Bangladesh : Et si les marques textiles cessaient leur com’ cousue de fil blanc ?

Il aura malheureusement fallu 1127 morts dans l’effondrement d’une vaste usine de textile à Dacca au Bangladesh pour qu’une dizaine de grandes marques d’habillement accepte de parapher le 16 mai un accord visant à renforcer la sécurité des ateliers de confection du pays. En dépit d’une communication de crise décousue, la réputation des géants du textile s’en tire dans l’immédiat à moindre mal mais sûrement pas à plus long terme. Le déni n’est plus tenable. Analyse et perspectives.

Le 24 avril dernier, un énorme bâtiment de confection où travaillent 3000 employés du textile s’écroule comme un château de cartes dans la banlieue industrieuse de la capitale du Bangladesh. A mesure que les jours passent, le tribut humain atteint des proportions encore jamais vues dans un pays où 40% de la main-d’œuvre assemble des vêtements pour le compte de célèbres enseignes internationales dans près de 5000 ateliers disséminés qui font du Bangladesh, le 2ème exportateur mondial de produits textiles finis (1).

Dans les gravats ensanglantés, journalistes et secouristes ne cessent également de retrouver des brassées d’étiquettes et de documents commerciaux émanant de marques plus habituées à figurer dans la rubrique mode des magazines que dans celle des faits divers. Face à cette crise d’une ampleur inégalée, ces dernières ont diversement joué la montre pour tenter d’estomper l’impact des révélations. Elles ont renoué de fait avec les vieilles ficelles éculées d’une communication négationniste. Une tactique court-termiste qui semble n’avoir vraiment pas compris que la donne change. La communication responsable et authentique est désormais une exigence sociétale en passe de modifier radicalement l’image des géants du secteur. Il n’est plus question de se contenter de sparadraps cosmétiques pour préserver une réputation.

Le choc des révélations

Ce cliché pris par le photographe bangladais Taslima Akhter a fait le tour des médias du monde entier

Dans la foulée de la catastrophe de Dacca, l’émoi a été considérable. Au-delà du brutal bilan comptable des vies humaines sacrifiées et/ou durablement handicapées, le drame projette une lumière crue sur la face sombre d’une filière textile décidément bien peu regardante sur les conditions de travail et de décence des petites mains qui cousent pour à peine 30 euros par mois les griffes plus ou moins chères que les fashionistas du monde entier s’arrachent ensuite en magasins.

A mesure que les médias accourent et rendent compte, le public découvre la réalité du « lumpen prolétariat » bangladais : salaires de misère, horaires abusifs, sécurité et hygiène quasi inexistantes, violation en série des droits humains les plus élémentaires. Même le plus glauque des romans ouvriers de Zola finit par apparaître comme une aimable bluette de gare au regard du contexte des forçats du textile du Bangladesh. L’onde de choc médiatique est logiquement à la hauteur de cette sinistre boîte de Pandore soudainement ouverte au vu et au su de tous : consommateurs du monde entier, autorités politiques, syndicats, industriels du secteur, gouvernement bangladais.

En cause : l’incessante pression sur les prix de revient exercée par les commanditaires occidentaux sur leurs sous-traitants locaux. Pourtant, la situation n’est guère nouvelle. Depuis des années, de multiples ONG et quelques journalistes spécialisés ferraillent contre cette course débridée au « low cost » que les ateliers de confection des pays émergents se livrent pour capter et conserver les contrats colossaux issus des délocalisations opérées par les industriels du textile européens et nord-américains.

Déjà en 2007, une experte de la filière Clarisse Perotti-Reille avait mis en évidence dans son rapport pour le ministère de l’Industrie un stupéfiant paradigme. Entre 2000 et 2006, les coûts de vente du textile avaient augmenté de 0,8% tandis qu’au même moment, les coûts de production diminuaient de 67% ! Un « record » accompli en très grande partie grâce aux transferts de production vers les pays les moins-disants en termes de coûts salariaux. Avec de surcroît un funèbre dividende humain : le pays dénombre en effet près de 2000 salariés morts dans ces usines aux cadences infernales depuis 2005 (2).

Déni et contorsion chez les marques

Polo Benetton retrouvé dans les décombres de l’usine de Dacca

La catastrophe de Dacca a donc remis sous les feux de l’actualité les arrière-boutiques glauques dont l’industrie du textile s’accommode sans trop d’états d’âme et malgré les coups de boutoir réguliers des ONG qui tentent de faire évoluer la situation. Sauf que cette fois, l’ampleur létale du drame a engendré une onde de choc médiatique sans comparaison avec l’incendie qui avait ravagé un atelier similaire en novembre 2012 provoquant la mort de 111 personnes. La presse du monde entier a abondamment couvert le désastre, images poignantes à l’appui mais en retrouvant également trace d’étiquettes de vêtements, de bordereaux de commande et de factures siglés de logos bien connus du monde occidental.

