Une entreprise peut-elle s’engager avec crédibilité dans l’activisme sociétal et environnemental ?

Les entreprises et leurs marques sont de plus en plus redevables de comptes envers l’opinion publique (mais aussi envers les collaborateurs) sur les questions sociétales et environnementales. En août 2019, plusieurs pactes et alliances concomitants à l’initiative de grandes entreprises ont vu le jour pour accentuer l’engagement de celles-ci dans la défense des droits humains, la meilleure répartition des richesses crées et la protection de l’environnement. Si les exigences demeurent plus que jamais pointues à l’égard des entreprises et avec de forts enjeux réputationnels à la clé, ces dernières se heurtent paradoxalement à un front de défiance accrue. Alors, est-il irréaliste d’inciter une entreprise à devenir activiste et de ne plus persister dans la communication cosmétique pour s’arroger une image vertueuse ? Analyse d’une problématique incontournable.

« Le capitalisme n’est pas suicidaire. On a cette responsabilité de pérenniser nos entreprises (…) On ne va pas scier la branche sur laquelle on est assis. Il y a une prise de conscience générationnelle du rôle des entreprises, et ces générations-là sont celles qui sont en train de diriger les entreprises ». Cette citation (1), qui sonne en creux comme une résipiscence, émane de la bouche même de François-Henri Pinault, PDG du groupe de luxe Kering. Ce constat lucide découle d’un mouvement sociétal déjà amorcé depuis au moins une bonne quinzaine d’année. Un mouvement qui veut que l’entreprise ne soit pas uniquement une profitable lessiveuse à billets pour ses actionnaires mais qu’elle assure aussi des impacts bénéfiques en s’impliquant concrètement dans des causes sociétales et environnementales. Le mot d’ordre est toujours à l’agenda des stratégies de communication mais il est désormais souvent empreint de défiance. Est-on en train de dévier dans un « activism-washing » ?

Des alliances, des coalitions, des unions …

Est-ce l’effet rebond de la fameuse lettre de Larry Fink, PDG de Black Rock, plus grosse société d’investissement financier sur la planète, où il exhortait en janvier 2019 les entreprises à exercer et élargir leurs responsabilités environnementales et sociétales ? Est-ce en France la loi Pacte votée en avril 2019 qui invite les entreprises à dynamiser leur « raison d’être » en dépassant le seul horizon du court-terme et des dividendes ? Toujours est-il que les grandes sociétés de ce monde n’en finissent pas ces derniers temps de tisser des alliances et monter des coalitions pour afficher leur engagement en faveur des droits humains et des défis climatiques. Il faut bien reconnaître que l’attente est forte à leur encontre. Ainsi, le dernier baromètre des territoires du cabinet Elabe souligne que 61% des Français interrogés accordent aux entreprises, le pouvoir de changer le monde dans lequel nous vivons. Un pourcentage qui devance largement les pouvoirs publics et les élus politiques. Toutefois, ce n’est pas non plus un blanc-seing qui est délivré. Seulement 34% des Français déclarent faire confiance aux entreprises quand il s’agit de passer à l’action.

C’est précisément ce hiatus au sein de l’opinion publique que les récentes annonces de diverses entreprises ont pour ambition de réduire. Lors de ces dernières semaines, quatre grandes initiatives hexagonales et mondiales ont ainsi vu le jour. La première est le fait de 55 entreprises tricolores. Dans la foulée de la Rencontre des entrepreneurs de France (-ex-université du MEDEF) fin août 2019, celles-ci se sont engagées à investir au total 73 milliards d’euros dans les énergies renouvelables, les technologies à basse émission carbone et les pratiques agricoles durables pour la période allant de 2020 à 2023.

Un peu plus tôt sous l’égide du PDG de Danone, Emmanuel Faber, 34 multinationales qui emploient plus de trois millions de personnes et réalisent un chiffre d’affaires de plus 1.000 milliards de dollars ont signé une déclaration intitulée « Business for Inclusive Growth » (B4IG) qui porte sur des enjeux sociaux. Avec une ligne de conduite à tenir : « prendre des mesures concrètes pour veiller à ce que les fruits de la croissance économique soient plus largement partagés ». La lecture de ces engagements par Emmanuel Faber est édifiante (2) : « On assiste à une prise de conscience graduelle de la part des leaders politiques, économiques, financiers, à la faveur de manifestations appuyées et universelles de toute une génération qui va jusqu’à remettre en cause les fondements même de l’économie de marché. Face à cela, chacun est convoqué à apporter une réponse prenant en compte le social et l’environnemental, très liés, bien que présentés parfois de manière antagoniste. D’autres formes d’économie de marché sont possibles, avec des réglages différents de ceux du capitalisme financier ».

