Danone supprime le Nutri-Score de ses yaourts à boire : décision sensée ou risque réputationnel en vue ?

Longtemps promoteur du label nutritionnel Nutri-Score et pionnier dans son affichage sur les emballages, Danone vient d’annoncer qu’il retirait illico le logo multicolore de certaines catégories de produits. La récente révision des modes de calcul du Nutri-Score a en effet dégradé la note de plusieurs de ses marques laitières. En termes de transparence informationnelle, Danone ne prend-il pas un risque réputationnel vis-à-vis de la confiance des consommateurs ? Quelques éléments de réflexion et de contexte pour comprendre cette bataille informationnelle qui est loin d’être totalement résolue.

Qu’il semble soudainement révolu le temps où Danone était un fervent militant du Nutri-Score. A tel point que l’enseigne alimentaire s’était fendu d’un courrier officiel le 27 avril 2020, avec une quarantaine de signataires (dont Nestlé, Fleury Michon et Mc Cain), à Stella Kyriakides, commissaire à la Santé et à la Sécurité Alimentaire de l’Union européenne, pour demander que soit rendu obligatoire cet étiquetage nutritionnel à destination des consommateurs. Le motif ? Les signataires le justifient ainsi (1) : « Un adulte européen sur deux étant en surpoids ou obèse, il est impératif d’agir pour contribuer à endiguer la vague de cette crise de santé publique. L’étiquetage nutritionnel a été identifié par les gouvernements nationaux et les experts internationaux de la santé comme l’un des principaux outils politiques pouvant être utilisés pour aider les consommateurs à faire des choix alimentaires éclairés et plus sains ».

L’initiative avait été d’autant plus remarquée et appréciée que l’année précédente, l’Union européenne avait échoué à mobiliser autour de ce curseur informationnel. En mai 2019, elle avait lancé une pétition citoyenne au sein de tous les Etats membres pour ne recueillir péniblement un an plus tard que 100 700 signatures sur le million requis afin que l’apposition devienne imposé.

Le coup de pouce des industriels de l’alimentaire était donc providentiel. Eux-mêmes se déclaraient enchantés d’en faire sa promotion à l’instar de Marco Settembri, à l’époque directeur général de Nestlé pour la zone Europe, Moyen-Orient et Afrique du Nord (2) : « Le Nutri-Score aide les consommateurs à faire les bons choix alimentaires et incite les entreprises du secteur agroalimentaire à accélérer le développement de produits plus sains. Le Nutri-Score nous aide à placer la barre plus haut ; nous invitons toute l’industrie à nous rejoindre ».

Un indice très rapidement contesté

Tout le monde semblait donc radieux. Les consommateurs pouvaient dorénavant effectuer des choix nutritionnels plus éclairés et en toute connaissance de cause. Les autorités disposaient d’un outil de santé publique validé par des scientifiques pour mieux lutter contre la malbouffe et l’obésité. Les industriels avaient un indicateur qui permettait de valoriser en rayons leurs produits dont la recette était plus équilibrée. Sans toutefois être contraints de l’afficher systématiquement, en particulier pour les produits recueillant les critères « D » et « E » qui désignent les aliments les moins sains.

Porté sur les fonts baptismaux, ce nouvel indice semblait augurer d’une ère où la suspicion à l’égard des industriels allait s’estomper, eux qui sont régulièrement accusés de mettre trop de sucre, de sel, de graisses et autres ingrédients peu bénéfiques pour la santé s’ils sont en excès. C’était sans compter avec certains acteurs qui vont constamment ferrailler contre le Nutri-Score au motif qu’ils stigmatisent des catégories entières de produits et qu’ils les pénalisent économiquement. L’industrie des fromages (et l’Italie dont le secteur agro-industriel puissant compte pour 8 % du produit intérieur brut du pays) est d’ailleurs parmi les détracteurs les plus virulents puisqu’environ 90% d’entre eux hérite actuellement d’une notation entre « C » et « E ».

Médecin, professeur de nutrition à l’université Sorbonne Paris Nord, Serge Hercberg est à l’origine du fameux système d’étiquetage Nutri-Score. Dans un livre paru en février 2022 intitulé Mange et tais-toi, il dévoile les coulisses de l’apparente concorde qui avait pourtant prévalu deux ans plus tôt. Il raconte notamment comment des entreprises comme Ferrero, Coca-Cola, Lactalis, Mondelez, Unilever, Mars et des fédérations agricoles ont mené d’intenses batailles juridiques et législatives pour éviter que le « maudit » label ne devienne obligatoire et se généralise dans toute l’Europe. D’aucuns ont même tenté d’opposer un label alternatif baptisé NutrInform, qui se borne à lister la composition des aliments, de manière peu claire et sans aucune notation et qui brouille au passage le message pour les consommateurs.

