Chipotle : Une chaîne de fast-food peut-elle critiquer l’industrie alimentaire pour son propre bénéfice ?
La chaîne américaine tex-mex de restauration rapide Chipotle est décidément une entreprise turbulente. Après avoir concocté un vrai-faux buzz sur Twitter en juillet dernier pour son 20ème anniversaire, l’enseigne a récidivé cette fois avec une superbe vidéo d’animation pour dénoncer les méfaits commis par l’industrie agro-alimentaire dans l’élevage des animaux pour la consommation humaine. Combat légitime ou récupération marketing borderline ?
Indubitablement, Chipotle a l’art de défrayer la chronique et faire parler de sa marque. Le 11 septembre, l’enseigne tex-mex a mis en ligne sur YouTube, une vidéo onirique et émouvante intitulée « The Scarecrow ». Ce joli film d’animation en images de synthèse narre les découvertes horrifiées d’un personnage en forme d’épouvantail fermier qui se retrouve plongé dans les entrailles glauques d’une usine d’élevage baptisée « Crow Foods Incorporation ». Là, les poules sont piquouzées aux hormones tandis que les vaches sont confinées dans des boxes concentrationnaires pour se faire traire jusqu’à la dernière goutte de lait. De retour à la campagne, le petit épouvantail est encore plus déterminé à élaborer ses tacos avec de bons produits naturels et vierges de tout process industriel. Comme Chipotle !
Chipotle met du piment dans le débat
Le moins qu’on puisse dire, est que Chipotle a magistralement réussi son coup. Six jours plus tard, le compteur de la vidéo a franchi la barre des 6 millions de vus sur YouTube. Pour enfoncer le clou auprès des internautes, la marque propose même à la fin du film de poursuivre les aventures de l’épouvantail en allant télécharger un jeu sur iTunes où chacun pourra contrer les visées productivistes de « Crow Foods Incorporation » sur son iPad ou son iPhone ! Et à voir les quelques commentaires déposés sur iTunes, l’opération rencontre des fans enthousiastes.
De la part d’une chaîne de restauration rapide, une telle approche a pourtant de quoi surprendre de prime abord. Ce secteur n’est guère réputé pour sa fine gastronomie et sa naturalité exemplaire. Il n’empêche que Chipotle assume totalement la teneur critique de son message et entend en faire un axe fort de sa communication auprès des consommateurs. Mark Crumpacker, directeur marketing de Chipotle est sans ambages sur les intentions de l’entreprise (1) : « Nous avons créé le jeu et le film « The Scarecrow » pour aider les gens de manière ludique et engageante à mieux comprendre la différence entre de la nourriture industrielle et de la nourriture authentique. Plus les gens sauront d’où vient leur nourriture et comment elle est préparée, plus il est probable qu’ils exigeront des produits de grande qualité comme ceux que nous servons dans nos restaurants ».
Un discours cohérent avec le positionnement de Chipotle
Il suffit d’aller faire un tour sur le site Web institutionnel de Chipotle pour constater que la posture communicationnelle adoptée dans la vidéo ne relève pas d’un opportunisme mercantile soudain. Une rubrique est ainsi consacrée aux engagements que l’enseigne s’est assignés en matière d’alimentation saine. A travers un manifeste intitulé « Food with Integrity », l’entreprise explique, vidéos à l’appui, comment elle restreint au maximum le recours aux antibiotiques pour les animaux d’élevage, comment elle privilégie les partenariats avec des fermes familiales et comment elle préserve l’environnement en matière de cultures agricoles. Cette année, Chipotle a d’ailleurs annoncé vouloir être la première chaîne de restauration rapide à bannir les ingrédients à base d’OGM de ses menus.