Cet engagement corporate est loin d’être l’apanage de la France. Au niveau sectoriel par exemple, 32 grands groupes du textile et de la mode ont porté fin août dernier, leur « Fashion Pact » sur les fonts baptismaux de l’engagement environnemental. Avec 3 chantiers prioritaires pour sauvegarder la planète (et estomper leur image de pollueurs) : le climat, la biodiversité et les océans. Aux Etats-Unis, l’association patronale « Business Roundtable » a également pris le taureau par les cornes. 181 dirigeants des plus grandes entreprises américaines (dont Apple, Amazon ou encore Goldman Sachs) ont paraphé une déclaration sur la raison d’être (« Purpose ») de leurs sociétés respectives où ils affirment vouloir s’impliquer pour une économie plus responsable tant au niveau sociétal qu’environnemental.

Avis de défiance en formation

Cette concomitance ne doit sans doute rien au hasard. Entre le rejet progressif de la mondialisation économique du monde, les urgences climatiques qui prennent de l’ampleur et les mouvements populistes qui prônent le repli sur soi comme seule issue viable, les entreprises entrent dans l’œil d’un cyclone réputationnel qui pourrait fortement les malmener et à terme dégrader leur attractivité et leur crédibilité à plusieurs niveaux. Côté consommateurs, la défiance est solidement incrustée. En dépit des trésors d’imagination déployés par les marques pour s’afficher comme vertueuses et solidaires, la ficelle prend de moins en moins comme en témoigne la toute récente étude « In Brands We Trust ? » d’Edelman Intelligence. Le cabinet d’études a passé au crible les conversations de 24 000 personnes dans 8 pays. Il en ressort une nette oscillation entre circonspection et méfiance de la part des consommateurs envers les marques. En France, 60 % des personnes estiment que les marques utilisent les causes sociétales comme outil marketing pour vendre plus (3). Elles jugent également à 58% que même si elles se laissent convaincre au premier achat grâce à une position sociétale de la marque, elles se détourneront prestement si les actes ne sont pas au rendez-vous.

Il est également un autre risque qui commence à gagner en consistance et en influence : le versant réputationnel alimenté par les collaborateurs. Eux aussi sont animés par des questions et des attentes qui ne se bornent plus uniquement aux jolies professions de foi incantatoires de leur entreprise. Le regard critique et exigeant est particulièrement plus aiguisé parmi les jeunes générations. Plus que leurs aînés encore, les 15-30 ans sont attentifs à l’impact sociétal et environnemental qu’une entreprise exerce en positif ou en négatif. Ils privilégieront volontiers une société qui peut revendiquer des résultats concrets à son échelle plutôt qu’une autre qui lance des programmes RSE pour ses salariés sans rien vraiment changer par ailleurs à ses pratiques polluantes et/ou peu éthiques socialement. L’acceptabilité de l’entreprise ne coule plus de source. Sans des salariés réellement convaincus du sens de l’action de leur employeur et sans des consommateurs réellement convaincus du sens de l’achat de son produit, l’entreprise ne peut effectivement plus se contenter d’afficher de bonnes intentions et de faire çà et là quelques opérations de bonne conscience. Plus personne n’est dupe des discours à double tiroir où à la fin, c’est encore la pression de l’actionnaire qui gagne.

Une posture corporate crédible ?

Pour autant, peut-on s’introniser en si peu de temps champion de l’engagement sociétal lorsqu’on a longtemps été un acteur plus ou moins laxiste (ou simplement absent) sur les questions sociétales et environnementales ? L’équation est loin d’être simple à résoudre d’autant plus qu’elle intervient dans un contexte de suspicion accrue à l’égard des entreprises, notamment les plus grosses. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’Apple a par exemple révisé depuis un an sa posture corporate sur la protection des données personnelles de ses utilisateurs. Alors que les polémiques s’amoncellent sur ses concurrents directs que sont Google, Facebook et Amazon, le quatrième larron des GAFA tient un discours à rebours des trois autres en se prononçant publiquement et de manière récurrente pour une réglementation plus stricte concernant l’exploitation des données. Début 2019, Apple a même osé une campagne avec la signature suivante : « Ce qui se passe sur votre iPhone reste sur votre iPhone » ! Il n’en demeure pas moins que la bataille de l’opinion est loin d’être gagnée. Si la marque à la pomme semble en effet avoir accompli quelques menus progrès sur le sujet, elle continue à faire l’objet de critiques sévères sur sa collecte et sa gestion des données en Chine où tout est (et doit l’être légalement) accessible au gouvernement chinois.

