Crise aérienne : Y a-t-il un pilote dans la communication de Ryanair ?
Le Blog du Communicant 2.0 a le plaisir d’ouvrir ses colonnes à Roman, auteur du très intéressant « Air Observer’s blog« . Rédigé en anglais, ce site couvre et analyse in extenso l’actualité de l’industrie aérienne « low cost » en Europe. C’est à ce titre que Roman s’est penché sur l’étrange stratégie de communication adoptée par la compagnie Ryanair pour tenter de masquer une défaillance survenue à l’un de ses appareils en Allemagne. Il a écrit un excellent et avisé billet que je vous invite à lire ci-après !
Nous sommes à Memmingen en Allemagne. Le 23 Septembre 2012, le vol Ryanair FR-3214 en provenance de Manchester est en approche de la piste 24 avec 135 passagers et 6 membres d’équipage à son bord. L’avion se prépare à atterrir. Il va vite, il est bas, un peu trop bas. Une alarme sonne dans le cockpit, l’appareil remet les gaz, fait un tour et revient se poser. Pour les passagers, rien d’anormal, l’avion a mis quelques instants de plus à se poser, c’est tout.
Premier grain de sable
L’histoire aurait pu en rester là. Si ce n’est que dans le secteur très contrôlé du transport aérien civil, une approche trop basse comme celle-là est considérée comme un incident « sérieux » et déclenche automatiquement l’ouverture d’une enquête par les autorités locales. Dans ce cas, c’est la BFU (Bundesstelle für Flugunfalluntersuchung) l’agence allemande en charge des enquêtes sur les accidents d’avions qui s’en occupe. A elle de rendre le rapport éclairant les circonstances exactes de l’incident et permettant d’en établir les causes.
Généralement, ces rapports d’incident ne font pas les gros titres. Tout au plus suscitent-ils l’intérêt d’une petite communauté de spécialistes (généralement des pilotes ou techniciens, actifs ou retraités). Par conséquent il n’y a pratiquement que le site spécialisé The Aviation Herald (qui s’est donné pour mission de collecter les rapports d’incidents aéronautiques de par le monde) pour avoir publié un article sur le rapport de la BFU. Là encore, l’incident aurait pu se noyer dans la masse (The Aviation Herald publie entre 5 et 10 articles de la sorte par jour), si Ryanair n’avait pas pêche par excès de zèle.
Chat échaudé craint l’eau froide
On pourrait s’étonner que Ryanair, entreprise pourtant pas vraiment réputée pour avoir une communication timorée, se préoccupe d’un petit article posté sur un site tenu par une poignée de passionnés. Mais si le PDG de la compagnie se sent la liberté de proposer des fellations en business ou de dire à ses passagers d’aller se faire voir, il est en revanche des sujets sur lesquels Ryanair est très sensible. Et quand il s’agit de la sécurité à bord de ses appareils, la compagnie est plus susceptible que bon nombre de ses concurrents.
Il faut dire que quand on se bat pour être connu comme la compagnie la moins chère du marché, il est critique que la sécurité ne soit pas perçue comme « low-cost ». Or cet été, un triple atterrissage d’urgence le même jour à Valence n’est pas loin d’avoir sévèrement entaché cette image. Bien que la météo – une tempête massive au-dessus de Madrid avait forcé la fermeture de l’aéroport – ait été exceptionnellement peu clémente ce jour-là, le triple incident provoqua un véritable esclandre dans la presse européenne et notamment espagnole. Obligeant Ryanair à passer en mode gestion de crise, avec organisation d’une conférence de presse, déplacement de Michael O’Leary, interviews à répétition et recours face au dépôt d’une plainte par l’AENA (agence de gestion des aéroports espagnols).
La meilleure communication consiste parfois à se taire
Probablement peu enclin à revivre une situation similaire à celle de cet été, Ryanair décida cette fois d’être proactif et de limiter la couverture de l’incident faite par The Aviation Herald. Toutefois, la méthode employée fut peut-être un peu trop… brutale. Le 4 décembre 2012 (soit plus de 2 mois après les faits), le site reçoit une lettre exigeant le retrait de l’article à propos de l’incident de Memmingen et des excuses. Les administrateurs commencent par refuser, puis mettent à jour l’article pour refléter le point de vue de la compagnie.
La compagnie Ryanair envoie alors trois nouveaux messages le même jour que les rédacteurs traduisent par trois mises à jour de l’article. Le lendemain, la compagnie demande carrément que l’article soit modifié pour refléter son point de vue. Devant le refus des auteurs, ces derniers reçoivent un coup de fil de la compagnie mais ils s’entêtent et ne cèdent pas.
Le 6 décembre, le département juridique de Ryanair leur fait parvenir une lettre arguant que le site héberge des commentaires « diffamatoires » pour la compagnie et brandissant désormais la menace de poursuites. Pour les administrateurs du site, c’est une première. Soucieux de transparence, ils en informent leur lectorat … et reçoivent immédiatement une seconde lettre les accusant d’avoir rompu la confidentialité de la première.
Or, comme a pu le montrer l’affaire SOPA aux Etats-Unis cette année, il y a peu d’endroits où la liberté de parole est aussi farouchement défendue que sur Internet. Pour la petite communauté de spécialistes qui fréquente le site The Aviation Herald, le comportement de Ryanair est inadmissible. Plusieurs articles paraissent alors dans la foulée atteignant rapidement la presse généraliste. Ils révèlent au passage que The Aviation Herald n’est pas le seul site à faire l’objet des attentions du département juridique de Ryanair.
L’effet Streisand s’enclenche
Ryanair sent le vent tourner en sa défaveur. Le 10 décembre, The Aviation Herald est prévenu que la compagnie abandonne toutes récriminations à son égard. Mais pour Ryanair, il est déjà trop tard. L’escarmouche entre le site et le transporteur aérien a fait du bruit et les journalistes ont vite interprêté que si Ryanair avait ainsi pris peur, c’est que l’incident devait valoir la peine qu’on s’y intéresse.
Le même jour, la plupart des grands médias publient des articles sur l’incident parlant d’avion ayant « frôlé le crash ». La réaction à l’emporte-pièce de Ryanair constitue en tout un intéressant cas d’école en communication de crise. Dans ce genre de situation, l’arbitrage entre parler et se taire n’est pas toujours évident à faire. Or, il est clair que Ryanair a sérieusement manqué de tact et de jugement en la matière. Maintenant que la machine médiatique est lancée, il reste à voir si Ryanair va choisir de continuer s’exprimer à ce propos.
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