Intelligence artificielle & Communication : Quelles perspectives peut-on vraiment tracer à ce jour ?

La thématique de l’intelligence artificielle (IA ou AI pour les anglophones) est tellement sur toutes les lèvres des décideurs que le célèbre mathématicien et député LREM, Cédric Villani s’est vu confier la réalisation d’un rapport stratégique sur le sujet qui sera rendu le 29 mars prochain au Premier Ministre. Objectif : Comment la France peut-elle avantageusement se positionner sur ce qui s’apparente déjà à une vaste révolution allant bien au-delà de la technologie elle-même. Tous les secteurs d’activités sont à des degrés et des cadences divers potentiellement (ou déjà !) impliqués. La communication et le marketing n’échappent pas à cette déferlante où les algorithmes sophistiqués et auto-apprenants promettent de bouger fondamentalement les lignes. Pour autant et à la lumière des premières avancées, faut-il redouter les pires scénarios que d’aucuns (et non des moindres comme Elon Musk, Bill Gates et Stephen Hawking) prophétisent ? Essayons de démêler un peu le plausible du fantasmatique en ce qui concerne les communicants et les marketeurs et l’IA !

Le 15 juin 2016, The Drum, le magazine américain spécialiste du marketing et du digital, et le géant informatique IBM ont mis à contribution Watson, la plateforme d’intelligence artificielle de ce dernier. Sa mission ? Concevoir une grosse partie des contenus rédactionnels alimentant les 1000 exemplaires d’une édition spéciale de la revue ! Entrainé et paramétré comme un athlète de haut niveau, Watson s’est alors partiellement substitué à l’équipe de journalistes pour rédiger des reportages de fond comme l’analyse de l’évolution du discours de la Reine Elizabeth II au fil des décennies ou encore la vision de l’IA selon David Kenny, directeur général d’IBM Watson. 

Le contenu au cœur de l’intelligence artificielle

Rédacteur en chef du magazine participant à cette expérience, Gordon Young a commenté celle-ci (1) : « The Drum a eu l’opportunité de jouer avec le système IBM Watson pour créer ce numéro et beaucoup de ses contenus à base d’intelligence artificielle. Vous pouvez juger par vous-même si cela semble mieux que notre intelligence normale. Mais soyez assuré que notre équipe n’a pas chômé contrairement à ce que notre couverture peut laisser supposer ! ». David Kenny, le dirigeant d’IBM Watson s’est montré quant à lui nettement plus excité par la brèche ouverte (2) : « Aujourd’hui, l’IA consiste plus à interroger des machines par des gens. Mon rêve est que Watson nous pose un jour des questions et de donner aux ordinateurs des capacités de raisonnement abductif plutôt que déductif. Ce type de raisonnement suscitera la conversation et le dialogue avec les humains. En retour, cela mènera vers une pensée plus créative. Nous sommes sur le chemin mais il reste encore beaucoup de travail devant nous ». Au regard de cette expérience indubitablement source d’innovations éditoriales à venir, verra-t-on les créateurs de contenus disparaître peu à peu pour laisser place à des ordinateurs auto-apprenants et bien plus puissants et vifs que les neurones d’un cerveau humain ?

Une chose est en tout cas déjà acquise. L’IA va redistribuer les cartes. Au sein de l’agence Associated Press, c’est déjà le cas. Tous les trimestres, 3500 rapports financiers de sociétés américaines sont publiés par des machines. De même que 10 000 articles annuels sur les résultats des matches de baseball des ligues mineures (3). Pour l’instant, il s’agit de produire des contenus qui sont globalement répétitifs, sans valeur ajoutée forte et structurés à peu près de façon récurrente. Mais à terme, certains experts ne s’interdisent pas d’imaginer qu’il sera possible de produire des contenus à la demande et personnalisés en fonction du profil du consommateur grâce à une intelligence artificielle encore plus évoluée.

La personnalisation poussée plus loin, plus haut

Cette customisation des contenus qui sont distribués aux internautes est là aussi déjà une réalité. Par exemple, les algorithmes de Facebook, de Google et consorts connaissent nos préférences éditoriales et thématiques à mesure que nous naviguons et cliquons sur leurs plateformes. Néanmoins, il s’agit avant tout d’une déduction statistique qui parfois peut tomber à côté de la plaque. J’en ai personnellement fait l’expérience l’an passé. Je devais en effet réaliser une analyse concurrentielle des contenus édités par plusieurs marques d’alimentation pour chiens et chats sur Facebook. Forcément, je suis allé plusieurs fois visiter les pages relatives à ces marques mais sans autre intérêt que de réaliser mon comparatif. Je n’ai pas d’animal familier. En revanche, Facebook a continué pendant une longue période à me bombarder de contenus sur les animaux de compagnie !