Très vite, plusieurs marques dont certaines notoires se sont donc retrouvées sous les projecteurs et sommées d’expliquer la présence de leurs logos dans les décombres fumants de l’usine. Avec une stratégie de communication quasi récurrente : le déni et/ou la contorsion embarrassée. A cet égard, le cas de Benetton est symptomatique de l’attitude cultivée par la majorité des marques durant cette crise. Pourtant toujours prompte à mener des coups de com’ provocateurs, L’emblématique marque italienne s’est cette fois retranchée dans une posture communicante minimaliste.

Dans un premier temps, elle nie farouchement toute collaboration commerciale avec l’usine en ruine en déclarant qu’ « aucune des entreprises présentes sur place n’était l’un de leurs fournisseurs » (3). Mauvais timing : la version est aussitôt contredite par la publication de photos d’Associated Press et de l’AFP montrant des chemises estampillées Benetton !  La marque rétropédale alors et se souvient opportunément d’une commande exceptionnelle passée quelques semaines auparavant avant de se murer à nouveau dans le silence.

Le bunker se lézarde

Devant l’accumulation des pièces à conviction, les industriels ont fini par reconnaître

Les concurrents de Benetton n’ont été guère plus inspirés. On trouve d’abord les irréductibles adeptes du bunker communicant qui réfutent d’emblée. C&A fait partie de ceux qui balayent d’un revers de main l’hypothèse de la sous-traitance au Bangladesh en déclarant avoir cessé tout lien commercial depuis 2011. Malgré des étiquettes de sa marque Tex ramassées dans les gravats, Carrefour emboîte le pas et diffuse un communiqué laconique assurant n’avoir aucun rapport avec l’usine du Rana Plazza. Prudente, l’enseigne française prend malgré tout soin de préciser qu’elle va lancer une « enquête approfondie » tout en rappelant fermement sa charte éthique et ses 50 auditeurs implantés au Bangladesh. Elle sera ensuite la seule marque tricolore à ratifier le récent accord sur la sécurité des ateliers. Auchan, Camaïeu et d’autres acteurs hexagonaux font en revanche toujours la sourde oreille et n’ont à ce jour rien signé.

Bien que la tentation du déni tende à perdurer, la communication des marques a cependant eu tendance à vaciller entre pression médiatique, manifestations de consommateurs militants devant des magasins et commentaires acerbes sur les réseaux sociaux. Ce sont d’ailleurs ces derniers que la marque espagnole Mango va utiliser pour admettre du bout des lèvres l’existence d’une vague collaboration sous la forme d’une commande d’échantillons et pour présenter dans la foulée ses condoléances aux familles des victimes.

D’autres seront plus prompts à prendre acte de la catastrophe. L’irlandais Primark reconnaît rapidement sa responsabilité et s’engage à indemniser les familles des victimes. Le groupe canadien Loblaw, le britannique Premier Clothing et l’espagnol El Corte Inglès font de même, imités à leur tour par le canadien Joe Fresh, l’anglais Bon Marché, l’allemand Kik et le danois Texman. En revanche, personne ne procure de détails précis sur son propre niveau de relation commerciale et industrielle avec les ateliers de confection dévastés.

Attention à la réputation qui s’effiloche

Manifestation devant un magasin Mango en Espagne

Aujourd’hui, syndicats et ONG sont parvenus à tirer profit de l’émotion et de l’urgence du moment pour obtenir séance tenante, l’engagement de grands noms du textile à améliorer les conditions de travail dans les usines du Bangladesh. C’est ainsi que Carrefour, C&A, Benetton, Inditex (qui détient Zara), PVH (qui possède Calvin Klein), Sainsbury’s, H&M ou encore Marks & Spencer ont accepté de ratifier cet accord que d’aucuns ont même qualifié de tournant historique.

L’accord constitue effectivement une avancée notable pour espérer voir progresser plus que substantiellement le sort de ces milliers de salariés du textile sans que leurs commanditaires européens et nord-américains ne les délaissent au profit d’autres pays moins sourcilleux sur le droit du travail. Pour les marques signataires, c’est également l’opportunité de redorer un blason nettement terni. Il est d’ailleurs assez croquignolet de noter que parmi les parapheurs de l’accord, se trouvent des négationnistes de la première heure tels que Carrefour, Benetton et C&A. Comme s’ils avaient enfin saisi que les enjeux réputationnels ne peuvent désormais plus tolérer la stratégie des yeux fermés et oreilles bouchées qui a longtemps prévalu. Il n’en demeure pas moins que beaucoup d’acteurs comme Auchan et Camaïeu en France n’ont toujours pas acté le moindre engagement autour de cet accord.

