avec la tendance de tromper et manipuler), la psychopathie (avec un manque total d’empathie et d’inhibition) et le sadisme (avec le plaisir d’infliger une douleur ou une humiliation à l’autre). Au regard de leurs écrits pathogènes, on pouvait légitimement suspecter de telles failles psychologiques chez ces personnages. Un autre point commun les rassemble : l’obsession de l’anonymat. Vous trouverez très rarement un « hater » capable de s’exprimer sous sa véritable identité et d’afficher une vraie photo de profil. L’immense majorité du temps, ils se dissimulent derrière d’improbables pseudos avec des illustrations souvent mortifères et violentes. Ainsi, ces cagoulés du Web peuvent ensuite se livrer à tous les excès en ayant très peu de chances d’être identifiés, voire sanctionnés alors même que leurs propos tombent souvent sous le coup de la loi et peuvent parfois influencer.

Quelles motivations profondes ?

En 2017, deux journalistes de Street Press étaient partis à la rencontre de trois énergumènes, adeptes du déchaînement verbal en ligne. Ils avaient d’abord été quelque peu frappés par la diversité des positions sociales des trois impétrants. L’un est un électeur du Front national. L’autre se situe politiquement à gauche. Enfin, le troisième est … journaliste ! En revanche, même si leur corpus idéologique se situe aux antipodes des uns et des autres, ils sont focalisés sur les mêmes objectifs qui se décompensent ainsi selon le reportage (4) :

  • « Pourrir leur journée ». Dans cette optique, ce sont principalement les personnalités publiques, politiques en tête, qui sont visées. L’idée consiste à infester le fil de conversation de la personne ciblée et de constamment la bombarder d’attaques, d’insultes en espérant pourquoi pas lui faire perdre patience et répliquer une phrase du même acabit que leur diarrhée verbale.
  • « Contourner les merdias pour distiller une idéologie extrême ». Au départ, c’est clairement la fachosphère qui s’est fait une spécialité d’investir les réseaux sociaux et de claironner sur un fond conspirationniste que les médias cachent tout au citoyen lambda et sont les affidés de diverses oligarchies. L’élection de Donald Trump en 2016 a d’ailleurs validé le fait que cette chambre d’écho digitale n’était pas sans effet auprès de celles et ceux qui se sentent délaissés, déclassés et désabusés. Depuis, la ficelle a été reprise par divers extrémismes religieux, politiques, sociétaux, etc. Avec là encore, l’obsession de faire du bruit et de donner à penser que ce bruit est représentatif d’un courant ou d’une tendance de fond là où il n’y a bien souvent qu’un seul olibrius jonglant avec plusieurs comptes Twitter haineux.

Partout où ils le peuvent, les « haters » s’immiscent. Sur les réseaux sociaux les plus populaires et médiatisés comme dans des endroits plus incertains comme les forums de discussion liés aux jeux vidéo où la pensée sexiste fait des ravages, les blogs ayant une audience respectable, les commentaires des sites médias ou même les adresses électroniques d’une personne ou d’une entité. Le troll entend faire peur, déstabiliser, énerver. En soi, il n’a pas forcément de plan véritablement établi si ce n’est de concourir activement à une chienlit globale où le bruit des médias sociaux constitue un levier non négligeable.

Que faire à titre individuel et/ou professionnel ?

Toute personne ayant une activité numérique régulière est (ou a déjà été) susceptible d’être menacée et provoquée par ces profils sociopathes. L’auteur de ces lignes peut même en attester pour avoir reçu une menace de mort dans un commentaire d’un post relatif au football et une autre menace téléphonique de « cassage » de gueule pour cette fois un tweet à propos d’un match de football. Depuis et sauf exception particulière, je n’émets plus de remarques lors d’un match pour précisément éviter ces débordements totalement stériles mais malgré tout un poil traumatisants. C’est d’ailleurs le premier conseil que l’on peut formuler lorsqu’on se retrouve face à un troll. La tentation est certes grande de répondre ou de tenter de nouer un échange même si les opinions divergent. Avec ce genre d’individus, c’est peine perdue d’avance. Le troll est uniquement mû par les 4 pulsions décrites par les psychologues canadiens. Le silence demeure en général la meilleure des postures pour inviter le « hater » à aller se soulager ailleurs.