Il n’en demeure pas moins que l’intelligence artificielle recèle un indéniable potentiel auprès des consommateurs de médias. En 2017, Benoît Raphaël, ancien journaliste devenu expert en innovation digitale et média, blogueur et entrepreneur, a lancé un fascinant projet éditorial. Baptisés Flint et Jeff, deux robots journalistes nourris à l’IA (photo ci-dessus) proposent une newsletter quotidienne avec des articles sélectionnés par leurs soins. Mais l’expérience ne s’arrête pas là. Les destinataires peuvent ensuite cliquer sur un « J’aime » ou « J’aime pas » que le robot analysera pour affiner les prochains contenus expédiés avec le concours de ses lecteurs humains. Depuis, la pouponnière a accueilli de nouveaux pensionnaires virtuels. Et le 14 février dernier, celle-ci a invité des béta-testeurs pour qu’ils adoptent un robot et le spécialisent sur un sujet de prédilection pour dénicher des articles de qualité. La plateforme d’entraînement devrait sous peu ouvrir plus largement ses portes avec une ambition décrite par Benoît Raphaël (4) : « Pour beaucoup, le premier sentiment qui a émergé lors de cette session : un sentiment de responsabilité. Une façon de redevenir actif et de reprendre le contrôle de sa consommation d’information ! ». Autrement dit, se servir de l’intelligence artificielle pour ne plus être autant enfermés en termes d’information par des algorithmes plus basiques. Un sacré renversement de paradigme qu’on peut continuer de suivre sur le blog du créateur de Flint et Jeff.

Et où l’on reparle de la data avec l’AI

Corollaire intrinsèque de l’AI, la data redevient cet eldorado que beaucoup promettaient déjà avec le fameux Big Data et les premières solutions technologiques de veille, de détection de tendances et d’analyses conversationnelles. Président de Mindigo, une start-up de marketing prédictif dans la Silicon Valley, John Bara fait partie de ces enthousiastes pour le combo IA/data (5) : « Le Big Data et l’IA vont radicalement changer l’industrie des RP de façon positive. Ils vont aider à avoir une vision encore plus fine des attributs clés du lectorat ». Avec cette fois, une approche différente que décrit un autre expert, Hod Lipson, professeur d’ingénierie mécanique à la Columbia University (6) : « La data est le pétrole et l’algorithme le moteur. Nous avions l’habitude de programmer les ordinateurs. Maintenant, les machines apprennent elles-mêmes. Nous devons juste les nourrir en données ». Il est en effet fort probablement que la granularité des analyses sera plus précise et rapide avec le concours de l’IA. Cependant, attention une fois encore à ne pas sombrer dans la béatitude technologiste où la machine fera tout merveilleusement mieux et plus prestement que l’humain. Recueillir des données est une chose. Encore faut-il savoir ce que l’on cherche et vise exactement. Or, c’est souvent à ce stade que résident les bugs, les quiproquos et les déceptions !

D’ailleurs, le sentiment est encore timoré chez les professionnels de la communication et du marketing. Une étude conjointement publiée par The Drum et Sysomos, un éditeur d’outils de veille stratégique des médias sociaux, en septembre 2017 fournit quelques indices intéressants. Parmi les 200 professionnels communicants interrogés, 46% seulement ont une bonne compréhension des capacités de l’IA et 37% conduisent même des pilotes dans le domaine pour mieux se figurer le potentiel exact. A chacun donc d’éviter de creuser des fossés d’incompréhension entre ses pratiques professionnelles et les perspectives offertes par l’IA. Ce risque est loin d’être une vue de l’esprit. Lorsque les médias sociaux ont réellement décollé en termes d’usages, nombreux étaient les communicants à encore voir ceux-ci comme un simple copier-coller version digitale des autres outils qu’ils avaient coutume d’utiliser. Et aujourd’hui, la confusion persiste encore avec certains qui s’entêtent à oublier que l’ère du top-down avec ses cibles est révolue.

L’IA peut-elle être dévoyée ?

Comme toute nouvelle technologie qui se déploie, les déviances ne sont pas impossibles. Toutefois, il ne s’agit pas non plus de céder à un catastrophisme certes très médiatique et science-fictionnesque autour de l’intelligence artificielle. D’abord parce qu’il est trop tôt pour mesurer exactement les impacts potentiellement négatifs (notamment la destruction de certains emplois mais aussi la création d’autres), l’IA disposant actuellement d’assez peu de recul et de courbe d’expérience signfiante. Ensuite, parce qu’une technologie demeure un outil que manipule l’humain comme le souligne fort bien Cédric Villani dans une interview donnée à L’Obs (8) : « Aucune technologie n’est en soi, synonyme de progrès. Elle porte en elle les germes du progrès ou de la régression selon la façon dont on l’utilise. D’où l’importance de son encadrement par des organismes et une institution ad hoc, notamment un comité éthique ».

