Communiquer sur Wikipédia n’autorise pas la manipulation et le caviardage

Dans une stratégie de communication, Wikipédia apparaît assez rarement comme un canal spontanément suggéré au même titre que Facebook, Twitter, LinkedIn et consorts. Pourtant, l’encyclopédie en ligne fait l’objet depuis de nombreuses années de batailles d’influence qui ne sont pas à négliger en termes de réputation mais également où tous les coups semblent permis pour d’aucuns. La populaire encyclopédie est-elle devenu un nouveau Far West informationnel ?

Très récemment, la branche française de Wikipédia a annoncé avoir bloqué 200 comptes de contributeurs émanant d’agences de communication au motif qu’ils bafouaient les règles de transparence et altéraient des articles pour le compte d’entreprises et de personnalités. Tactique efficace ou malsaine ? Explications.

Mais pourquoi Wikipédia est-il aussi prisé ?

Cela se sait moins. Pourtant, Wikipédia n’a nullement à rougir de ses statistiques de fréquentation et d’audience comparées à celles des mastodontes incontournables comme YouTube, Facebook, Twitter ou même celles des sites de médias classiques comme The New York Times, Le Monde, BBC, etc. En mars 2020, l’encyclopédie collaborative a ainsi enregistré 975 millions de pages vues battant par la même occasion son précédent record établi deux mois plus tôt avec 957 millions (1). Sur sa page officielle, Wikipédia revendique près de 500 millions de visiteurs par mois issus du monde entier dont 4 millions de visiteurs uniques par jour uniquement pour la France. Côté contribution, le trafic est également soutenu avec plus de 25 000 articles créés chaque jour et plus de 10 millions de modifications par mois. A cet égard, la langue française figure parmi le top 5 des langues les plus usitées par les contributeurs bénévoles.

Toutefois, la portée de Wikipédia ne tient pas seulement qu’à ses chiffres d’audience. Fondée en 2001 par deux Américains, Larry Sanger et Jimmy Wales, l’encyclopédie numérique a construit son succès et son ubiquité digitale grâce à un autre levier éminemment efficace : le référencement naturel de ses pages sur les moteurs de recherche et particulièrement sur Google. Grâce à des articles techniquement structurés pour être (quasi) infailliblement repérés par les robots d’indexation mais aussi par la quantité de liens et de sources qui accompagnent les dits articles, une fiche Wikipédia a toutes les chances d’apparaître dans les 10 premières requêtes qu’un internaute formule sur un sujet donné. Sans parler des liens de sites Web tiers qui renvoient régulièrement aux pages de l’encyclopédie et contribuent de fait à augmenter le Page Rank de Wikipédia et par ricochet sa visibilité sur Internet.

Impossible de faire l’impasse sur Wikipédia

A la lumière de ces indices, l’on comprend mieux pourquoi nombre d’acteurs se préoccupent de plus en plus des contenus qui sont quotidiennement insérés, modifiés ou étoffés au quotidien par des milliers de personnes. Ceci est d’autant plus prégnant que quiconque peut par ailleurs se créer un profil d’éditeur (ou pas – dans ce cas, c’est le numéro IP de votre ordinateur qui est retenu) sur la plateforme Wikipédia. Il peut alors à loisir publier des pages et/ou réviser des textes existants en modifiant ou en ajoutant des éléments nouveaux et des sources supplémentaires. L’ensemble est certes modéré par des bénévoles (mais aussi des robots) pour s’efforcer de préserver au maximum la neutralité des contenus édités. Il n’en demeure pas moins que n’importe qui peut contribuer à enrichir des pages ou même lancer des thèmes nouveaux mais à condition d’adopter l’esprit encyclopédique et informatif qui prévaut sur Wikipédia.