Cet exemple d’Apple sur les données personnelles illustre clairement la difficulté extrême de réconcilier impératifs des affaires et nécessité d’un comportement corporate plus responsable. Cette difficulté, l’économiste américain, Joseph Stiglitz, s’en sert d’ailleurs pour porter le fer dans la plaie. Réagissant à la déclaration sur la raison d’être de l’entreprise des 181 patrons américains, le prix Nobel d’Economie en 2001 se montre volontiers dubitatif quant à l’intention véritable (4) : « La nouvelle posture des PDG les plus puissants des Etats-Unis, est naturellement bienvenue. Mais nous allons devoir attendre pour voir s’il s’agit d’une autre astuce publicitaire ou s’ils font vraiment ce qu’ils disent ». Dans son analyse charpentée publié dans The Guardian, Joseph Stiglitz demande clairement à voir. Il rappelle assez ironiquement que le premier niveau de raison d’être de ces entreprises est d’honorer le paiement de leurs impôts. Il cite notamment Apple qui continue de s’appuyer sur le paradis fiscal de l’île de Jersey pour défiscaliser et s’affranchir des taxes des pays où l’entreprise opère.

Quelle marge de manœuvre ?

Existe-t-il alors une marge de manœuvre pour que l’entreprise puisse évoluer et devenir cet acteur sociétal engagé qu’elle appelle de ses vœux à travers les différentes coalitions récemment annoncées ? Entre une opinion publique plus franchement encline à se laisser encore duper par des stratégies de communication savamment huilées et le grand écart induit par les exigences de performance financière, l’entreprise a du pain sur la planche même si elle ne peut évidemment plus s’absoudre d’une quelconque responsabilité dans les questions environnementales et sociétales. Bien que la voie soit indubitablement étroite, l’impasse n’est pas pour autant au bout de la rue. Ce qui doit prévaloir dans l’engagement de l’entreprise est le discours de la preuve. Autrement dit, la communication « activiste » ne doit plus se résumer à des intentions ou des gesticulations mais à des actions durables, mesurables et ajustables. En l’absence de celles-ci, on retombe dans les travers de la communication cosmétique.

Cela suppose être en mesure de faire preuve de transparence dans la démarche mais aussi d’humilité. Les actions engagées doivent être à la hauteur de ce que peut réellement accomplir l’entreprise. Dans la mesure du possible, il est conseillé d’éviter de s’adonner à une communication volontariste certes marquante mais probablement pas suffisamment parlante, voire tout simplement crédible. L’exemple en la matière est l’annonce faite par Coca-Cola en 2018 avec son plan global « pour un monde sans déchets » en 2030. Certes, la marque d’Atlanta consomme 3 millions de tonnes de plastique (selon la Fondation Ellen Macarthur) soit 20 % de la production annuelle mondiale. Pourtant, qui peut décemment croire que Coca-Cola est en mesure de faire disparaître les encombrantes bouteilles plastiques du globe ? Un tel objectif requiert l’action concertée de nombreuses parties prenantes. Un seul acteur, si volumineux soit-il, ne peut avoir la prétention d’être la solution. Or, à cultiver ce genre de flonflons primesautiers, on induit l’idée d’un énième barnum marketing. Pas le meilleur levier pour convaincre que la marque opère activement.

Quelques pistes concrètes

Pour gagner en légitimité et crédibilité, les entreprises ne sont toutefois pas totalement démunies. En fonction de leur culture d’entreprise et de leur maturité en « activisme sociétal et environnemental », elles peuvent enclencher des actions qui traduisent concrètement leur volonté de s’inscrire dans une vraie démarche de raison d’être. Un exemple inspirant et parlant est la marque canadienne Patagonia. Elle a certes l’avantage d’être depuis sa naissance une marque totalement engagée et qui s’assume comme telle. Ce qui de fait rend la perception de ses actions comme plus crédible que d’autres qui débarquent avec un historique proche de zéro. Néanmoins, Patagonia a toujours privilégié des initiatives à sa mesure et très pragmatiques. En 1972, elle a ainsi remplacé dans son catalogue les pitons qui abîment la roche dans les sites naturels par des coinceurs en aluminium. L’idée ? Apporter un bénéfice directement palpable et efficace. C’est exactement l’esprit que l’on retrouve dans son action lancée en février 2018. Celle-ci consiste en une plateforme digitale baptisée « Patagonia Action Works ». En fonction de sa localisation géographique et de ses motivations écologiques, chacun peut alors identifier des associations et des événements correspondants opérant à proximité. 500 000 personnes s’y sont déjà rendus (5).

