Elon Musk & Twitter : Un PDG ne devrait pas dire ça (ni le faire) !

Adulé ou abhorré, Elon Musk ne laisse personne indifférent. Depuis son acquisition de Twitter en octobre 2022, le CEO trublion clive toujours plus à force de prendre des décisions à l’emporte-pièce, de provoquer et de faire revenir en grâce des profils sulfureux qui avaient été précédemment bannis par l’oiseau bleu. Si l’homme a eu du flair par le passé avec notamment Tesla, Starlink et SpaceX, peut-on encore ériger ce libertarien assumé comme un modèle de leadership et de management ? Réflexions à l’aune de ses récentes actions et déclarations.

Elon Musk est-il en train de faire du Donald Trump sur Twitter ? On connaissait déjà ses accointances politiques avec l’ancien président des Etats-Unis (dont il a récemment réhabilité le compte fermé par la précédente direction). On découvre dorénavant le même comportement erratique que l’ex-locataire de la Maison Blanche avec des blagues douteuses, des attaques rageuses contre ceux qui lui portent la contradiction et des mots d’ordre carrément populistes dont se repaissent les tenants de la droite ultra tous pays confondus. Depuis qu’il est le propriétaire pour quelques 44 milliards de dollars, le « Chief Twit » (comme il s’est un temps auto-décrit) fait feu de tout bois jusqu’à filmer son arrivée au siège de l’entreprise avec un lavabo. En attendant, ses frasques à répétition ne disent rien de ses intentions stratégiques. Les investisseurs sont perplexes et de grands annonceurs ont rangé ou restreint leur porte-monnaie.

Un management brutal entre taylorisme et asservissement

Certes, Elon Musk n’a jamais été un parangon de management éclairé et humaniste. Sa brutalité ne date pas d’aujourd’hui. Nombreux sont les salariés de ses autres entreprises à avoir eu à subir ses oukases managériales sans quoi la porte leur était grande ouverte. Avec Twitter, l’impétrant n’a pas fait dans la dentelle. De 7 400 employés et 5 550 contractuels inscrits aux effectifs le 28 octobre, l’entreprise compte désormais un mois plus tard 1 000 employés et 1 100 contractuels (1). Soit une réduction de la masse salariale de plus de 80%. Une hécatombe digne des purges staliniennes à laquelle sont venus s’ajouter des départs cette fois volontaires de cadres et d’employés ayant ouvertement critiqué la gestion d’Elon Musk.

Pour faire partir les plus récalcitrants, le « Chief Twit » a même lancé à la mi-novembre un ultimatum sans appel à tous ceux qui n’avaient pas encore été congédiés. Dans un courriel interne, il écrit ceci (2) : « Pour bâtir un Twitter 2.0 révolutionnaire et réussir dans un monde de plus en plus concurrentiel, nous allons avoir besoin d’être à fond, à l’extrême. Cela signifie travailler de longues heures à haute intensité ». En conclusion, il invite chacun à cliquer sur la réponse « Oui » avant le jeudi 17 à 17 heures. Ceux qui s’abstiennent ou qui répondent l’inverse, sont évidemment virés sur le champ.

Pour les « heureux » rescapés, le chemin de croix n’est pas pour autant terminé. Dans son obsession de productivisme poussé à l’extrême, Elon Musk a fait transformer certains bureaux du siège de San Francisco en dortoirs et certains espaces sont même équipés de machines à laver. Objectif : inciter les salariés à rester sur place et travailler plus au lieu d’être dans les transports. Alertée par plusieurs plaintes, la ville de San Francisco a ouvert le 7 décembre une enquête pour s’assurer de la conformité de cette transformation des locaux. Irrité, Elon Musk a aussitôt répliqué sur Twitter (3) : « Alors, la ville de San Francisco attaque les entreprises qui fournissent des lits à leurs employés fatigués au lieu de s’assurer que les enfants sont à l’abri du fentanyl. Où sont vos priorités ».