La vidéo éditée s’inscrit donc fort logiquement dans cet esprit frondeur que Chipotle entend afficher pour mieux se dissocier de ses concurrents dont l’image n’est pas toujours reluisante aux yeux de l’opinion publique. L’initiative de Chipotle a d’ailleurs mis le plus gros de ses concurrents, à savoir McDonald’s, dans un certain embarras et l’a contraint à sortir de sa réserve avant qu’il ne soit trop tard. Un porte-parole du géant du burger a ainsi tenu à réaffirmer publiquement certains faits (2) : « Notre chaîne d’approvisionnement inclut des fournisseurs de toutes tailles, y compris des ranches et des fermes familiales aux USA (…) Nos poulets et nos porcs, comme tous les poulets et les porcs aux USA, ne contiennent pas d’hormones artificielles ».
Les tacos restent sur le ventre de certains
En dépit de ce solide succès d’audience et de la tonalité indéniablement touchante de la vidéo, Chipotle a malgré tout fait grincer de nombreuses dents peu enclines à souscrire goulument à la belle histoire contée par « The Scarecrow ». Le site Internet de vidéos comiques Funny or Die n’a d’ailleurs pas manqué d’épingler ironiquement le discours un peu trop rose bonbon de Chipotle. Peu de temps après la mise en ligne du petit film de Chipotle, Funny or Die a décliné une vidéo parodique détournant allègrement les paroles de la chanson de Fiona Apple qui figure dans la version originale. Avec un humour cinglant, le pastiche intitulé « The Honest Scarecrow » suggère ouvertement que Chipotle verse dans le cynisme et la manipulation à grandes doses de bons sentiments qui ne visent qu’à faire venir les consommateurs dans leurs restaurants.
Même si la caricature n’a enregistré au final que 230 000 vus, d’autres acteurs ont pris le relais pour fustiger la démarche jugée hypocrite de Chipotle. Ainsi, l’association consumériste The Centre for Consumer Freedom n’a pas hésité à mettre les pieds dans le plat pour dénoncer la vidéo (3) : « Il existe aujourd’hui tout un récit sans cesse développé par des citadins qui ont des problèmes idéologiques avec les technologies de production alimentaire modernes. Chipotle en profite pour faire un maximum d’argent sur ce courant ». Sur Facebook, d’aucuns se sont d’ailleurs insurgés avec virulence contre Chipotle (4) : « Honte à Chipotle ! Apprenez plutôt ce qu’est la vraie agriculture. Vos images sont pleines de mensonges et d’idées fausses. Quelle façon honteuse d’exploiter les autres pour gonfler vos profits ! ». Visiblement, l’épouvantail de Chipotle n’a pas convaincu tout le monde !
Une entreprise peut-elle militer aussi ouvertement ?
Co-auteur de Barfblog, un blog à succès sur la sécurité alimentaire « de la ferme à la fourchette » comme le proclame joliment la bannière du site, le Dr Douglas Powell n’est pas vraiment tendre à l’égard de l’initiative de Chipotle qu’il accuse de brouiller les perceptions et de jouer avec les peurs des consommateurs (5) : « Chipotle a loupé le coche. Une entreprise qui fait 800 millions de dollars par an et possède 1 500 restaurants, est une grosse entreprise. Qu’ils assument ce statut plutôt que jouer les « branchouilles ». Qu’ils expliquent plutôt leurs programmes de sécurité. Les parents se soucient plus de savoir si la nourriture rendra malade ou pas leurs enfants ».
Le Dr Powell met le doigt sur un paradoxe sensible. Avant de se lancer dans des campagnes militantes bien orchestrées et aux questions légitimes, peut-être serait-il en effet pertinent de revenir d’abord sur les fondamentaux, à savoir d’abord expliquer vraiment et en détails ce que fait l’entreprise ? Les entreprises ont effectivement un rôle sociétal accru. Rôle qui ressort nettement du dernier Edelman Trust Barometer où les consommateurs attendent des entreprises qu’elles aillent au-delà de leur simple périmètre industrialo-économique en se préoccupant davantage de leur écosystème global. En revanche, attention à ne pas déraper subrepticement dans le lavage de cerveau à coups d’opérations marketing habilement troussées. Dans le cas de Chipotle, c’est d’autant plus suspicieux que l’enseigne n’avait pas hésité en juillet 2013 à inventer un vrai-faux détournement de son compte Twitter pour générer du buzz autour de ses 20 ans. De là à ce que la vidéo « The Scarecrow » soit un esthétique cautère sur une langue de bois, il n’y a qu’un pas qu’on est en droit de suspecter.