Consultante en communication et militante assumée de l’économie solidaire, Quitterie de Villepin estime que le temps est venu d’arrêter de se cacher chez les industriels du textile (4) : « L’effet papillon des réseaux sociaux permet aujourd’hui d’exercer un impact concret, de rapprocher des mondes qui s’ignoraient et de lever le voile sur des situations intolérables ». A ses yeux, les marques qui persisteront à cultiver le déni, s’exposent à de redoutables renversements d’image qui pourraient leur coûter au final bien plus cher que les sordides économies réalisées sur le dos de salariés bangladais. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un oeil sur la pétition qui a circulé sur Avaaz et qui a été signée par près d’1 million de personnes.

Endosser d’autres habits, c’est possible ?

La mobilisation des consommateurs peut faire bouger les lignes

Pour que le drame de Dacca ne soit pas sans suite, Quitterie de Villepin croit beaucoup au pouvoir des consommateurs mais également des blogueuses de mode comme par exemple FashionMama. Cette dernière n’a pas hésité à consacrer un billet rageusement intitulé « 30 euros par mois ou les nuances de honte. made in bangladesh. ou ailleurs ». Un billet dans lequel elle invite ouvertement les amatrices de mode à petits prix à se poser les bonnes questions au moment de régler l’addition du petit haut si longtemps convoité sur l’étalage du magasin.

Pour Quitterie de Villepin, cette démarche est possible avec les médias sociaux (5) : « La communication digitale a permis de modifier les règles du jeu. Il faut interpeler les marques sur leur page Facebook, les exhorter à s’engager. C’est moi-même ce que j’ai fait auprès de plusieurs d’entre elles suite à la catastrophe de Dacca. J’ai eu des réponses même si elles étaient souvent imprécises. Néanmoins, les entreprises n’ont plus le choix de se détourner. Les gens pensent par eux-mêmes. Ils s’immiscent dans l’écosystème des marques et se préoccupent de ce qu’elles font».

A l’heure où la réputation n’a justement jamais été aussi cruciale et stratégique dans la communication des marques et des entreprises, la chambre d’écho des réseaux sociaux peut en effet constituer un levier d’envergure pour inciter de grands acteurs à se défroquer de leurs oripeaux négationnistes et endosser une attitude plus pro-active et constructives en écoutant les parties prenantes. Et Quitterie de Villepin de préciser (6) : « Au lieu des classiques et coûteuses grandes campagnes publicitaires, il serait plus judicieux de réinjecter une partie des coûts publicitaires dans de bonnes conditions de production et dans les moyens d’écoute des attentes de leurs clients de plus en plus exigeants sur les réseaux sociaux ».

Au rebut, la mallette à argumentaire cosmétique

Quitterie de Villepin : « Les industriels du textile doivent écouter les parties prenantes »

Cette nécessité d’engager avec ses publics doit également s’accompagner d’une remise à plat de la mallette à argumentaire cosmétique qui prévaut encore largement dans la communication des acteurs du textile. Face aux critiques des ONG et des médias, ces derniers mettent souvent en avant les audits qu’ils réalisent au préalable chez les sous-traitants avec lesquels ils contractent. Sauf que cette action procède souvent de ce que Quitterie de Villepin qualifie ironiquement de « maison-témoin » (7) : « L’audit est nécessaire mais en permanence. Par exemple en publiant ouvertement la liste des ateliers de confection avec lesquels les marques travaillent et finançant des systèmes d’audit tiers indépendants qui scrutent à tout moment et pas ponctuellement ».

Et Quitterie de poursuivre sur une tendance qui gagne en consistance au fil des ans : « Si les marques n’accomplissent pas cette démarche essentielle, d’autres s’en chargeront inéluctablement. Avec l’avènement des réseaux sociaux et l’essor des terminaux mobiles équipés de caméras, rien n’est plus aisé pour quiconque de se transformer en lanceur d’alerte et de dénoncer des déviances qu’il serait amené à constater. Qu’il s’agisse d’un salarié, d’un syndicaliste, d’un journaliste, d’un militant d’ONG ou autre, la probabilité de la fuite informationnelle est désormais décuplée au centuple ».