En revanche, il est des cas qu’il convient toutefois de ne pas sous-estimer. Notamment lorsque la personne commence à asséner de manière récurrente des accusations, des rumeurs, etc. Bien qu’il ne s’agisse pas toujours de rétorquer sur le champ pour démentir, il faut néanmoins placer sous surveillance le comportement digital du profil concerné, tenter d’évaluer sa véritable influence et de replacer celui dans un contexte communautaire (si ce n’est pas quelqu’un d’isolé). Le cas échéant, le profil peut être signalé au réseau qui l’abrite et bloqué par vos soins. Les trolls sont particulièrement friands de sujets complotistes, d’intoxs qui peuvent parfois devenir de véritables casse-têtes réputationnels. Et sur ce point, personne n’est potentiellement épargné ou immunisé par les impacts qui peuvent en résulter.

Enfin, si vous animez un espace de publications, il est fort préférable de disposer d’un outil de modération qui exige l’approbation préalable de l’éditeur pour que le commentaire puisse être ensuite mis en ligne. Il est toujours plus aisé de contrôler un contenu totalement déplacé et dégradant en amont que de devoir ensuite monter au créneau pour réparer les éventuelles répercussions qu’un contenu non modéré pourrait susciter. Parfois à votre propre détriment.

La haine, un sujet d’ordre public

Pour autant, il ne s’agit pas non plus de céder à la panique et de voir des trolls partout. En dépit du vacarme qu’ils s’évertuent à provoquer sur les réseaux sociaux, ceux-ci restent dans leur grande majorité des individus esseulés, capables certes de se regrouper a minima pour des opérations coup de poing mais globalement, ils sont des minorités qu’il est nécessaire de connaître et de suivre mais pas de surpondérer leur représentativité (hormis les cas plus rares d’astroturfing où là la problématique s’avère en effet plus complexe à gérer). En juin 2016, l’association Renaissance Numérique et Médiamétrie ont d’ailleurs mené une rassurante étude sur la perception des Français à l’égard des propos haineux qu’ils peuvent trouver sur le Web. Les scores sont plutôt réjouissants. Face à des contenus de genre, 75% des Français réagissent (5). 44% des sondés choisissent de bloquer l’émetteur du propos haineux sur Internet tandis que 31% le signalent au site concerné afin que celui-ci le bloque. En effet, pour 61% du panel, la suppression des contenus par les plateformes est la solution la plus efficace pour atténuer sur le long terme ce phénomène de propagation de la haine sur Internet.

La signalisation aux plateformes comme Facebook, Twitter, LinkedIn, etc semble effectivement tomber sous le sens. Or, l’histoire récente montre que l’intervention des dits acteurs procède surtout du tirage d’oreille avant que ceux-ci ne daignent enclencher des mesures concrètes pour éradiquer les discours haineux. Ceci d’autant plus que la modération actionnée par l’éditeur d’une plateforme peut fonctionner. En 2015, plusieurs universitaires américains ont réalisé une étude sur le forum très populaire Reddit. Lequel était notoirement connu pour abriter des communautés racistes et de l’alt-right américaine sans que le site ne cherche à s’en émouvoir avant de changer de politique et d’expulser ces cercles si décriés. Malgré un torrent de critiques hurlant à l’atteinte de la liberté d’expression, l’étude a maintenu ces observations pour mesurer la portée exacte avant/après d’une telle décision. Résultat (6) : une baisse des propos haineux d’environ 80% due en partie à l’éviction des plus extrêmes et à l’assouplissement du verbe chez d’autres là où auparavant la parole était pleinement débridée.

Mais que font alors les GAFA ?