Sources
(1) – Jenny Eagle – « McDonald’s wades into Chipotle Mexican grill debate » – Food Production Daily.com – 19 septembre 2013
(2) – Ibid.
(3) – Ibid.
(4) – Ibid.
(5) – Ibid.
A lire ou relire sur le Blog du Communicant
– « #OccupyWallStreet : Des marques peuvent-elles se prévaloir d’un mouvement contestataire ? » – 14 octobre 2011
6 commentaires sur “Chipotle : Une chaîne de fast-food peut-elle critiquer l’industrie alimentaire pour son propre bénéfice ?”-
food -
-
Olivier Cimelière -
-
Antoine Cheret -
-
Olivier Cimelière -
-
Thibaut Gratius -
-
Olivier Cimelière -
merci pour cette article
très bonne Bonne lecture
Merci pour votre compliment !
Merci pour ce billet !
A la lecture du site de Chipotle, on peut se demander si l’entreprise a les moyens de sa communication. Les données factuelles présentées sur la page consacrée à son programme Food with Integrity (http://www.chipotle.com/en-us/fwi/fwi_facts/fwi_facts.aspx) mêlent assez habilement informations génériques sur les pratiques agroalimentaires, déclarations qui ne peuvent que recueillir l’assentiment de tous (« les animaux devraient être nourris de la manière la plus naturelle possible »…) et ce que fait vraiment Chipotle. Les véritables engagements, étayés par des chiffres, paraissent rares…
Il n’est pas sûr du tout que cette chaîne de fast-food puisse tenir très longtemps son positionnement développement durable et agriculture raisonnée (un sacré paradoxe !) au risque d’un retournement d’image violent.
Merci Antoine pour cette remarque ! Vous avez pointé avec justesse la limite du discours de Chipotle qui reprend des données générales à son compte mais sans vraiment détailler ce que fait par ailleurs concrètement l’entreprise ! C’est d’ailleurs ce que critique le médecin blogueur que je cite à la fin du billet ! Un dossier à suivre !
Merci pour l’analyse Olivier.
La communication du Crédit Mutuel ou de Super U tend vers la même stratégie (« Nos conseillers ne perçoivent pas de commissions sur les produits proposés » ; « le u-commerce proche des fournisseurs locaux »). Ils procèdent davantage par allégation que Chipotle, qui lui est franchement dans l’attaque frontale. Mais le principe est le même : s’inscrire à l’opposé de pratiques sectorielles qui indignent le consommateur.
Avec des niveaux de confiance aussi historiquement bas dans les entreprises, il n’est pas surprenant que certains s’essayent au « marketing du repenti »… celui qui balance peut-il pour autant espérer sortir blanchi ?
Merci Thibaut pour ce complément très éclairant. En France, Crédit Mutuel (voire CIC également et Crédit Agricole) et Système U empruntent en effet ce registre de communication.
Cela peut-être un puissant levier de progrès sociétal et par ricochet d’image bénéfique à l’entreprise. Encore faut-il ne pas opérer un « double » discours et être très carré dans ses allégations. Système U a une très belle communication qui joue la proximité et la carte régionale et française. Sauf que dans le rapport du sénateur Artuis en juillet 2013, l’enseigne figure parmi les distributeurs suspectés d’évasion fiscale (http://www.rmc.fr/info/400634/les-5-enseignes-francaises-de-grande-distribution-accusees-d-evasion-fiscale/ ). Dans ces cas-là, le risque de retournement d’image est grand et potentiellement très violent pour l’entreprise qui en devient nettement moins crédible.