Communication d’influence : Avec le retrait de Lego, Greenpeace fait coup double contre Shell

En parvenant à contraindre Lego de rompre son historique partenariat commercial avec Shell, Greenpeace vient de démontrer une nouvelle fois la puissance d’une campagne virale militante face aux tactiques RP éculées. Analyse d’une passe d’armes digitale qui doit inciter tout particulièrement les communicants d’entreprise à réviser leurs gammes face aux mouvements de foule numériques ainsi que les partenariats d’image qu’ils signent. L’opinion publique n’est plus dupe.

Depuis 2012, l’association écologiste Greenpeace ferraille inlassablement contre le pétrolier Shell. Enjeu du bras-de-fer : les forages exploratoires que la compagnie pétrolière mène en Arctique au détriment de l’écosystème naturel de la région polaire. Entre guérillas digitales et happenings militants sur le terrain, les deux acteurs se rendent coup pour coup pour tenter de gagner la bataille de l’image auprès de l’opinion publique et des médias. En juillet 2014, Greenpeace a substantiellement modifié sa stratégie anti-Shell en s’attaquant frontalement au fabricant de jouets Lego qui vend depuis les années 60 des petites stations-service et camions citerne ornés du logo du pétrolier. Après trois mois de tergiversations et de pression redoublée, cette tactique de contournement s’est avérée payante. Lego a officiellement annoncé mettre un terme à son partenariat commercial avec Shell pour ne pas mettre en péril sa propre réputation auprès de leurs petits consommateurs et de leurs parents. 

Emotion + diabolisation = viralisation

Lego - figurine GreenpeaceEntre Shell et Greenpeace, c’est une lutte sans merci qui s’est engagée depuis deux ans. Face à la communication recroquevillée et minimaliste du géant pétrolier, l’ONG écologiste multiplie les offensives sans discontinuer. Après la campagne d’intox baptisée « Arctic Ready » en 2013 et l’irruption militante au Grand Prix de Formule 1 de Belgique en 2013 où Shell est sponsor principal, Greenpeace a récidivé cet été en s’attaquant désormais à une tierce entreprise en lien avec Shell mais pas n’importe laquelle. Il s’agissait en effet de Lego, la mythique petite brique ludique qui illumine depuis des décennies des après-midis entiers de gamins qui s’inventent des aventures en briques multicolores.

Le ciblage de Lego a été mûrement pesé par Greenpeace. Alors que le contrat unissant le fabricant de jouets danois et le pétrolier arrivait bientôt à échéance, l’ONG a choisi d’enfoncer un coin en embarquant Lego malgré lui dans la polémique sur les forages pétroliers. Pour compromettre le renouvellement des accords commerciaux entre les deux sociétés, l’association écologiste a alors réalisé une époustouflante vidéo virale où l’on voit des figurines Lego évoluer dans un univers onirique progressivement submergé par des nappes de pétrole émanant évidemment de la compagnie Shell. Avec une conclusion choc assénée à la fin du film : « Shell pollue l’imagination de nos enfants ». Du brut de décoffrage garanti puisque la vidéo recueillera au total plus de 6,5 millions de visionnage sur YouTube et une viralisation sans précédent sur les réseaux sociaux.

Au-delà de l’exécution léchée et touchante de la vidéo, Greenpeace a pleinement su surfer et capitaliser sur l’effet « Madeleine de Proust » pour déclencher les signatures en faveur de la pétition en ligne lancée au même moment pour enjoindre Lego à cesser ses relations avec Shell. Que l’on soit enfant ou adulte, Lego est une marque consubstantielle à l’enfance qui de fait, parle à quasiment chaque individu. Par ricochet, cela permet d’accentuer le contraste sinistre de Shell qui n’hésite pas à s’immiscer dans l’imaginaire des enfants et par extension dans celui des parents pour imposer sa marque alors que l’éthique de l’entreprise est contestable sur le plan environnemental.

Un partenariat longtemps juteux

Lego - partenariat Ferrari ShellLe partenariat entre Lego et Shell est loin de n’être qu’une affaire de petits stickers apposés sur les flancs d’un véhicule ou d’une station à essence en briques plastiques. Depuis des années, celui-ci génère de confortables revenus pour les deux acteurs. Sur la période 2012-2013, les experts estiment ainsi que l’équivalent publicitaire de ce partenariat atteint la somme de 116 millions de dollars pour le pétrolier (1). Côté Lego, les chiffres sont également au vert avec 16 millions de jeux logotypées Shell écoulés durant ces dernières années.