Enfin, un dernier point fait de Wikipédia un carrefour d’informations et de savoirs qui n’est décidément pas prêt de disparaître. L’encyclopédie vise dorénavant à être intelligible par les machines en construisant des bases de connaissance capables d’être assimilées par des algorithmes à base d’intelligence artificielle. Les assistants personnels vocaux comme Siri, Cortana et OK Google, fonctionnent déjà sur ce principe en allant piocher dans la base Wikipédia à la suite d’une question du type « Qui a inventé le moteur à explosion ? ». Pour quiconque se préoccupant de sa réputation mais aussi des contenus traitant de thèmes relatifs au domaine d’activité d’une entreprise ou d’un organisme officiel, il est donc indispensable de ne pas faire l’impasse sur Wikipédia.

Wikipédia au rythme de l’actualité

Bien que les bagarres informationnelles sur Wikipédia fassent nettement moins la Une des médias que les polémiques éclatant sur Twitter, elles n’en demeurent pas moins homériques et particulièrement récurrentes sur certains sujets sensibles et/ou d’actualité. De 2001 à 2010, des chercheurs de l’Oxford Internet Institute s’étaient d’ailleurs attachés à recenser et étudier tous les articles les plus contestés dans une dizaine de langues majeures. Si les controverses varient d’un pays à l’autre, le phénomène est en revanche général. Partout, les pros et les antis s’écharpent inlassablement à coups d’annulations de paragraphes, d’ajouts de nouveaux textes dans un tourbillon de modifications qui amènent même quelquefois les modérateurs de Wikipédia à suspendre la page disputée.

A cet égard, la pandémie du Covid-19 a écrit un nouveau chapitre tumultueux sur Wikipédia. A peine la propagation du virus avait-elle commencé à contaminer la planète entière que des pages dédiées ont essaimé dans de multiples langues au point de figurer dans le Top 3 des sujets d’actualité traités sur l’encyclopédie. Et l’audience est rapidement au rendez-vous comme le note le journaliste spécialisé Thierry Noisette (2) : « Les préoccupations des internautes se retrouvent quant à elles dans l’audience des articles. Dans les dernières 24 heures, les trois articles en français les plus consultés étaient respectivement « Pandémie de maladie à coronavirus de 2019-2020 », « Pandémie de maladie à coronavirus de 2020 en France » et « Maladie à coronavirus 2019 ». En parallèle, les modifications de contenus battent également leur plein comme le montre ci-dessous la capture d’écran faite par le journaliste.

Wikipédia, ce miroir aux alouettes des vanités

De fait, Wikipédia est devenu un champ de bataille redouté par certains dont l’image peut être écornée à tout instant et particulièrement prisé par d’autres qui y voient l’opportunité de mener des actions de contre-influence ou de rectifier des propos un peu trop enjolivés. Le 3 juin dernier, Le Canard Enchaîné s’est ainsi fait l’écho de l’intense activité éditoriale qui règne sur la page Wikipédia d’une des plus grands fortunes mondiales, Bernard Arnault. L’hebdomadaire satirique souligne en particulier qu’entre 2011 et 2019, 61 modifications majeures ont été effectuées sur la fiche du PDG de LVMH (3). Dans ce minutieux travail de réécriture et de mise à jour, il s’avère que des passages polémiques ont été proprement caviardés par un contributeur répondant au pseudonyme de Roy La Poutre ! Lequel ne s’est pas uniquement contenté de gommer les paragraphes dérangeants mais aussi d’ajouter d’autres références nettement plus laudatrices pour l’homme d’affaires.

Un autre exemple récent a également défrayé la chronique. Cette fois, il s’agit de la députée LREM Laetitia Avia. Rapporteuse de la loi contre la cyberhaine, une enquête de Mediapart la met en cause pour harcèlement moral et propos stigmatisants tenus envers plusieurs de ses collaborateurs. Or, au détour des résultats de cette investigation, l’on découvre par ailleurs que l’élue fait pression sur son équipe pour faire effacer une épisode (révélé à l’époque par Le Canard Enchaîné) où elle aurait mordu un chauffeur de taxi à la suite d’une altercation. Elle écrit notamment (4) : « Wikipédia, il y a plusieurs choses à faire. Il faut prendre le contrôle sur cette page. Il ne suffit pas juste de supprimer le paragraphe sur Le Canard Enchaîné, il faut le réécrire de toute façon et le sourcer quand on le réécrit ». Et le 18 avril 2019, la page sera effectivement modifiée à sept reprises par un collaborateur depuis son ordinateur de l’Assemblée nationale.

