Bad Buzz & Slip Français : Est-ce l’avènement du tribunal permanent des réseaux sociaux ?

La marque de sous-vêtements Le Slip Français s’est retrouvée malgré elle au cœur d’une crise digitale virulente provoquée par deux de ses salariés. En cause : des vidéos clairement racistes où ces derniers font des « black face » douteux et diffusées sur Instagram et Twitter. Malgré de patents efforts de communication et des actions initiées, l’entreprise s’est quand même fait étriller par les internautes. Signe de temps à intégrer ou simple coup de sang passager ?

C’est sans nul doute le type de début d’année dont Guillaume Gibault, fondateur et président du Slip Français, se serait volontiers exonéré. Deux de ses collaborateurs ont en effet eu l’idée saugrenue de célébrer la Saint Sylvestre en se mettant en scène dans des vidéos à connotation nettement raciste puis de les diffuser le 2 janvier sur Instagram et sur Twitter. Les images ont été vite repérées par un autre compte Instagram qui rassemble 44 700 abonnés. Baptisé « Décolonisons nous », celui-ci vise à combattre tous les clichés qui portent atteinte à la dignité des personnes en raison de leur couleur de peau et de leurs origines ethniques. Le 3 janvier au matin, il publie de longs extraits vidéo où l’on voit notamment une jeune femme grimée en noir et simulant une démarche simiesque sur fond musical de « Saga Africa ». Même si cette dernière se défend d’être raciste mais juste « blagueuse » lors d’une autre séquence, force est de constater l’extrême inconvenance insultante des scènes.

C’est précisément sur ce motif que le compte « Décolonisons nous » met l’accent en écrivant notamment (1) : « Nous voici donc en 2020… les actes racistes ont encore de beaux jours devant eux. Ne nous détrompons pas. TOUT le monde connait le sens d’un blackface aujourd’hui. C’est suffisamment médiatisé pour que l’on sache qu’y avoir recours est plus que problématique. C’est raciste. Il s’agit ici d’atteinte à la dignité humaine contre des personnes en raison de leur couleur de peau. Ces personnes qui se permettent de danser grossièrement, le corps et le visage grimés, ou de mimer un singe pour répondre aux exigences du thème « Viva Africa » de la soirée, ont un comportement raciste condamnable et punissable par la loi ». A la différence près que le collectif ne se limite pas à la simple dénonciation des faits. Après avoir effectué un rapide travail d’identification des fêtards, il cite nommément et dans le même temps, leurs alias Instagram (tous inaccessibles depuis) et met directement en cause l’employeur de deux d’entre eux : Le Slip Français. Le post accusateur sera vu au total plus de 150 000 fois et fera l’objet de nombreux articles de presse.

Cause toujours, tu m’intéresses …

Mise en cause, l’entreprise est prompte à réagir dans la matinée du 3 janvier avec un premier communiqué sans ambages où elle condamne fermement les agissements en déclarant (2) : « Toute manifestation raciste ou à caractère discriminatoire n’est pas acceptable pour notre entreprise ».  Elle précise de surcroît que (3) « les salariés concernés ont été convoqués et sanctionnés par la direction du Slip Français ». Dans la foulée, le président du Slip Français ajoute qu’il a convoqué tous ses salariés pour leur rappeler les devoirs de citoyen en termes de discrimination et qu’il a par ailleurs pris contact avec Dominique Sopo, président de l’association SOS Racisme dans l’optique de dispenser ultérieurement un programme de sensibilisation en interne. Ebranlé par ce bad buzz virulent, Guillaume Gibault entend à tout prix désamorcer (4) :

« C’est une journée difficile, ces comportements sont totalement à l’encontre des valeurs que nous souhaitons promouvoir depuis des années »

Malgré la réactivité forte et la tonalité ferme démontrées par l’entreprise, la tempête ne se calme pas pour autant sur les réseaux sociaux. Durant tout vendredi, les commentaires sont culpabilisants et acerbes comme en atteste par exemple ce tweet (5) : « Votre communiqué est léger et pas audacieux face à la gravité des faits. Vous n’évoquez pas la communauté afro qui est la seule victime. Vous recentrez le préjudice sur votre entreprise ce qui est malhonnête et maladroit ». Pour une grande majorité d’internautes, l’entreprise a communiqué plus pour protéger son business que pour se désolidariser de ses employés indélicats. D’aucuns vont même encore plus loin dans les insinuations en exhumant un tweet promotionnel de la société datant du 2 septembre 2019. Pour la rentrée scolaire en septembre dernier, l’équipe du Slip Français avait posé pour une photo en sous-vêtements. Laquelle avait alors généré des commentaires ironiques sur le fait que les participants avaient tous la peau blanche. Ce à quoi la marque avait aussitôt répondu (6) : « Vous avez raison il n’y a pas beaucoup de diversité dans l’équipe. C’est un constat et on aimerait que cela change ! Nous recherchons de nouveaux slipistes chaque mois ». Tactiquement, on ne peut vraiment pas dire que la marque ait esquivé mis qu’au contraire, elle a immédiatement engagé le dialogue avec ses contradicteurs.