Autre intérêt supplémentaire non négligeable pour Shell : pouvoir ancrer sa marque dans l’univers familial grâce à la proximité induite par Lego. Et le pétrolier ne se prive guère d’exploiter à fond le filon pour séduire les bambins et leurs parents et les inciter à faire le plein dans leurs stations plutôt que chez les concurrents. En 2012, la compagnie anglo-néerlandaise a notamment monté une opération marketing astucieuse rassemblant Lego et l’emblématique marque de voiture de sport Ferrari pour promouvoir son carburant nouvelle génération Shell V Power. Dans un petit film didactique trouvé sur Internet par Greenpeace (que Shell a d’ailleurs tenté de faire effacer en vain), la marque explique sans ambages que grâce à son accord avec Lego, les ventes de son carburant vont pouvoir bénéficier de l’influence qu’exercent les enfants sur leurs parents.

Or, pour titiller précisément celle-ci, Shell a fait réaliser par Lego une collection exclusive de six voitures Ferrari uniquement disponibles si le conducteur fait le plein avec du Shell V Power. Déclinée dans plusieurs pays (dont la France) à travers un spot TV, des actions digitales et des dispositifs à 360°, la campagne a enregistré un franc succès dont Shell se targue allègrement dans sa vidéo. Il se réjouit ainsi de voir les ventes de son nouveau carburant augmenter de 7,5% tandis que le recrutement de cartes de fidélité consommateurs a bondi de 52% (2). A la lumière de ces résultats, on comprend encore plus pourquoi Greenpeace a décidé de mettre Lego dans sa ligne de mire.

De l’art de mettre Lego face à ses contradictions

Lego - De quel cote etes vousDans son objectif ultime d’impacter Shell par tous les moyens, Greenpeace n’a pas pour autant recouru à une guérilla brutale à l’égard de Lego. A peine les hostilités virales étaient-elles déclenchées que l’ONG publiait un communiqué témoignant d’une grande dextérité sémantique (3) : « Nous n’appelons pas à un boycott de LEGO. Car nous sommes nous-mêmes des fans de ces mini figurines et de leurs infinies possibilités de création. Nous aimons donc LEGO, mais nous haïssons la menace que représentent les forages pétroliers en Arctique. Oui, les LEGOS sont des figurines fabriquées à partir de plastique, donc de pétrole. Mais LEGO s’est déjà engagé à remplacer ce pétrole par une alternative durable à l’horizon 2030 ».

Habilement, Greenpeace met Lego face à ses propres contradictions mais sans prendre le risque pour autant de s’aliéner d’emblée le fabricant de jouets. D’une part, Lego se sait observé par les parents signataires de la pétition lancée par l’ONG. D’autre part, l’entreprise a conscience que son partenariat avec Shell n’est pas forcément cohérent avec sa propre politique sociétale et environnementale qui engage Lego à l’horizon 2030 à ne plus recourir au plastique d’origine pétrochimique pour fabriquer ses briques à construire.

Dans un premier temps, la marque danoise va pourtant essayer de s’extirper du bourbier réputationnel en jouant la carte de la victimisation (4) : « « La campagne menée par Greenpeace est axée sur la façon dont Shell travaille dans une région du monde en particulier. Nous sommes convaincus que ce problème doit être réglé entre Shell et Greenpeace. Nous sommes profondément attristés lorsque la marque LEGO est utilisée comme instrument dans un différend entre organisations. ». C’est oublier que Greenpeace sait maintenir la pression en doublant ses actions digitales d’opérations d’agit-prop sur le terrain.

Online et offline convergent

Lego - LEGOLUTIONConscient que Lego cherche à leur glisser entre les doigts en invoquant une instrumentalisation, Greenpeace va aussitôt embrayer sur le registre de la pression « amicale ». Un second communiqué de l’ONG déclare alors (5) : « Nous aussi, nous sommes tristes. Oui, nous sommes tristes de constater qu’une marque aussi populaire que LEGO soit instrumentalisée par Shell, avec l’aval de son PDG, pour aider la compagnie pétrolière à améliorer son image. ». Et de joindre la parole aux actes en multipliant les initiatives sur la Toile et dans le monde physique.

