Tour de France : Pourra-t-il un jour se défaire de sa réputation de dopage ?

Sponsor de la Grande Boucle encore cette année, Vittel serait-il enfin devenu le carburant du peloton pour avaler à vitesse faramineuse les vertigineuses pentes que les coureurs de la 100ème édition ont dû grimper ? On aurait envie de le croire puisqu’aucun contrôle anti-dopage positif n’est venu ternir ce Tour de France historique. Paradoxalement, jamais l’ombre du dopage n’aura autant plané sur l’épreuve devant les exploits ahurissants du vainqueur de l’édition 2013. Le Tour (et le cyclisme en général) est-il condamné à être une épreuve à la réputation éternellement accolée au dopage ?

Avant le départ du Tour du Centenaire, il y eut les déclarations fracassantes du néo-repenti Lance Armstrong assurant qu’il était impossible de vaincre sans recours aux potions magiques et les aveux de Jan Ullrich admettant qu’il s’était dopé pour gagner son Tour en 1997. Puis, ce fut l’ex-champion devenu commentateur de télévision Laurent Jalabert contraint de rendre le micro pour une sombre affaire d’anciens échantillons contenant de l’EPO. Enfin, ce furent les performances d’extra-terrestre du Maillot Jaune, Chris Froome, qui ont suscité perplexité et suspicion chez les journalistes et les spectateurs. Le dopage est-il un handicap d’image grandissant ou un simple épiphénomène dont le public et les partenaires du Tour se moquent éperdument ?

Entre omerta et vœux pieux ?

Le dopage, un sujet tabou du peloton

Le dopage, un sujet tabou du peloton

Promis, juré, craché ! A la veille de donner le coup d’envoi de l’édition centenaire du Tour de France, ses officiels représentants ont clairement seriné que la donne avait changé concernant le dopage. Aux mauvais esprits qui remuent sans cesse les vieilles histoires et en déterrent de nouvelles, la 100ème allait prouver que désormais les tricheurs et les accros de la seringue étaient des personnages révolus sur le tracé de la Grande Boucle. Place aux exploits authentiques qui font vibrer les foules et repoussent toujours les limites des chronomètres. Et de brandir le choc des titans annoncé entre un ex-junkie devenu propre Alberto Contador et un phénomène supersonique clean, Chris Froome.

Dès lors, gare à ceux qui émettent des doutes dès les premiers coups de pédale du futur vainqueur du cru 2013. D’emblée, Bernard Hinault, le vénérable quintuple vainqueur du Tour et aujourd’hui ambassadeur charismatique de la course, s’insurge contre les allégations et les doutes qui affleurent çà et là, morigénant avec son style frondeur les observateurs qui osent évoquer le spectre du dopage. Avec le Blaireau, c’est automatiquement « pédalez, il n’y a rien à voir ».

Au sein du peloton, l’ambiance oscille d’ailleurs entre vœux pieux et omerta triple étanchéité. Manager de la formation française AG2R, Vincent Lavenu croise les doigts (1) : « J’espère surtout que cette 100ème édition ne sera pas entachée par des affaires nauséabondes ». Interrogé sur les affirmations de Lance Armstrong, le coureur australien Cadel Evans, vainqueur en 2011, répond sobrement (2) : « Je pense le contraire. Je suis la preuve que ce n’est pas vrai ». Et chacun de réciter le même refrain d’un sport qui a enfin accompli sa mue et banni pour toujours une pharmacopée toujours plus sophistiquée sous l’impulsion de l’Union Cycliste Internationale. Et d’ajouter un brin sarcastique qu’on ferait bien de se pencher un peu plus fortement sur d’autres disciplines comme le football et le rugby plutôt que de toujours crucifier le cyclisme.

Nonobstant ces contrefeux, la controverse s’est pourtant réactivée lorsque Chris Froome s’est rapidement emparé du Maillot Jaune. Directeur du Tour de France, Christian Prudhomme s’est alors ému de ce traitement médiatique obnubilé par le dopage (3) : « Il y a eu des années d’errance et de triche. Le vélo a fauté avant les autres. Cela a changé même si cela n’est pas encore idéal (…) Le cyclisme n’est pas un monde parfait mais on n’est pas le repaire de voyous qu’on dépeint aujourd’hui ».

Pourquoi une image si calamiteuse ?

1967 : Tom Simpson s'écroule mortellement sur les pentes du Ventoux

1967 : Tom Simpson s’écroule mortellement sur les pentes du Ventoux

Jean-René Bernaudeau, manager de l’équipe cycliste Europcar et ancien coureur lui-même du temps des années Hinault, en convient (4) : « Clairement, mon sport n’est pas très présentable et le dopage nuit à notre image. Quand une entreprise est proche de déposer le bilan avec un carnet de commandes plein, c’est qu’il y a un problème ». De fait, l’histoire du Tour de France est intimement liée à l’absorption de substances dopantes dès les premières chevauchées de Lucien Petit-Breton et Maurice Garin dans les années 1910. A l’époque, le cocktail miraculeux se composait de vin rouge et de cocaïne pour tenir le coup. Chaque décennie aura par la suite ses tricheurs comme Michel Pollentier, ses repentis comme Jacques Anquetil et Laurent Fignon et ses martyrs comme Tom Simpson décédé en pleine ascension du Mont Ventoux après avoir abusé d’amphétamines.

