Maurice Lévy ou l’éternelle fable du cordonnier mal chaussé
Avec l’octroi de son pactole de 16 millions d’euros de bonus, Maurice Lévy, le PDG de Publicis Groupe a déclenché un buzz d’une maladresse étonnante pour le communicant hors pair qu’il aime incarner auprès des influents de ce monde. Décryptage d’un faux pas.
Dans un portrait que lui a consacré en 2003 le journaliste médias de L’Express, Renaud Revel, Maurice Lévy se plaît à afficher son mantra favori pour qualifier sa méthode de patron en pleine réussite : « Le pragmatisme est ma boussole » (1). De fait, l’itinéraire du PDG et président du directoire du groupe Publicis relève quasiment d’un scénario dont les studios hollywoodiens seraient friands.
L’homme qui avait toujours un coup d’avance
Son premier fait d’armes, mais ô combien crucial, il le doit à sa vista personnelle incroyable. En 1971, alors qu’il mène déjà une brillante carrière dans une autre agence de communication, l’homme décide de rejoindre le « pape » de la publicité de l’époque, Marcel Bleustein-Blanchet qui détient les rênes de Publicis. Ingénieur informaticien de formation, il a alors aussitôt l’idée d’archiver toutes les données de l’entreprise sur des bandes magnétiques. Une initiative plutôt avant-gardiste à l’heure où l’informatique balbutiait encore dans les sociétés.
Or, sans cette initiative inspirée, Publicis aurait rejoint illico le cimetière des agences de communication et n’aurait jamais imprimé le tempo des grands agendas médiatiques comme l’agence le fait désormais depuis des années comme le récent forum eG8 tenu à Paris en mai 2011 où s’est pressé le gratin mondial du Web et de la politique. En effet, le 28 septembre 1972, un incendie dévaste l’intégralité des bureaux de Publicis situés sur les Champs-Elysées. Grâce aux archives sauvegardées par Maurice Lévy, l’entreprise met à peine huit jours pour reprendre le cours de ses activités.
Ce coup d’éclat marque le début d’une ascension qui ne cessera jamais. Très vite, Maurice Lévy entre au comité de direction de Publicis. En 1976, il devient directeur général et en 1987, président-directeur général. L’heure de la conquête a sonné et le général en chef Lévy ne va guère tarder à donner la pleine mesure de son entregent stratégique dans un monde où les agences de publicité et de communication ne se font pas de cadeaux. Les médias anglo-saxons le surnommeront même assez méchamment le « Napoléon de la publicité »(2), lui qui n’hésite pas à avaler des fleurons de la pub anglaise comme Saatchi & Saatchi pour étoffer l’escarcelle de Publicis. Sous sa gouvernance, la PME familiale tricolore prospère mue radicalement au point de se hisser au 3e rang mondial du secteur de la publicité et des communications. Un exploit dont peu de dirigeants peuvent se targuer.
En parallèle, l’homme jouit d’une influence discrète mais immense du fait de ses engagements dans des cénacles puissants comme. Il est membre d’associations qui comptent comme Le Siècle, la fondation du Forum économique mondial (plus connu sous le nom de forum de Davos). Dans le milieu français des affaires, il est tout aussi impliqué en présidant l’Association française des entreprises privées (Afep). Avec un pareil pedigree, Maurice Lévy aurait donc pu surfer allègrement sur des états de service impeccables où par le truchement de son groupe Publicis, il a réussi à imposer la communication avec un outil stratégique incontournable de la vie des entreprises.
Quand Maurice des villes se fait Robin des Bois
En pleine torpeur de l’été 2011, Maurice Lévy prend tout le gotha financier, industriel et politique à contrepied. Sous l’égide de l’Afep qu’il préside, il déclare sans ambages dans une tribune publiée dans Le Monde (3) qu’une « contribution exceptionnelle des plus riches, des plus favorisés, des nantis » figure désormais parmi les mesures qui « s’imposent » pour redresser les finances publiques. « Il me paraît indispensable que l’effort de solidarité passe d’abord par ceux que le sort a préservés ». En cela, il fait écho à l’appel lancé dans le New York Times à la même époque par le milliardaire américain Warren Buffett qui écrivait : « Alors que la majeure partie des Américains lutte pour joindre les deux bouts, nous, mégariches, continuons à bénéficier d’extraordinaires réductions d’impôts ».