Le mythe de la tradition comme contrefeu de communication

Une association opposante a même vu le jour sous la bannière de « No-Nutri-Score Alliance ». Association que certains observateurs du marché suspectent d’être téléguidée en sous-main par l’industriel italien Ferrero, particulièrement remonté contre tout étiquetage trop contraignant en matière d’information nutritionnelle. Très active dans les travées du Parlement européen, elle inonde aussi les réseaux sociaux de posts et de vidéos qui attaquent frontalement le Nutri-Score. Elle affirme notamment que ce dernier défavorise les produits du terroir et des petits producteurs (fromages, pâtés, charcuteries, jambons, etc) et détruit le patrimoine gastronomique qui risque d’être remplacé par des produits alimentaires manufacturés jusqu’à « la viande de synthèse » (interdite en Europe). Un argument qui a d’ailleurs énormément porté parmi les partis d’extrême-droite de l’UE (Italie en tête encore une fois) et qui est bien loin des préoccupations de santé alimentaire.

La conséquence de ce tir d’artillerie argumentaire massif en Italie, c’est Walter Ricciardi, ancien président de l’Institut supérieur de santé publique, qui le constate (3) : « Aujourd’hui, le récit anti-Nutri-score est devenu non seulement généralisé mais totalement hégémonique en Italie et on ne peut plus publiquement aller à son encontre ». En somme, la défense de la tradition culinaire a pris le dessus sur la promotion de l’information alimentaire en jouant en particulier sur l’imagerie binaire (mais efficace) du petit artisan respectueux contre le gros industriel capable d’aller fabriquer de la viande reconstituée.

Un paradoxe lorsqu’on sait que des géants agro-alimentaires sont également à la manœuvre pour faire capoter le Nutri-Score et préserver leurs intérêts économiques. Il n’en demeure pas moins que la bataille de communication a porté ses fruits. La position italienne a depuis rallié à elle, plusieurs Etats membres dont la Grèce, Chypre, la Roumanie, la Lettonie, la République tchèque et la Hongrie. Quant à l’Espagne, pourtant un des pays pionniers qui ont adopté Nutri-Score, le discours est désormais plus ambigu à son égard.

Une révision scientifique du Nutri-Score qui ne passe pas

C’est dans ce contexte de défiance accrue que Danone a fait part, le 4 septembre, de sa décision de retirer Nutri-Score de tous les produits de sa gamme de produits laitiers et d’origine végétale à boire. Si elle a fait grand bruit médiatiquement, l’annonce du géant alimentaire français ne fait qu’amplifier en fait un vent de contestation déjà amorcé depuis plusieurs mois. Bjorg et Fleury Michon avaient ainsi déjà fait savoir que le logo du Nutri-Score allait s’effacer des emballages de plusieurs de leurs produits.

La raison de cette mise au ban tient à la récente révision des modes de calcul de cette échelle nutritionnelle par le comité scientifique en charge du Nutri-Score. Depuis le 1er janvier 2024 à la lumière des nouveaux algorithmes introduits, de nombreux produits ont ainsi vu leur note se dégrader comme la viande rouge, les sodas et plusieurs types de laits, végétaux ou non. Serge Hercberg s’en explique (4) : « Certaines de ces boissons, des laits aromatisés par exemple, peuvent contenir jusqu’à 10 g de sucre, proche d’un soda. Le nouveau mode de calcul permet de les pénaliser. Ils vont passer de B à C, D ou E en fonction de leur teneur en sucre ».

Face aux bras-de-fer engagés par les marques pour bannir le nouveau Nutri-Score, le professeur Hercberg déplore (5) : « Retirer le nutriscore de ses produits alors que des nouvelles règles ont durci la note de certains produits, c’est hypocrite. Cela revient à accepter uniquement les notes obtenues sont bonnes pour l’image de la marque». Tout en précisant que ces changements avaient été partagés au préalable avec les concernés (6) : « Des mises à jour, reposant toutes sur des fondements scientifiques, s’effectueront au cours des années, de manière à être le plus en cohérence possible avec les recommandations nutritionnelles ».

Vers un dialogue de sourds ?