C’est d’ailleurs dans cette optique que le groupe allemand Adidas a déployé un dispositif d’alerte interne à destination des salariés de ses sous-traitants (8). En cas d’abus ou d’infraction, les ouvriers ont la possibilité d’envoyer un SMS à une ONG, partenaire d’Adidas. Testé depuis plusieurs mois en Indonésie, le projet est en passe d’être décliné au Vietnam. Le Bangladesh pourrait suivre d’autant qu’Adidas y avait été attaqué il y a peu par la presse.

Conclusion – La communication responsable est un atout concurrentiel

Campagne de l’ONG Clean Clothes contre l’enseigne H&M

L’initiative d’Adidas marque un progrès au sein d’une industrie pourtant peu réputée pour faire œuvre de transparence dès lors qu’on s’attarde plus longuement sur les coulisses de la confection des vêtements. De même, l’accord signé à l’issue de la catastrophe de Dacca indique que les grands acteurs mondiaux ne peuvent plus décemment se retrancher derrière l’opacité ou l’argument technique autour de l’impossibilité de maîtriser les méandres des ateliers sous-traitants. Comme le revendiquent (sous forme d’une future loi internationale) nombre d’ONG telles que Collectif éthique sur l’étiquette, Clean Clothes, Not For Sales, Sherpa, Peuples Solidaires, etc, les grands acteurs doivent assumer leur responsabilité spécifique en tant que donneur d’ordre initial.

Selon Quitterie de Villepin, la communication de ces acteurs ne doit certainement pas se limiter aux seuls dispositifs d’alerte par SMS et/ou diluer leur propre responsabilité dans la chaîne de fabrication globale mais au contraire, intégrer et cultiver une vision beaucoup plus responsable (9) : « Ces  entreprises ne peuvent pas uniquement se satisfaire de chiffres d’affaires superbes et ne dire aucun mot sur les conditions de travail. Elles doivent être motrices et intégrer cette nouvelle approche dans leur business model ». En d’autres termes, celles qui oseront franchir le pas, peuvent alors espérer disposer d’un atout concurrentiel et d’un facteur préférentiel de taille aux yeux des consommateurs de moins en moins disposés à passer l’éponge sur les dérives extrêmes au nom du « low cost » vestimentaire à tout prix.

Nayla Ajaltouni, coordinatrice de l’ONG Ethique sur l’étiquette, ne dit pas autre chose (10) : « Personne dans notre collectif n’est antimode. Vu le coût dérisoire du travail au Bangladesh, on pourrait produire des T-shirts à des prix toujours très accessibles avec des salaires et des conditions décents. Le pouvoir d’achat est aussi un pouvoir de non-achat et de questionnement. Il faut continuer à interpeller ces groupes ». Plus personne ne pourra donc dire qu’il ne savait pas ou qu’il ne pouvait pas dans ses futures communications.

Sources

(1) – « Drame au Bangladesh : manifestation devant un Mango à Barcelone » – 20 minutes.fr & AFP – 7 mai 2013
(2) – Luc Peillon – « Interview de Dorothée Kellou de l’ONG Peuples Solidaires » – Libération – 10 mai 2013
(3) – Cécile Schilis-Gallego – « Benetton ? Primark ? Mango ? Pour quels géants du textile l’usine du Bangladesh travaillait-elle ? » – Slate.fr – 30 avril 2013
(4) – Entretien avec l’auteur – 16 mai 2013
(5) – (6) – (7) – Ibid.
(8) – Isabelle Gollentz – « Les SMS d’Adidas contre les abus des sous-traitants » – BFMTV.fr – 8 mai 2013
(9) – Entretien avec l’auteur – 16 mai 2013
(10) – Lauren Bastide – « Bangladesh : vers une étiquette éthique ? » – ELLE – 17 mai 2013

Lectures complémentaires

– Max Nisen – « How Nike solved its sweatshop problem » – Business Insider – 9 mai 2013
– Tribune signée de plusieurs ONG – «Bangladesh : pour l’inscription d’une responsabilité juridique des multinationales dans le droit français » – Slate.fr  – 7 mai 2013
– Hélène Brunet-Rivaillon – « Zara, Mango, Quicksilver : ça suffit ! » – Huffington Post.fr – 8 mai 2013
– Audrey Avesque – « Bangladesh : l’accord signé par les géants du textile est un très bon début » – L’Expansion – 16 mai 2013
– Corentin Chauvel – « Les Français prêts à dépenser plus pour consommer responsable » – 20 minutes.fr – 16 mai 2013
– Yann Queinnec – « Le salaire de la mode » – Le Cercle Les Echos – 21 mai 2013