Une sanction immédiate sinon …

En dépit des efforts de communication proactive et ouverte, le Slip Français va pourtant continuer à essuyer des salves de critiques féroces. Est-ce sa dénomination commerciale qui comprend l’adjectif « français » qui laisse supposer que la marque serait en fin de compte « nationaliste » puisque ses salariés sont tous blancs ? Pour d’aucuns, il n’en faut pas plus comme amalgame pour appeler alors au boycott radical. Bien que Le Slip Français ait diffusé un deuxième communiqué en début de soirée du 3 janvier où la marque réaffirme sa condamnation des faits constatés, plusieurs internautes s’efforcent de mobiliser autour du hashtag #BoycottSlipFrancais. A leurs yeux, l’entreprise est tout simplement laxiste et cautionne les actes de ses salariés.

De nombreuses personnes exigent le licenciement immédiat des deux personnes concernées tandis que le collectif « Décolonisons nous » rappelle le 4 décembre que le rappel à l’ordre du duo aux plaisanteries douteux n’est pas suffisant. Et d’égrener un exhaustif chapelet des articles du Code du Travail et du Code Pénal qui peuvent justifier d’une mise à pied conservatoire, voire un licenciement comme ce fut le cas pour l’ex-couturier de Dior qui avait proféré publiquement des insultes antisémites en 2011 et été condamné en justice. Pourtant, dès le 3 janvier, Guillaume Gibault expliquait que les duettistes fautifs avaient précisément été mis à pied le jour même avant d’ajouter (7) :

« Dans un contexte où les choses vont très vite, on fait de notre mieux pour être très fermes. Ce genre de comportement n’a pas sa place dans notre équipe et dans notre démarche, ça n’est pas nos valeurs »

Le tribunal permanent de Twitter & Co

Cette crise d’épilepsie digitale est malheureusement emblématique de ce que sont devenus les réseaux sociaux. La nuance tout comme la temporisation avant d’en savoir plus et d’exiger le cas échéant, ne sont plus des pré-requis. La vox populi digitale réclame de suite et illico que les têtes roulent sur la Toile. Le 18 décembre dernier, la nomination de Laurent Pietraszewski en remplacement du démissionnaire controversé Jean-Paul Delevoye avait été en un clin d’œil accompagnée d’une polémique autour d’une somme de 72000 € reçue en provenance de l’ex-employeur du nouveau nominé. Bien que l’explication logique soit tombée trois heures plus tard, c’est une florilège de cris d’orfraie (dont ceux de figures politiques reconnues comme Clémentine Autain) qui y voyait une pseudo-magouille et requérait à nouveau une démission.

C’est exactement le même schéma qui a prévalu dans l’affaire du Slip Français. Avec d’abord un côté dénonciateur totalement assumé par le collectif Décolonisons nous. Au lieu d’uniquement admonester les personnes coupables, leur employeur a été amalgamé pour sans doute conférer bien plus de retentissement à l’affaire que si le sujet demeurait confiné aux seuls noms des deux individus. Un constat que la journaliste free-lance, Sandrine Chesnel, résume très bien (8) :

« Dérive super inquiétante si quand une vidéo scandaleuse ou choquante sort sur les RS le réflexe est d’aller chercher le nom des employeurs des auteurs pour les faire virer, au motif qu’ils ont nui à l’image de leur boite, grâce à un bad buzz qu’on a lancé. État d’esprit dinguo »

Subir mais quand même agir ?

De même, la nuance n’a plus de droit de cité sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, il faut d’emblée cogner à bras raccourcis, avec de préférence, une sentence binaire à la clé plutôt que tenir des propos modulés. Avocat en droit social au barreau de Paris, Thimoté Lefebvre a bien tenté de remettre un peu de raison et d’explication juridique dans l’effervescence digitale réclamant le licenciement sur le champ. Son remarquable thread sur Twitter (9) indique notamment que pour un employeur, appliquer des sanctions pareilles dans le cadre de propos discriminatoires, ne se fait pas à la vitesse du buzz mais requiert un certain nombre de critères légaux.

Ceci d’autant plus que contrairement à d’autres marques ou entreprises qui n’ont effectivement pas brillé par leur communication pusillanime ou cosmétique dans le cadre de crises, Slip Français a fait preuve de présence et de parole sans attendre. Faut-il par conséquent se résoudre à subir inexorablement un cortège de brailleries vindicatives où l’émotionnel l’emporte sur toute autre considération ? Sans vouloir être exagérément pessimiste, il est plus que probable que l’étape de l’indignation exacerbée et sourde soit devenue partie intégrante de toute communication de crise même si elle ne présage pas forcément d’une suite totalement délétère. Injuste, insupportable mais l’air du temps est ainsi. Les réseaux sociaux le rappellent régulièrement.

Sources



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