L’initiative fait grand bruit et rebondit quelques jours plus dans le Nouvel Observateur. Avec toujours Maurice Lévy au cœur de la manœuvre, 15 autres grands patrons signent un appel sobrement intitulé « Taxez-nous » ! La suite est à l’aune de ce titre iconoclaste (4) : « Nous, présidents ou dirigeants d’entreprises, hommes ou femmes d’affaires, financiers, professionnels ou citoyens fortunés, souhaitons l’instauration d’une « contribution exceptionnelle » qui toucherait les contribuables français les plus favorisés».
"Aucun calcul" derrière l’appel à… par Europe1fr
Maurice Lévy signe et persiste
Comme tout bon communicant qui sait que la communication est aussi l’art de la répétition, Maurice Lévy enfonce personnellement le clou en novembre 2011. Dans une interview au Monde, il annonce qu’il renonce à sa rémunération fixe en tant que patron de Publicis à compter de janvier 2012 (5) : « Mon mandat de président du directoire s’achevait au 31 décembre 2011 (…) Ayant passé maintenant quarante ans dans cette maison, j’ai demandé au conseil de ne fonctionner que sur une rémunération à la performance. A partir de janvier 2012, je n’aurai plus de rémunération fixe. Je veux « hypermériter » ma rétribution, quelle qu’elle soit ».
Autant dire qu’avec ce coup à trois bandes, Maurice Lévy vient de se forger une image marquante d’homme public influent à l’heure où précisément la rémunération des grands patrons (et notamment ceux du CAC 40) commence à cristalliser les débats de l’élection présidentielle approchante. En pleine période de crise où nombre de ménages doivent se serrer la ceinture, compter au centime d’euro près pour boucler le budget familial, voire demander de l’aide aux associations caritatives, la position défendue par Maurice Lévy n’est pas sans un certain panache et courage. Il ose en effet être l’aiguillon d’un problème que nul ne peut plus décemment ignorer. Que les patrons gagnent des sommes importantes pour les succès qu’ils enregistrent et les emplois qu’ils créent est absolument légitime, qu’ils s’octroient des sommes délirantes sans pouvoir justifier de performances avérées semble en revanche nettement plus contestable. La position de Maurice Lévy avait donc de quoi séduire et aider à poser le débat le plus sereinement possible où chacun a tôt fait de sombrer dans le binaire subjectif, hommes politiques en tête.
De la communication « pschitt » au timing maladroit ?
Depuis ce coup d’éclat où Maurice Lévy abandonnait donc 900 000 euros de salaire annuel, tout allait à peu près bien jusqu’à ce que fin mars 2012, la ficelle communicante rompe brutalement. Le 28 mars, le quotidien économique La Tribune jette un pavé dans la mare. Et là, patatras. Le plan com’ s’écroule comme un château de cartes. On y apprend notamment que si le salaire fixe disparaît effectivement de la feuille de paie de Maurice Lévy, il n’en est pas de même pour les rémunérations variables, les fameux bonus à 16 millions d’euros.
Une découverte qui ne pouvait pas plus mal tomber au moment où les candidats à la présidentielle rivalisent d’ardeur pour raboter les émoluments des grands patrons entre un Jean-Luc Mélenchon qui prend tout au-delà de 360 000 euros, un François Hollande qui veut taxer à 75% les grandes fortunes et un Nicolas Sarkozy qui veut faire passer au tiroir-caisse les exilés fiscaux. Un effet désastreux qui fait grincer des dents en interne chez Publicis.
Super-Consultant, un blog « facétieux » qui s’amuse à dévoiler « la vie de Publicis et ses à-côtés », se fend notamment d’un billet mordant où il comptabilise toutes les sommes qu’est censé toucher Maurice Lévy (6) : « En publicité, on appelle cela la «promesse de marque». C’est-à-dire le bénéfice d’un produit suggéré aux acheteurs par la réclame. Voilà plusieurs mois que Maurice Lévy, l’indéboulonnable patron de Publicis, cherche à convaincre que l’ère des rémunérations astronomiques des PDG est révolue. Il en a fait sa promesse de marque personnelle (…) Mais la promesse de marque risque d’être légèrement écornée à la lecture du document de référence 2011 de Publicis ». Le mal est fait et l’image bien écornée.