Les dérives changent d’échelle

Ces deux passes d’armes sont malheureusement loin d’être anecdotiques et épisodiques sur Wikipédia. L’histoire de l’encyclopédie en ligne regorge certes de querelles sémantiques de ce genre où chacun cherche à s’arroger la maîtrise totale du récit qu’il entend imposer aux internautes. En revanche, la pratique commence à devenir de plus en plus industrialisée parmi les adeptes du coup de ciseau numérique et du copier-coller hagiographique. Déjà en octobre 2013, Wikipédia avait dû intervenir à la suite de deux enquêtes publiées par Motherboard et par Daily Dot. Les deux sites spécialisés américains avaient épinglé des agences de communication et de relations publiques intervenant de façon rémunérée sur l’encyclopédie pour le compte d’entreprises et de personnalités. L’affaire avait conduit Wikipédia à durcir les règles de contribution en rendant obligatoire l’identification des comptes faisant l’objet de prestations commerciales.

Fin mai 2020, c’est un véritable pavé dans la mare qu’ont jeté deux bénévoles français de l’encyclopédie collaborative. Au terme d’une enquête de plus de deux mois, ils ont patiemment épluché des comptes contributeurs opérant de nombreuses et substantielles modifications sur des pages concernant le profil institutionnel de grandes entreprises et la biographie d’entrepreneurs réputés (dont celle de Bernard Arnault évoquée ci-dessus). Ce travail de détective a notamment été rendu possible par une particularité propre à Wikipédia. Pour chaque page publiée, un onglet permet d’accéder à l’ensemble de l’historique des modifications intervenues sur la page. Il est alors possible retracer et de remonter dans le temps pour prendre connaissance de qui a été changé, par qui et par quoi sur un article précis. Au total, ce sont 200 comptes de contributeurs appartenant à plusieurs agences de communication et de nettoyage Web qui ont été identifiés. Avec à leur passif, 19 000 modifications effectuées pour le compte de tiers (5).

Le faux-nez, cette fausse « bonne » idée

Si les faux-nez ont toujours plus ou moins pullulé sur Wikipédia, l’affaire révélée par les deux modérateurs wikipédiens français suscite quelques réflexions. Elle prouve d’abord que les pratiques borderline (voire délictueuses) de certaines officines de communication et e-réputation continuent de proliférer. A titre personnel, j’ai moi-même été sollicité (par un intermédiaire) il y a quelques mois (contre promesse de rémunération sonnante et trébuchante) pour intervenir sur la fiche Wikipédia d’un médecin français très médiatique et auteur de plusieurs ouvrages de santé très agacé par certains passages critiques introduits sur celle-ci. Bien que j’aie refusé la prestation, preuve en est que la tentation du caviardage est devenu un business juteux pour d’aucuns qui facturent entre 1000 et 5000 € la prestation (6).