Au-delà des actions spécifiques que l’entreprise engage à son niveau, cette dernière peut également recourir à des programmes rigoureux de certification en vue de devenir une « benefit corporation ». Un statut juridique d’entreprise qui existe aujourd’hui dans 35 des 52 Etats aux USA et qui permet de tenir compte de la société et de l’environnement, en plus du profit, dans la structure de gouvernance et de gestion de l’entreprise. De ce statut original, est née en 2006 l’ONG B Lab qui met au point un certificat attestant (à travers des audits) que les valeurs sociales et environnementales sont intrinsèques à l’activité économique de l’entreprise. A ce jour, plus de 3000 sociétés de tous secteurs et toutes tailles sont estampillées « B Corp », le nom du label décerné. En France, des sociétés comme Nature & Découverte, Camif ou encore plusieurs filiales de Danone ont décroché le précieux sésame. Au-delà de la rigueur requise par la méthodologie B-Corp, l’obtention de la certification permet aussi d’objectiver les actions engagées par l’entreprise via un organisme tiers de confiance.

Et si on impliquait d’abord les salariés ?

Sous la pression sociétale, les entreprises ont donc majoritairement enclenché au moins des réflexions, sinon des actions pour élargir leur spectre aux questions RSE. En revanche, et c’est assez surprenant, nombre d’entre elles ont une propension à zapper leurs salariés en ne les impliquant pas ou alors juste à la fin quand il s’agit de donner de l’écho à une opération activiste menée par l’entreprise. C’est une des révélations majeures de la 4ème édition du baromètre « Les Salariés et l’entreprise responsable » soutenu par Des Enjeux et des Hommes et ekodev (et réalisée par Occurrence). Plus de 1 000 salariés d’entreprises françaises privées de plus de 250 collaborateurs, ont été sondé en janvier 2020 sur leur perception à propos de leur entreprise et son investissement dans l’activisme RSE.

Premier coup de froid (6) : seuls 15% des salariés pensent que la RSE a transformé leur entreprise en profondeur, que ce soit dans ses choix stratégiques, ses acquisitions ou son organisation. L’autre point souligne pourtant une réelle appétence des collaborateurs pour contribuer et appuyer de telles démarches d’entreprise. 70% se disent prêts à s’investir davantage d’autant que cela constitue à leurs yeux un surcroît de sens et une opportunité de formation. Malheureusement, 71% des salariés se disent mal informés sur la démarche « maison ». Le sujet passe principalement par des plans de communication (39%) et des démarches descendantes (19%) tandis que 67% des salariés voudraient être force de proposition.

Or, la confiance est précisément le nœud gordien des entreprises dès qu’il s’agit d’engagement sociétal et environnemental. Cette confiance peut être précisément largement accrue si elle englobe la participation active de salariés motivés et pas seulement la demande de contribution ponctuelle à repeindre les murs d’un hôpital ou consacrer une journée l’an à nettoyer une plage. L’étude « In Brands We Trust ? » d’Edelman Intelligence le rappelle fort opportunément. 64% des Français affichent des préoccupations grandissantes sur l’impact sociétal des marques tandis que 36 % des Français font confiance aux marques quand il s’agit de sujets sociaux. Entreprises, on se retrousse les manches et on implique les collaborateurs ?

Sources

– (1) – Cécilia Di Quinzio – « Vers une prise de conscience sociale et environnementale des dirigeants ? » – Stratégies – 2 septembre 2019
– (2) – Fanny Guinochet – « Emmanuel Faber (Danone): «D’autres formes d’économie de marché sont possibles » – L’Opinion – 29 août 2019
– (3) – « Marques : l’heure n’est plus aux beaux discours… » – Comarketing News – 17 octobre 2019
– (4) – Joseph Stiglitz – « Can we trust CEOs’ shock conversion to corporate benevolence? » – The Guardian – 17 octobre 2019
– (5) – Mélanie Roosen – « Patagonia lance un site de rencontres activiste » – L’ADN – 1er octobre 2019
– (6) – 4ème baromètre des salariés et l’entreprise responsable – Janvier 2020