Musk, un manager en mode barbare

Ce management par la peur et la contrainte qui ferait même rougir les héritiers des Thénardier, constitue néanmoins un risque majeur d’affaiblissement de l’entreprise. A part les zélotes hypnotisés par Saint Musk, personne ne peut décemment vouloir rester dans un environnement aussi toxique et pressurisé, même avec des ponts d’or financiers. Le proprio de Twitter n’en a toutefois cure alors qu’il devrait pourtant être celui qui incarne et impulse une vision stratégique plutôt qu’un garde-chiourme qui se demande comment il va rembourser les banques et les investisseurs pour son ruineux achat. Professeure spécialiste des réseaux sociaux à l’université UCLA, Sarah Roberts constate (4) : « Il se conduit comme une petite brute de cour de récré. Toute critique de ses déclarations largement inexactes sur la technologie valent un renvoi immédiat ».

Beaucoup en ont fait les frais tandis que Musk continue de s’entourer de hommes-lige et de laquais dans toutes les strates de Twitter et à rebours total de la culture d’entreprise jusqu’alors plutôt progressiste et libérale (au sens américain du terme). Ingénieur informatique français, Emmanuel Cornet avait rejoint Twitter avant de s’en faire débarquer dès l’arrivée du nouvel actionnaire. Il est choqué par l’absence de respect (5) : « J’ai l’impression que Musk aime beaucoup l’humanité mais pas beaucoup les humains […] Sur le long terme, objectivement, il semble essayer d’aider la planète, avec les voitures électriques, notamment […] Mais les gens autour de lui semblent jetables […] Je pense qu’on avait des œillères. La plupart des employés ont essayé de lui donner le bénéfice du doute le plus longtemps possible, aussi parce que trouver un autre boulot ce n’est pas forcément facile ». Même si la Bourse a un temps goûté les méthodes violentes de Musk, le capital humain de l’entreprise est en train de se déliter.

La sécurisation et la confiance de la plateforme en question

L’effet collatéral de cette épuration sans gants constitue également la preuve tangible qu’Elon Musk est loin d’être un manager avisé contrairement à la légende que d’aucuns continuent de vanter à longueur de temps dans le milieu tech. Un premier sujet (et non des moindres) est celui de la cybersécurité. En août dernier, Peiter Zatko, l’ancien chef de la cybersécurité avait déjà dévoilé à la presse les nombreuses failles de sécurité de Twitter en matière de protection des données personnelles des utilisateurs. Or, les techniciens travaillant à la sécurisation du réseau social ont été particulièrement décimés par les vagues de licenciement décidées par Musk.

A tel point qu’un autre manager crucial pour cet enjeu technologique (où Twitter n’a jamais particulièrement brillé par ailleurs) a fait également faux bond fin novembre à cause de divergences avec le « Chief Twit ». Ex-responsable de l’intégrité du réseau social, Yoel Roth a dénoncé publiquement le fait que Twitter n’était plus un lieu sûr. Ceci d’autant plus que les équipes consacrées à la modération des contenus sont pareillement exsangues. Il explique notamment que la seule modération encore active relève essentiellement des algorithmes mais qu’elle n’est pas suffisante pour traquer les dérives toujours plus créatives de certains.

En dépit de cette mise en péril patente, Elon Musk persiste à faire la sourde oreille et annonce dans la foulée dans un communiqué (6) : « À partir du 23 novembre 2022, Twitter n’applique plus le règlement concernant les informations trompeuses sur le Covid-19 ». Si l’acquéreur de Twitter avait voulu semer le doute profond, il ne s’y serait pas pris autrement. La confiance dans la plateforme est désormais sérieusement écornée à la grande satisfaction des factions conspirationnistes et de la droite hardcore.

Faites ce que je dis mais pas ce que je fais

En matière d’incohérences, Elon Musk n’est jamais avare. En arrivant à la tête de Twitter, il s’était aussitôt engagé à préserver la liberté d’expression. Enfin, non ! A l’accroître et à même l’élargir à celles et ceux qui ont été bannis sous l’ère de l’ancienne direction. Ce qui va alors se traduire par la réhabilitation du compte fermé de Donald Trump mais pas seulement. Parmi les graciés de Saint Musk, on trouve pléthore de comptes affiliés à l’extrême-droite comme celui de l’élue conspirationniste américaine Marjorie Taylor Greene (la même qui confondait Gaspacho et Gestapo), celui d’Andrew Anglin, néo-nazi créateur du site suprémaciste blanc The Daily Stormer ou encore celui de Carl Benjamin, extrémiste de droite, islamophobe et antiféministe notoire britannique. Pour quelqu’un qui déclare vouloir « assainir » un réseau social déjà bien mal en point à cause de la fachosphère et des complotistes, ce n’est guère contribuer à restaurer la qualité et la pondération des débats mais plutôt donner quitus aux haineux racistes, antisémites, homophobes et compagnie.