Sur les réseaux sociaux, le hashtag #LegoBlockShell bat son plein au fil des semaines. Détournements de logos, caricatures, envoi massif de courriels éplorés demandant l’abandon du partenariat avec Shell essaiment à vitesse éclair. Le tout mis en scène de manière très créative avec des petites figurines Lego brandissant des pancartes de récrimination ! La LEGOlution telle que la baptise Greenpeace se poursuit sur le terrain avec des manifestations dans des boutiques de la marque, les parcs à thème et même devant le siège social de Lego à Billund au Danemark où des activistes déposent plus de 500 000 briques blanches symbolisant le nombre de personnes exigeant que Lego se dissocie de Shell.

Devant cette insistance médiatique et virale sans relâche, Lego a fini par jeter l’éponge. Le 9 octobre dernier, le directeur général de Lego, Jørgen Vig Knudstorp s’est décidé à ne plus ignorer les requêtes pugnaces de Greenpeace et de ses supporters. Il prend donc la décision de mettre un terme définitif au contrat avec Shell au motif que « nous ne voulons pas faire partie de la campagne de Greenpeace » (6). Par ce choix, il permet également à sa marque de ne plus être exposée à des dégâts collatéraux au cas où Shell serait d’aventure responsable d’une catastrophe environnementale.

L’exigence sociétale envers les marques n’est pas une vue d’esprit

Lego - manif figurinesPour le groupe écologiste, le retrait de Lego est le signe indéniable d’une victoire mais également un coup significatif porté à Shell. Au-delà de la perte financière qui ne pèsera au final pas bien lourd dans le compte d’exploitation du pétrolier, c’est surtout la perte d’un précieux allié d’image qu’enregistre Shell. Désormais, ce dernier ne peut plus se prévaloir des attributs d’image de son partenaire Lego.

C’est enfin le signe envoyé par Greenpeace à Shell que l’ONG peut entraver le pétrolier partout où il opère. Dans les mois qui viennent, il ne serait d’ailleurs guère surprenant de voir à nouveau éclore des actions impliquant des événements sponsorisés par Shell (comme par exemple le Festival de jazz de la Nouvelle-Orléans) ou d’autres marques encore associées au pétrolier comme Ferrari. En 2012, Greenpeace avait d’ailleurs déjà réussi à geler le plan de développement de l’enseigne épicière anglaise Waitrose. Laquelle envisageait initialement d’implanter de nouvelles boutiques dans les stations-service du réseau Shell.

Au-delà de l’importance prise aujourd’hui par l’impact d’image générée par une foule mobilisée sur les réseaux sociaux, ce cas d’école montre aussi que les marques vont probablement devoir réfléchir à deux fois avant d’adosser leur image et leurs valeurs à celles véhiculées par de potentiels partenaires. Matt Rantell, directeur de la stratégie de l’agence Forever Beta qui travaille sur ce type de partenariats au Royaume-Uni, ne dit pas autre chose (7) : « Les partenariats peuvent devenir toxiques au fil du temps. Particulièrement lorsque l’ambition de marque d’un des partenaires s’aventure dans des zones qui ne collent pas avec la stratégie de l’autre. Il est impératif que les marques soient polarisées sur la même ligne sinon cela ne marche pas ». C’est sans nul doute ce qui a probablement nourri la réflexion pragmatique de Lego. En dépit de plus de 50 ans de ménage commercial, le fabricant de jouet ne pouvait plus se permettre de voir s’étioler sa réputation auprès des parents et des enfants pour uniquement préserver un partenariat historique. Partenariat de surcroît pas vraiment compatible avec les valeurs environnementales brandies par la firme de Billund !

Sources

– (1) – Sylvie Le Roy – « Lego se fait casser des briques » – L’ADN – 11 juillet 2014
– (2) – Vidéo « The details behind Shell’s deal with Lego » – Greenpeace UK – 10 juillet 2014
– (3) – Sylvie Le Roy – « Lego se fait casser des briques » – L’ADN – 11 juillet 2014
– (4) – Communiqué de presse officiel de Lego – 1er juillet 2014
– (5) – Sylvie Le Roy – « Lego se fait casser des briques » – L’ADN – 11 juillet 2014
– (6) – Eric Bergerolle – « Lego n’aidera plus Shell à gagner en respectabilité » – Challenges.fr – 9 octobre 2014
– (7) – Ian Griggs – « When does a brand partnership become a toxic relationship » – PR Week – 16 octobre 2014