Le déni comme rempart ultime ?
Sur cet empressement à toucher ce bonus, le Canard Enchaîné livre à son tour son éclairage dans son édition du 4 avril (7). Selon lui, l’accélération du déclenchement du versement tient au fait que la facture fiscale pourrait être lestée d’un poids supplémentaire une fois les élections passées (surtout si c’est le candidat socialiste qui l’emporte). Pas mal pour quelqu’un qui clamait quelques mois plus tôt son souhait d’être plus taxé pour participer aux efforts de redressement économique du pays.
Or, plutôt que tenter de recentrer le débat et par exemple insister sur la valeur créée par ailleurs par le groupe Publicis en termes de chiffre d’affaires et d’emplois, l’entreprise va adopter une étrange ligne de défense face aux multiples attaques qui s’abattent sur Maurice Lévy. Le site Rue89 (8) fait état des pressions exercées sur des salariés de l’entreprise pour signer une pétition en faveur de leur patron « injustement » vilipendé.
Du coup, Arthur Sadoun, le président de Publicis France et successeur présumé de Maurice Lévy est monté au créneau en dénonçant ce qu’il appelle un « lynchage » (9) : «Soyons clairs, personne n’a été forcé à signer quoi que ce soit. Il n’y a eu ni pression, ni motion, ni pétition. Si quelqu’un prétend qu’il y a des signatures, je le mets au défi de produire ce document (…) L’enjeu pour nous était d’informer les collaborateurs face à ce lynchage. Nous avons donc vu, et c’était un devoir en interne de faire de la pédagogie, les patrons de budgets et les directeurs généraux d’agences, qui eux-mêmes ont expliqué la situation réelle aux collaborateurs ».
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Sources
(1) – Renaud Revel – « Fils de Publicis » – L’Express – 3 avril 2003
(2) – « Maurice Lévy, the Napoléon of Advertising » – The Independent – 29 mai 2006
(3) – Véronique Le Billon – « Maurice Lévy veut une taxe sur les riches » –Les Echos – 17 août 2011
(4) – « L’appel de très riches Français : taxez-nous ! » – Le Nouvel Observateur – 25 août 2011
(5) – Laurence Girard – « A partir de janvier 2012, je n’aurai plus de rémunération fixe » – Le Monde – 30 novembre 2011
(6) – Frédéric-Duval Levesque – « Maurice Lévy hyper bien payé » – Blog de Super-Consultant– 3 avril 2012
(7) – Jérôme Canard – « La martingale fiscale des dirigeants de Publicis » – Le Canard Enchaîné – 4 avril 2012
(8) – Elsa Fayner – « Les salariés de Publicis sommés de soutenir Maurice Lévy et ses bonus » – Rue89 – 2 avril 2012
(9) – Alexandre Debouté – « Bonus : Lévy victime d’un «lynchage» selon Sadoun » – Le Figaro – 3 avril 2012
2 commentaires sur “Maurice Lévy ou l’éternelle fable du cordonnier mal chaussé”-
Xavier de Montfort -
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Olivier Cimelière -
La défense de son « légitime » bonus de 16 millions d’euros (5 siècles de travail pour un salarié « moyen ») manifeste une perte de repères communs et sème ainsi le doute sur la capacité de Maurice Lévy à comprendre la situation de ses compatriotes au regard de cette crise économique, à compatir à leurs appréhensions et difficultés.
Si Maurice Lévy considère son bonus « légitime », son message ne peut donc l’être vis-à-vis des français.
Merci pour votre message.
A mes yeux, ce n’est pas tant le fait qu’un patron reçoive un bonus (même si la somme est effectivement astronomique pour la plupart de nous!) mais plutôt cette variation étrange et malvenue dans le discours. On ne peut pas prétendre d’un côté vouloir payer plus d’impôts et de l’autre s’offusquer que certains soient mal à l’aise avec cette somme. Quelle que soit la position choisie, il est préférable d’assumer jusqu’au bout sinon c’est le grand écart et la distorsion d’image qui ne joue guère en faveur de M. Lévy.
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