La réputation des marques démissionnaires, notamment celle de Danone qui s’est longtemps érigé en chantre de la transparence informationnelle sur ses produits depuis 2020, va-t-elle s’en trouver impactée ? A en juger d’après les réactions des organisations consuméristes comme UFC-Que Choisir et des ONG spécialisées comme Foodwatch, leurs porte-paroles fulminent (7) : « L’affichage du Nutri-Score sur la base du volontariat ne permet pas d’assurer la bonne information des consommateurs. Si le Nutri-Score était obligatoire, on ne serait pas dans cette situation. La décision de Danone est inadmissible ».

Les industriels n’ont pas la même lecture de cette modification des règles du jeu. A leurs yeux, le changement opéré dans l’arithmétique du Nutri-Score ne met pas assez en valeur les efforts qu’ils ont consentis pour modifier les recettes de leurs produits afin d’être classé sur le plus haut de l’échelle possible. Chez Danone, on ne décolère pas (8) : « Il y a un côté un peu décourageant. Le Nutri-Score était sur une démarche de progrès qui poussait les marques à s’améliorer. Désormais, nous basculons sur une approche qui risque d’aller à l’encontre de l’effet voulu, qui était d’inciter les gens à mieux s’alimenter. Considérer du lait ou des yaourts à boire comme du soda, cela n’a pas vraiment de sens ».

L’enjeu commercial du Nutri-Score

Pourtant, la décision de Danone et consorts relève surtout d’une logique économique plus qu’autre chose. Et cela a été probablement ainsi depuis l’adoption du fameux logo multicolore. Au-delà des querelles nutritionnelles et des modes de calcul qui président l’attribution d’une note, les acteurs alimentaires ont une vision très utilitariste (cynique diraient d’aucuns) du Nutri-Score même s’ils ne l’affirmeront jamais ouvertement. D’incontestables progrès nutritionnels ont été accomplis dans la formulation de certains produits mais d’autres avaient étonnamment réussi à rester dans les meilleures notes alors que leurs teneurs en sucre ou sel étaient encore élevées.

La révision du Nutri-Score a permis de corriger ces écarts. Ce qui peut effectivement changer le devenir commercial pour une marque. Le panéliste IRI fait ainsi remarquer (9) que les produits notés A ont vu leurs ventes augmenter en moyenne de 5 % en 2020 et de 2,1 % pour les produits B tandis que la notation C ou D ne semblait pas avoir de vrai impact sur les ventes. En revanche, les produits Nutri-Score E avaient reculé de 2,3 %. Plutôt qu’afficher un « E » pas forcément vendeur, les marques préfèrent logiquement la politique de la chaise vide.

Et si on laissait le consommateur trancher en toute clarté ?

Reste que le tir de barrage contre le Nutri-Score version 2 risque d’être mal interprété par les consommateurs qui y verront là une ultime contorsion marketing pour éviter d’éroder les ventes des produits devenus moins bien classés et avoir un discours santé à géométrie variable. Pour David Garbous, expert en marketing et président du collectif En Vérité, une association qui milite pour la transparence alimentaire, il existe un risque réputationnel avéré (10) : « C’est un peu le symbole d’un ancien monde qui se réveille. Au lieu d’améliorer la qualité des produits, Danone préfère se retirer. Les consommateurs vont évidemment questionner les convictions d’une entreprise comme Danone qui fait marche arrière. Cela met en danger sa crédibilité ».

Bien qu’il y ait de possibles améliorations (ou limites) de son système de hiérarchisation nutritionnelle, Nutri-Score n’en demeure pas moins un très bel outil d’information qui est de surcroît soutenu aussi bien par l’Etat que par les associations de consommateurs et les scientifiques. Son apposition sur un produit constitue une véritable aide au choix pour le consommateur. Pourquoi dès lors vouloir édulcorer ou occulter par omission certains résultats ?

Après tout, il advient aussi à ce même consommateur de prendre en main son hygiène alimentaire. Se faire plaisir avec un bon fromage au lait cru ou un saucisson traditionnel est un choix individuel même si ces produits comportent un « E » qui aide surtout à comprendre qu’il ne faut pas en abuser pour garder une nutrition équilibrée. Dès lors, gommer ce « E » au motif qu’il est discriminant ou injuste relève de l’hypocrisie mercantile des marques qui cessent là leur devoir d’informer honnêtement. Il n’est d’ailleurs pas dit que les produits sans Nutri-Score risquent à terme de devenir plus « suspects » !

Sources