Dans la prolifération des discours haineux, les GAFA sont de toute évidence les premiers à être pointés du doigt. Malgré quelques effets d’annonces subtilement calibrés pour tenter d’estomper la grogne, il faut bien avouer que ceux-ci ne sont pas extrêmement proactifs dans le traitement du problème. Certes, Mark Zuckerberg a esquissé un gros mea culpa en janvier 2018 en admettant sur sa page personnelle que (7) : « Le monde se sent inquiet et divisé et Facebook a beaucoup de travail à faire, que ce soit pour nous protéger des abus et de la haine, nous défendre contre les ingérences de certains pays ou nous assurer que le temps passé sur Facebook est du temps bien dépensé (…) Mon défi personnel pour 2018 est de me concentrer sur la résolution de ces questions importantes. Nous n’empêcherons pas toutes les erreurs et tous les détournements [de Facebook] mais nous faisons à l’heure actuelle trop d’erreurs pour ce qui est de faire respecter nos règles d’utilisation et d’empêcher les mauvais usages de nos outils ». Dont acte !

Il n’empêche que les législateurs ne se contentent plus des vœux pieux (souvent à répétition) des GAFA. C’est l’Allemagne qui a dégainé la première en mettant en application depuis janvier 2018, une loi sanctionnant (avec de fortes amendes) les contenus illégaux s’ils n’étaient pas retirés par les éditeurs de plateformes d’ici 24 heures ! De surcroît, les utilisateurs remarquant un contenu suspect, peuvent se plaindre auprès du ministère de la justice à l’aide d’un formulaire conçu spécialement. Facebook, Twitter, Google, YouTube, Snapchat et Instagram sont entre autres concernées. Avec à la clé, l’obligation de produire un rapport annuel sur le nombre de publications supprimées et la raison de ces suppressions. Le Royaume-Uni s’impatiente également et envisage à son tour de dupliquer une législation similaire sans parler de l’Union européenne qui réfléchit de son côté à la possibilité d’introduire une loi plus restrictive.

Requiem pour un troll ?

Cette prise de conscience (bien que tardive) a au moins le mérite de poser les vrais enjeux. Même s’ils le reconnaissent encore du bout des lèvres, les GAFA et consorts ont reconnu devant des parlementaires européens que selon les situations et les pays, les discours de haine avaient tendance à augmenter et se propager. En attendant que ceux-ci proposent de réelles solutions techniques et humaines qui aillent au-delà du coup marketing, il existe d’autres solutions sur le marché qui peuvent concourir à la lutte contre la haine sur les médias sociaux. Côté outils, on peut par exemple recourir à la plateforme Seriously créée par Renaissance Numérique ou encore la récente application baptisée Bodyguard qui protège ses utilisateurs des commentaires haineux sur YouTube et Twitter. Enfin, il y a la plateforme officielle de signalement de l’Etat, Pharos qui permet de signaler les contenus et comportements illicites de l’internet.

Bien que la lutte contre les discours haineux relève malheureusement souvent de la toile de Pénélope, il est crucial que chacun à son niveau s’empare du sujet. Aucune loi, ni outil si puissant soit-il ne pourra se substituer à la vigilance humaine. On peut certes espérer des progrès gigantesques du côté de l’intelligence artificielle pour disposer à brève échéance de technologies encore plus fines. Mais les trolls et les haters continueront de sévir de toute évidence. A nous simplement de leur rendre l’existence plus compliqué, de « leur pourrir la vie » comme ils aiment tant à le bramer.

Sources

– (1) – Corinne Heller – « Lindsey Vonn Fires Back at Twitter Trolls After Not Winning Medal in First 2018 Olympics Race » – Eonline News – 18 février 2018
– (2) – Jordan Gaines Lewis – « Internet trolls are also real-life trolls» – The Guardian – 25 février 2014
– (3) – Ibid.
– (4) – Aladine Zaïane  et Fatma Ben Hamad– « Pourquoi les trolls de Twitter trollent » – Street Press – 21 septembre 2017
– (5) – Etude Renaissance Numérique/Médiamétrie – « Les utilisateurs Internet face au propos haineux sur le web » – Juin 2016 –
– (6) – Antoine Boudet – « La modération de Reddit fonctionne : les discours haineux ont légèrement diminué en 2 ans » – Numérama – 12 septembre 2017
– (7) – « Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, promet de « réparer » le réseau social et de lutter contre les « fake news » » – FranceInfoTV.fr – 5 janvier 2018