Mais là où Elon Musk est encore plus caricatural avec lui-même, est la toute récente décision qu’il vient de prendre à l’égard du compte @ElonJet qui relaie les données publiques relatives aux déplacements du jet privé de l’entrepreneur. Musk s’était initialement engagé le 7 novembre à ne pas suspendre ce compte bien qu’il estimât que ce dernier constituait un risque pour sa sécurité personnelle. Patatras ! Il y a quelques jours, la sanction tombe et le compte disparaît de Twitter ainsi que le profil personnel du créateur. Comme le souligne Raphaël Grably, journaliste spécialisé en technologies sur BFMTV (7) : « Après avoir suspendu le compte qui suivait le jet privé d’Elon Musk, Twitter suspend le compte personnel de son créateur. Visiblement, la liberté d’expression s’arrête à l’égo de Musk ». Et elle fonctionne selon une géométrie variable au bon vouloir égotique du contremaître Musk.

Musk en mode troll conspi

D’ego boursouflé à la limite du borderline, Elon Musk n’en manque pas. Maintenant qu’il détient les rênes de Twitter, il se comporte comme un sale gosse intenable pour amuser la galerie et donner pitance à ses admirateurs. Lorsque le célèbre écrivain Stephen King s’insurge contre la non-gratuité de la pastille bleue (Twitter Blue) certifiant l’authenticité d’un compte, Musk rentre aussitôt dans la bagarre et négocie en live comme un marchand de tapis, passant ainsi de 20$ à 8$ en une fraction de tweets tout en n’omettant pas d’exciter les « haters » qui vont alors troller sans fin le profil de l’écrivain américain.

Twitter est véritablement devenu le porte-voix numérique du « personal branding » d’Elon Musk avec tous les excès inhérents au personnage. Pour les élections américaines de mi-mandat, il appelle ainsi à voter ouvertement pour le parti républicain. Il dézingue systématiquement les journalistes qui osent objecter des critiques ou des contradictions. Plus récemment, il s’en est violemment pris au docteur Anthony Fauci, le conseiller sortant de la Maison-Blanche sur la pandémie de Covid-19 en insinuant que ce dernier aurait profité de la crise sanitaire.

C’est là sans doute où le pire est en train de survenir. Musk se fait aussi épandeur de fake news. Lors de l’agression à son domicile du mari de Nancy Pelosi, présidente (démocrate) de la Chambre des représentants des Etats-Unis, il relaie compulsivement un blog obscur affirmant que l’agresseur était en fait un prostitué ayant eu un profond désaccord avec la victime. Quelque temps plus tard, le patron de Twitter récidive en recyclant cette fois une fake news attestant que CNN attaquait la liberté d’expression sur Twitter. A chaque fois, les tweets originaux ne sont pas effacés. Or, le problème est grave. Avec plus de 121 millions d’abonnés sur Twitter, Elon Musk est à même de favoriser des infoxs et des manipulations en tout sens. Pour un type qui veut redonner du lustre à son acquisition, la méthode interpelle.

Le business est dans le tweet

Côté business, Elon Musk procède pareillement dans l’imprévisibilité. Chacun se souvient sûrement du flop mémorable et chaotique de l’abonnement à Twitter Blue à 8 $ par mois (après qu’il fut initialement à 20$ si Stephen King n’avait pas râlé !). Alors même qu’en interne, la sonnette d’alarme avait été tirée sur l’impréparation du projet, l’entrepreneur a voulu passer outre en annonçant lui-même et immédiatement la mise en place d’une certification payante pour les profils. Comme il n’existait aucun système de vérification de l’identité des demandeurs, ce fut aussitôt la foire aux usurpations d’identité. La société de jeux vidéo Nintendo a ainsi vu un compte « certifié » tweeter en son nom avec son personnage Mario faisant un gros doigt d’honneur ! Même mésaventure pour le laboratoire pharmaceutique Eli Lilly où un compte officialisait la gratuité d’un traitement à base d’insuline réputé pour être particulièrement coûteux. Musk lui-même a vu son identité détournée et n’a guère goûté la blague. Un fiasco qui avait conduit alors un annonceur sur deux à cesser ses achats d’espace publicitaire !