Plus récemment, les affaires n’ont jamais cessé de nourrir la chronique sulfureuse du peloton. En 1998, ce fut l’affaire Festina et la révélation d’un dopage organisé de manière méticuleusement industrielle. Il y eut ensuite l’affaire Puerto du nom de ce médecin espagnol très prodigue en produits survitaminés avant d’aboutir de nos jours aux aveux tardifs de Lance Armstrong, lui qui a si longtemps cultivé un déni en béton armé. L’agence américaine antidopage (Usada) a d’ailleurs mentionné dans son rapport que 36 des 45 coureurs montés sur le podium final du Tour de France ont été impliqués dans des scandales relatifs au dopage entre 1996 et 2010 !

Quant aux rares voix qui ont tenté de dénoncer et d’enrayer les pratiques déviantes, celles-ci ont été alors immédiatement mises à l’index et exilées d’un peloton refusant ce déballage inconvenant. C’est le cas par exemple de Christophe Bassons qui fut tout bonnement « massacré » par l’immense majorité de ses comparses à vélo, Armstrong en tête, pour avoir publiquement pris position contre le dopage et voulu mener un combat à son encontre. Aujourd’hui encore, son nom est difficilement prononçable par beaucoup de coureurs qui ne veulent pas s’étendre sur le sujet. Autant dire qu’au fil des décennies, le dopage est apparu comme consubstantiel de la réputation du Tour de France.

Une étrange tolérance

Le public est d'abord friand d'exploits et pas vraiment soucieux du dopage

Le public est d’abord friand d’exploits et pas vraiment soucieux du dopage

En dépit d’une éthique sportive allègrement foulée, le Tour de France n’a paradoxalement jamais vraiment souffert en termes de popularité. Certes, les coups de chaud comme l’exclusion des Festina ou les récents coureurs déchus de leur titre de vainqueur comme Alberto Contador, ont semé temporairement un vent de panique, voire de répulsion chez certains. Mais c’est ignorer l’incroyable résilience qui caractérise l’image mythique du Tour de France où s’enchaînent les épopées montagnardes à fond de train, les victorieuses échappées en solitaire ou les sprints rageurs gagnés pour quelques millimètres de boyau.

Journaliste, écrivain et conteur passionné du Tour de France, Antoine Blondin écrivait déjà dans les années 60 (5) : « Les coureurs ont tous les droits, même celui de se doper parce que ce sont des artistes qui assurent un spectacle ». Malgré les éraflures du dopage, la dramaturgie du Tour de France continue de fasciner avec une étrange tolérance. Les sponsors se bousculent toujours pour faire partie de la caravane publicitaire et pour parrainer les maillots des meilleurs de leur catégorie. Les audiences TV ne fléchissent guère d’où l’empressement de France Télévisions à prolonger son contrat de diffusion avec l’organisateur du Tour jusqu’en 2020. Et que dire des marques qui achètent à tour de bras des espaces publicitaires lors des retransmissions des étapes.

Le public lui-même en redemande. Qu’importe les histoires de dopage, il veut de l’adrénaline et du spectaculaire telle cette mordue du vélo interrogée par le Nouvel Observateur (6) : « S’ils meurent à 50 ans, c’est leur vie après tout. Ils ont beau être dopés, ils font des choses surhumaines et ça nous fait rêver ». Lui aussi passé aux aveux après s’être fait prendre deux fois la main dans le sac, l’ancien coureur américain Tyler Hamilton, parle crûment de cette réalité qui sous-tend le Tour de France (7) : « Tout le monde ferme les yeux. Il faut savoir que les médecins obtiennent des bonus selon les résultats des coureurs. C’est du pousse-au-crime. Les sponsors veulent aussi des performances rapides. J’entends encore Oleg Tinkov, un milliardaire russe propriétaire de mon équipe en 2007 nous dire : « Je me fous de ce que vous prenez mais ne vous faites pas prendre ». Aujourd’hui, il sponsorise encore une équipe ».

Chris Froome, la solution rédemptrice ?

Chris Froome : vrai Mister Clean ou futur imposteur ?

Chris Froome : vrai Mister Clean ou futur imposteur ?

A regarder les « exploits » accomplis par Chris Froome sur ce Tour qui vient de s’achever, on peut légitimement se demander si l’hypocrite supercherie ne perdure pas. Ancien préparateur de la très controversée équipe Festina, Antoine Vayer s’est reconverti depuis dans le calcul et l’analyse scrupuleuse des puissances développées par les coureurs du Tour depuis 1999. Cette année, il a tenu un journal de bord du Tour particulièrement acéré pour Le Monde où il décryptait les résultats des coureurs et notamment ceux de l’incroyable Froome.