En matière de communication et de marketing, il est encore difficile de prédire exactement les potentielles dérives de l’intelligence artificielle même si le renforcement de la protection des données personnelles s’avère être encore plus une question centrale mais comme elle l’est déjà depuis que les GAFA amassent des milliards de données depuis qu’ils sont nés. En revanche, un problème crucial pointe le bout de son nez : les « fake news » à base d’intelligence artificielle. En 2017, des chercheurs de l’université de Washington ont effectué une troublante expérimentation. Ils sont parvenus à faire prononcer à Barack Obama un discours qu’il n’a jamais dit grâce à un outil d’IA. Pour cela, ils ont utilisé des morceaux d’interviews qui ont été rassemblés et superposés sur une bouche créée en image de synthèse. Ces scientifiques ont également fait appel à l’intelligence artificielle pour les aider à associer des sons à des mouvements de bouche (9).

Fake news et IA, le nouveau couple maudit ?

Le souci est que l’expérimentation n’est pas longtemps restée cantonnée dans un laboratoire de recherches. Le programme baptisé FakeApp a ainsi été depuis janvier 2018 téléchargé plus de 120 000 fois sur la plateforme Reddit (10). Grâce à l’intelligence artificielle qu’il contient, ce dernier permet de réaliser de fausses vidéos en tout genre qui ont l’air d’authentiques films à l’instar de l’expérience Barack Obama. Le site de vidéos X Porn Hub mais aussi YouTube, Twitter et d’autres ont alors vu fleurir quantité de vidéos trafiquées mettant par exemple en scène des vraies stars hollywoodiennes dans de confondants montages pornographiques et ont dû intervenir séance tenante. La plateforme Reddit a elle-même fermé des groupes de discussion où s’échangeaient les tuyaux pour fabriquer de tels trucages.

Il ne faut donc pas être grand clerc pour deviner que les « fake vidéos » vont continuer malheureusement d’essaimer sur le Web. Avec un impact probablement plus ravageur encore que les « fake news » que Donald Trump (entre autres) a popularisées depuis 2016. En effet, la vidéo a le don d’encore plus facilement duper celui ou celle qui la voit surtout si les manipulations sont quasi indétectables à l’œil nu du fait du recours à l’IA. Néanmoins, si la vigilance est de toute évidence recommandée (comme pour les fake news), l’IA pourra très sûrement fournir des solutions permettant justement de repérer les vidéos trafiquées. Il n’en demeure pas moins que cela constituera un enjeu réputationnel d’envergure supplémentaire. Imaginez les usages qui pourraient en être faits par des activistes cherchant à nuire à la réputation d’une marque ou d’une entreprise. Conjuguée à la viralité du Web, une telle vidéo peut engendrer des conséquences majeures et des crises compliquées à enrayer. Sauf que dans tout poison, se trouve aussi généralement le sérum. Et l’on peut compter sur l’intelligence artificielle pour aider à contrecarrer ce genre de déviances.

Sources

– (1) – Staff writer – « IBM Watson & The Drum team up for first magazine edited with AI » – The Drum – 15 juin 2016
– (2) – Ibid.
– (3) – Abbi Whitaker – « How Advancements In Artificial Intelligence Will Impact Public Relations » – Forbes – 20 mars 2017 https://www.forbes.com/sites/theyec/2017/03/20/how-advancements-in-artificial-intelligence-will-impact-public-relations/#106667f141de
– (4) – Benoît Raphaël – « Le soir où ils ont adopté leur premier robot » – Blog La Vie, Les Médias, Les Robots – 19 février 2018
– (5) – Abbi Whitaker – « How Advancements In Artificial Intelligence Will Impact Public Relations » – Forbes – 20 mars 2017
– (6) – Ibid.
– (7) – Ayesha Salim – « 61% of marketers believe AI will result in a loss of jobs » – The Drum – 26 septembre 2017
– (8) – Sophie Fay et Dominique Nora – « Cédric Villani : l’intelligence artificielle sera partout comme l’électricité » – L’Obs – 1er mars 2018
– (9) – Louise Hermant – « Comment l’intelligence artificielle manipule désormais la vidéo » – Les Inrockuptibles – 6 février 2018
– (10) – Kevin Roose – « Here Come the Fake Videos, Too » – New York Times – 4 mars 2018