Risque & Progrès : Quand la manipulation entre en jeu (10/12)

En mars 1979, l’industrie nucléaire connaît son premier épisode dramatique majeur sur l’île américaine de Three Mile Island en Pennsylvanie. Un réacteur de la centrale nucléaire est entré en fusion suite à une panne du système de refroidissement et menace à tout moment d’exploser. Après trois semaines de lutte intensive, le réacteur est muselé et accompagné en particulier par la mise au point de plans cohérents d’évacuation et d’information de la population. Le pire est évité mais la crainte du nucléaire est amorcée. Les manoeuvres manipulatoires aussi !

C’est certainement avec l’explosion de la centrale atomique de Tchernobyl en Ukraine le 26 avril 1986 que la suspicion va atteindre son paroxysme d’autant que l’opacité des autorités soviétiques sur le sujet est totale dans les premiers jours de l’accident.

Le nuage de Tchernobyl n’a actuellement toujours pas officiellement eu de conséquences sanitaires en France

L’explosion est suivie d’un nuage radioactif qui, porté par les vents, traverse quasiment toute l’Europe … sauf la France où le lendemain même, les autorités affirment avec une vigueur péremptoire que le nuage n’a pas franchi les frontières hexagonales et « qu’aucune élévation significative de la radioactivité n’a été constatée » alors même que d’autres pays d’Europe voisins imposent simultanément des mesures d’urgence, notamment concernant l’alimentation. Un bulletin météorologique sur une chaîne de télévision publique française va même jusqu’à défendre l’hypothèse que la France est protégée du nuage de Tchernobyl grâce à la présence de l’anticyclone des Açores.

Soutenu par sa tutelle, le professeur Pierre Pellerin qui dirige à l’époque le service central de protection contre les rayons ionisants (SCPRI) du ministère de la Santé, n’hésite pas à monter au créneau et diffuse le 2 mai un communiqué selon lequel « les prises préventives d’iode ne sont ni justifiées, ni opportunes, (…) et qu’il faudrait imaginer des élévations dix mille ou cent mille fois plus importantes pour que commencent à se poser des problèmes significatifs d’hygiène publique». A ceux des médias qui l’accusent d’organiser un mensonge d’Etat et de dissimuler les véritables chiffres, il réplique par une assignation immédiate devant les tribunaux pour diffamation.

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Vingt ans plus tard, alors que le Pr Pellerin a été mis en examen pour « tromperie aggravée » et que la justice lui reproche notamment d’avoir été responsable du maintien, de l’introduction et de l’exportation de denrées alimentaires dangereuses pour la santé (car dépassant les normes fixant les taux de radioactivité présentant des risques pour la santé), l’ancien responsable du SCPRI déclare pourtant durant son audition devant le juge retranscrite par l’Agence France Presse le 19 juin 2006 : « Aucune réglementation applicable à l’époque n’a été violée de quelque façon que ce soit par mon service et par moi-même ». Malgré les éléments de mesures complémentaires apportés quelques années plus tard par la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité) qui a constaté une augmentation anormale de la radioactivité en plusieurs points du territoire, la catastrophe n’a actuellement toujours pas officiellement eu de conséquences sanitaires en France.

Bhopal, l’autre visage catastrophique de l’industrie

Sur un autre registre, la catastrophe de l’usine de la société américaine Union Carbide Corporation à Bhopal en Inde n’a pas vraiment contribué à rasséréner les esprits suspicieux. Le 2 décembre 1984, une infiltration d’eau dans un réservoir contenant 30 tonnes de méthyle isocyanate, une matière première utilisée pour fabriquer des pesticides, se traduit par un échauffement anormal puis par une violente explosion qui génère un nuage toxique mortel. Avec plus de 2500 morts et 250 000 personnes intoxiquées (dont certaines souffrent encore aujourd’hui de graves séquelles), c’est l’accident industriel le plus grave en termes de bilan.

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Une catastrophe qui révèle par la même occasion l’incurie des dirigeants américains et la complaisance réglementaire des autorités locales envers l’usine indienne où, faute d’investissements industriels conséquents et de mise aux normes satisfaisante des équipements, les conditions de sécurité s’étaient considérablement détériorées aboutissant à la catastrophe du 2 décembre. Des signaux d’alerte avaient pourtant eu lieu précédemment. Un incendie avait éclaté dans l’usine en 1978. Cinq fuites furent ensuite décelées entre 1981 et 1983 et pour finir, un sérieux incident intervient trois mois avant la catastrophe mondialement connue.

Plus de 25 ans après les faits, Bhopal reste de sinistre mémoire

Une longue bataille juridique s’ensuit. Le président-directeur général d’Union Carbide Corporation est accusé d’homicide volontaire par le gouvernement indien. Il est même temporairement emprisonné alors qu’il s’était rendu sur les lieux de la tragédie avant d’être expulsé du pays quelque temps après.

En mai 1988, Union Carbide tente malgré tout d’atténuer sa responsabilité directe en publiant les conclusions d’un audit mené par le cabinet Arthur D. Little. Conclusions que l’on peut encore lire aujourd’hui sur le site Internet que l’entreprise a mis en ligne à propos de Bhopal : « « la fuite de gaz n’a pu être provoquée que par un sabotage délibéré. Quelqu’un a intentionnellement mis de l’eau dans la citerne de stockage du gaz, provoquant une énorme réaction chimique ».

En 1989, la Cour Suprême indienne condamne l’entreprise américaine à verser 470 millions de dollars de dédommagements qui devront servir à l’assistance médicale de la population et à la réhabilitation du site contaminé. En 1994, Union Carbide vend les parts qu’elle détenait dans l’établissement de Bhopal à une société indienne. Plus de vingt ans après la catastrophe et malgré quelques travaux de nettoyage, des produits toxiques à l’air libre ou enfouis du temps de l’exploitation de l’usine continuent de contaminer et tuer les habitants vivant aux alentours.

Pour beaucoup de citoyens, le progrès fait désormais figure de mortelle épée de Damoclès que certains tentent d’occulter. A suivre …

Lire les précédents articles du dossier « Risque & Progrès »

– « Pourquoi est-on en crise ? » (1/12) – 15 mai 2010
– « Le mythe, le divin et le bouc émissaire comme antidotes » (2/12) – 21 mai 2010
– « La désacralisation est en route » (3/12) – 29 mai 2010
– « Le grand écart entre Science et Sacré se poursuit » (4/12) – 2 juin 2010
– « Le mythe Progrès gagne des points » (5/12) – 14 juin 2010
– « Quand un mythe chasse l’autre » (6/12) – 2 juillet 2010
– « Premières lézardes dans la confiance » (7/12) – 8 juillet 2010
– « La confiance s’ébrèche au cours du 20ème siècle » (8/12) – 20 août 2010
– « L’effet papillon est parmi nous » (9/12) – 30 août 2010



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