L’arithmétique savante d’Antoine Vayer a de quoi interroger sur la naturalité des chronos du Britannique. Ainsi, le vainqueur 2013 a développé dans l’étape du Mont Ventoux, une puissance en watts supérieure à … Lance Armstrong et Marco Pantani, deux noms qui figurent en bonne place sur le registre du dopage industriel. En d’autres termes, Chris Froome a réussi l’improbable exploit de faire mieux que deux cyclistes notoirement perfusés à l’EPO. Sentant la polémique enfler, l’équipe Sky dont fait partie le coureur anglais, a accepté de dévoiler une partie du passeport biologique de son champion pour battre en brèche les soupçons.

Les données ont été passées au crible par un expert reconnu, Fred Grappe, docteur en biomécanique et physiologie de l’entraînement sportif. Ses conclusions semblent accréditer que Chris Froome est vraiment un coureur hors normes qui tourne à l’eau claire (8) : « Ses données de puissance des deux dernières années sont cohérentes avec le profil qu’il présente» et «la puissance exceptionnelle qu’il est capable de développer durant un effort maximal de cinq minutes lui donne une certaine réserve par rapport aux autres coureurs ».

Jusqu’où la mythologie aveugle ?

Froome - Dopage cyclisme communicationA regarder ses accélérations dignes d’un turbo en folie, Chris Froome n’efface pourtant pas toutes les interrogations. Certes, le surhomme en jaune a rendu copie propre lors des contrôles antidopage sur le Tour 2013. Mais nombre d’observateurs grincent des dents et arguent (9) : « Il a un coup d’avance. Son passeport est parfaitement lisse ». Pharmacien spécialiste du dopage, Marc Kluszczynski est sans ambages sur la virginité dont certains coureurs peuvent encore se prévaloir (10) : « Les tricheurs auront toujours un temps d’avance. On tend vers un dopage de récupération, plus lissé et moins frappant ». Avec des produits désormais issus de génie génétique et/ou des micro-doses subtilement ingérées, tous indétectables (ou presque) par les techniques actuelles de dépistage.

De son côté, Chris Froome maintient qu’il est immaculé (11) : « Je sais que ceux (NDLR : mes résultats) que j’obtiens ne seront pas rayés dans dix ou vingt ans. Je considère comme une mission personnelle de montrer que notre sport est propre. Si vous prenez en considération notre préparation, tout le travail effectué dans les stages en altitude, si vous voyez comment fonctionne l’équipe, vous pouvez comprendre les résultats ». Dont acte mais attention à un potentiel remake à la Lance Armstrong. Lui aussi professait la main sur le cœur que ses chronos étaient le résultat d’un entraînement acharné, de vélos plus légers et autres arguties que d’aucuns se plaisaient à croire et enjoliver.

Pour autant, le Tour de France (et le cyclisme dans son ensemble) pourra-t-il un jour s’affranchir de cette poisseuse réputation de cortège de dopés en maillot ? A voir les vitesses enregistrées sur le Tour du Centenaire, souvent supérieures à celles des prédécesseurs chargés, on reste perplexe.

Aujourd’hui, le salut ne peut provenir que du cyclisme lui-même. Une première initiative louable existe depuis 2007 avec le Mouvement pour un cyclisme crédible qui rassemble plusieurs équipes professionnelles entendant respecter une charte éthique bannissant tout recours à des substances médicamenteuses pour accroître les performances. Fin 2012, une autre association, Change Cycling Now, a vu le jour et milite pour la mise en place d’un organisme indépendant de lutte contre le dopage. Le sprint est lancé mais public, sponsors, médias et organisateurs de courses sont-ils vraiment prêts à se satisfaire de performances humaines ? C’est bien là tout l’enjeu réputationnel. De la seringue ou de l’eau minérale, qui sera Maillot Jaune ?

Sources

(1) – Rémi Dupré et Henri Seckel – « Le doute s’invite une fois encore au départ du Tour » – Le Monde – 1er juillet 2013
(2) – Ibid.
(3) – Rémi Dupré et Henri Seckel – « Prudhomme : On n’est pas un repaire de voyous » – Le Monde – 17 juillet 2013
(4) – Bruno Fraioli – « Le coup de pompe des sponsors du vélo » – Stratégies – 27 juin 2013
(5) – François Caviglioli – « Dieu sauve la petite reine ! » – Le Nouvel Observateur – 18 juillet 2013
(6) – Gurvan Le Guellec – « Le grand cirque de l’Alpe d’Huez » – Le Nouvel Observateur – 18 juillet 2013
(7) – Natacha Tatu – « Lance, c’était le parrain » – Le Nouvel Observateur – 21 mars 2013
(8) – « Sky joue la transparence » – L’Equipe – 18 juillet 2013
(9) – Rémi Dupré et Stéphane Mandard – « Comment les coureurs contournent les contrôles ? » – Le Monde – 19 juillet 2013.
(10) – Ibid.
(11) – Rémi Dupré – « La fusée Chris Froome sur orbite » – Le Monde – 9 juillet 2013