Au-delà de l’aspect non-éthique qui dévoie de surcroît la philosophie originelle de Wikipédia, ce genre de dérive relève également de l’escroquerie intellectuelle auprès de clients qui pourraient succomber naïvement (ou pas – certains donneurs d’ordre étant parfois prêt à tout pour nettoyer leur empreinte numérique). C’est en effet oublier un peu vite que la communauté des wikipédiens n’est pas uniquement composée de contributeurs somnolents ou peu regardants sur les manipulations opérées. Outre la possibilité technique d’identifier des comptes suspects de bidouillage informationnel, Wikipédia est aussi un outil très réactif et sensible à l’actualité du moment. Il y a les contributeurs qui vont immédiatement mettre à jour une fiche en fonction des événements mais aussi tous les internautes qui vont consulter la dite fiche parce que le sujet est dans l’air du temps. Or, il n’y a rien de plus contre-productif et stupide que de se livrer à des tripatouillages de pages Wikipédia lorsque l’on est sous le coup d’une exposition médiatique forte du fait d’un scandale, d’une polémique ou autre événement épidermique que génère régulièrement l’agenda médiatique. Suppressions et caviardages se voient et peuvent même rendre encore plus notoires ce que l’on tentait de mettre sous le tapis selon le principe bien connu (mais souvent perdu de vue) de l’effet Streisand.

Surveillance accrue, risques aussi

Pour s’en convaincre, il suffit de se référer au cas Laetitia Avia et sa volonté farouche de réécrire l’histoire de sa fiche Wikipédia sous un angle plus dithyrambique. Dans la foulée de cette affaire dans l’affaire, un nouveau compte est notamment né le 15 mai dernier. Baptisé @wiki_assemblee, il entend dévoiler toutes les modifications apportées aux pages Wikipédia concernant des députés siégeant à l’Assemblée nationale. Sur Twitter, il explicite sa démarche (7) : « Suite aux récentes révélations de vandalisme sur Wikipédia par des politiques français, j’ai conçu ce bot pour tweeter toutes les suppressions anonymes de contenu depuis les adresses IP de l’Assemblée nationale. La pratique s’avère courante chez les députés. J’ai détecté des dizaines d’actes de vandalisme sur Wikipédia par des adresses IP de l’Assemblée nationale ». A l’heure actuelle, il compte déjà 25 000 abonnés. Gare aux prochains petits malins avides d’hagiographie et allergiques à la critique.

De son côté, Wikipédia n’est pas en reste. Forte des révélations de ses deux modérateurs, l’encyclopédie affiche désormais un splendide bandeau d’avertissement sur l’en-tête des pages suspectées d’avoir fait l’objet de modifications abusives et rémunérées en tant que telles. Le rôle d’une agence de communication n’est effectivement pas de se livrer (ou de conseiller de se livrer) à des caviardages sur Wikipédia et en plus de se faire payer pour de tels actes. Depuis juin 2014, il existe pourtant une charte paraphée par une quarantaine d’agences (mais aucune française) s’engageant à respecter le cadre contributif édicté par l’encyclopédie. Autant, il est nécessaire de garder un œil attentif sur ce que se dit de vous ou votre organisation sur Wikipédia (et faire rectifier les cas avérés de diffamation ou de mensonge), autant il est vain et non-éthique de vouloir être le propre arbitre de sa réputation.

Sources

– (1) – Thierry Noisette – « L’audience de Wikipédia augmente, les infox circulent : et si on apprenait à contribuer ? » – ZD Net.fr – 2 avril 2020
– (2) – Thierry Noisette – « Coronavirus : épidémie d’articles dans Wikipédia » – ZD Net.fr – 15 mars 2020
– (3) – Jérôme Canard – « Bernard Arnault et son image : milliards, champagne et caviardage ! » – Le Canard Enchaîné – 3 juin 2020
– (4) – Corentin Bechade – « Comment Laetitia Avia a tenté de caviarder sa fiche Wikipedia » – Les Numériques.fr – 13 mai 2020
– (5) – Thierry Noisette – « Wikipédia : des agences prises la main dans le sac à trafiquer des pages d’entreprises » – ZD Net.fr – 31 mai 2020
– (6) – Aurore Gayte – « Comment des agences de « e-réputation » ont modifié des articles Wikipédia » – Numérama – 28 mai 2020
– (7) – Julien Lausson – « Si les pages Wikipedia de députés sont modifiées depuis l’Assemblée, ce bot les expose » – Numérama – 19 mai 2020

Pour en savoir plus sur l’enquête des deux modérateurs de Wikipedia



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