Dans un autre registre, Elon Musk a ouvert les hostilités le 28 novembre envers Tim Cook, le PDG d’Apple. En cause ? La suppression de l’application Twitter sur l’App Store et une taxe de 30% sur les abonnements Twitter Blue. Avec en bonus, une diatribe faisant d’Apple, l’ennemi de la liberté d’expression et un suppôt du parti démocrate. Les thuriféraires de Musk sont évidemment aussitôt montés au créneau et ont pris d’assaut le compte Twitter d’Apple et son CEO. En fin de compte, le New York Times précisera quelques jours plus tard qu’Apple avait juste interrompu la diffusion de tweets sponsorisés sur Twitter pour ne pas être associé à une fusillade mortelle à Colorado Springs. En ce qui concerne la suppression de Twitter de l’App Store, Elon Musk a lui-même reconnu qu’Apple n’avait jamais souhaité faire ça. Mais voilà, le coup de pression a marché. Il s’est vu invité à discuter avec Tim Cook.

Elon Musk n’a pas de feuille de route

Au regard de ces anecdotes, on pourrait parfois croire qu’il ne s’agit que d’un sitcom satirique exagérant à grosses mailles le comportement fantasque et impulsif d’un des hommes les plus riches au monde. Pourtant, il n’en est rien. C’est bien de réalité brute et concrète dont il s’agit. Elon Musk fonctionne véritablement ainsi. A coups de menton, à coups de trique et à coups d’intoxs en tout genre. C’est là où il faut désormais déboulonner de son piédestal le soi-disant génie. Certes, il affiche d’incontestables réussites avec Tesla, SpaceX et Starlink. Mais, même ces pépites deviennent à risque tant leur dirigeant est épris d’une toute-puissance maladive qui peut mettre à mal ce qui a été bâti jusqu’à présent.

Elon Musk n’est ensuite absolument pas un modèle de leadership, ni de management. C’est quelqu’un à l’intelligence hors normes mais qui avance uniquement par pulsion, au gré de ses convictions (elles-mêmes aléatoires), de ses intérêts et de son ego dilaté. La preuve de ce comportement erratique se trouve notamment dans les centaines de courriels et SMS rendus publics en octobre 2022 par le rapport de la Cour de chancellerie du Delaware dans le cadre du procès opposant Musk à Twitter. Malgré les impressionnants pedigrees des acteurs ayant participé et conseillé Elon Musk dans le rachat de Twitter, rien n’était cadré comme le confie l’un d’entre eux sous le sceau de la confidentialité (8) : « Le consensus de tous les fils de discussion auxquels je participe est que tout le monde a l’air stupide. Les gens se disent tous : « Est-ce vraiment comme ça qu’ils font du business » ? Il n’y a pas vraiment de réflexion ou d’analyse stratégique. Tout se joue à l’émotion et sans vraiment se soucier des conséquences ».

Autrement dit, Elon Musk avançait sans feuille de route, seulement mû par son ego depuis si longtemps fasciné par Twitter (lire à ce sujet cet article du Blog du Communicant) et empêtré dans sa promesse initiale d’acquisition dont il a tenté un temps de se retirer avant d’abandonner, le procès entre Twitter et lui pouvant lui être fatal financièrement (ou du moins à risque maximum). Dans sa communication débraillée, Musk fédère certes ses aficionados qui en redemandent mais dessert totalement l’image et la confiance envers les entreprises dont il a la charge. Or, un CEO est une clé de voûte incontournable dans la performance et la vision d’une entreprise. A condition de savoir composer avec pertinence une stratégie de communication plutôt que mitrailler des tweets selon l’humeur du jour et les lubies de l’instant.

Pour le moment, Musk ne semble pas revenir à la raison. Dernier avatar en date : la suspension d’une douzaine de journalistes américains le 15 décembre. De quoi être préoccupé par la liberté de la presse et d’expression version Elon Musk !

Sources