Télécoms : Huawei peut-il s’affranchir de son encombrante réputation ?

Peu connu du grand public, Huawei est un acteur télécoms chinois pourtant déjà bien implanté en Europe et notamment en France via les équipements réseaux qu’il vend aux opérateurs et à ses téléphones mobiles qu’il vend désormais sous son propre nom. En dépit d’un incontestable succès commercial, le géant technologique de l’Empire du Milieu doit cependant relever un double défi d’image plutôt complexe : accroître sa notoriété et son adoption auprès des usagers tout en estompant sérieusement les réticences des autorités européennes qui les soupçonnent de cyber-espionnage et de dumping anti-concurrentiel pour des entreprises comme par exemple Ericsson et Alcatel-Lucent. Tour d’horizon des enjeux réputationnels.

Le 25 novembre à Paris, Huawei a déroulé une offensive de charme sans précédent en France en faisant rencontrer à deux ministres français (en l’occurrence, Laurent Fabius en charge des Affaires étrangères et Arnaud Montebourg en charge du Redressement productif), le mythique président-fondateur de l’entreprise, Ren Zhengfei. Une discussion au sommet qui s’est accompagnée d’une interview auprès de cinq médias français. Un événement rarissime tant le démiurge du groupe télécoms chinois est connu pour sa discrétion médiatique plus que parcimonieuse. Ainsi que le notait la journaliste spécialisée des Echos, Solveig Godeluck, cette sortie publique devant des médias est la deuxième de sa vie (1) pour un homme qui aura 70 ans en 2014 (2). Pourquoi activer un tel joker maintenant ?

Un péché originel qui colle aux basques

L'historique Ren Zhengfei, ancien de l'Armée rouge et fondateur de Huawei en 1988

L’historique Ren Zhengfei, ancien de l’Armée rouge et fondateur de Huawei en 1988

Longtemps regardé de haut par de très contempteurs équipementiers télécoms européens et nord-américains voyant dans leur concurrent chinois un simple manufacturier « low cost » à la technologie frustre, Huawei joue pourtant désormais dans la cour des grands. Aujourd’hui n°2 mondial du marché des réseaux télécoms tout en talonnant le leader suédois Ericsson, l’entreprise fondée en 1988 rivalise sans complexe tant en termes de technologie de pointe – 22 centres de R&D dans le monde, 56 000 brevets détenus dont 5 400 déposés rien qu’en 2012 (3) –que de montée en gamme de ses produits pour les opérateurs. Entretemps, le canadien Nortel a disparu, le franco-américain Alcatel-Lucent ne cesse de vaciller au bord du gouffre et le finlandais NSN a failli trépasser avant de se réinventer.

Aujourd’hui forte de 144 000 salariés (dont 30% non-Chinois), la société chinoise affiche 35 milliards de dollars de chiffre d’affaires dont les deux-tiers sont réalisés en dehors de ses frontières. Une croissance fulgurante accomplie en l’espace d’une dizaine d’années seulement au cours desquelles ses revenus ont été multipliés par treize (4). Avec une telle envergure technologique et une telle puissance de feu financière, Huawei a forcément attiré l’attention. Qui est véritablement cet acteur télécoms qui bouscule toutes les hiérarchies et les positions du secteur ? Or, c’est justement l’empreinte génétique du géant de Shenzhen qui a vite suscité crispations, questions et rumeurs en tout genre. Encore aujourd’hui, Huawei doit affronter et gérer ce legs réputationnel encombrant.

Huawei doit en effet sa paternité à celui qui a pris langue cette semaine avec Laurent Fabius et Arnaud Montebourg et qui reste fermement aux commandes. Or, Ren Zhengfei est un ancien officier de l’Armée rouge chinoise. En 1988, il troque l’uniforme pour l’attaché-case pour fonder Huawei, pressentant que le marché des télécoms promettait un avenir radieux. Même s’il a frôlé la faillite à l’aube de l’an 2000, l’homme fort de son entregent au plus haut niveau du pouvoir central chinois n’a rien lâché pour rebondir ensuite avec le succès que l’on sait. Un succès certes mais teinté d’une méfiance extrême des autres acteurs en dehors de Chine.

Encore à ce jour, la gouvernance de Huawei est effectivement difficile à déchiffrer. Outre un conseil d’administration et un comité exécutif toujours 100% chinois, l’entreprise qui aime à se présenter comme « appartenant à 100% de ses employés » est fondée sur une organisation opaque. Ni entreprise d’Etat comme les opérateurs télécoms chinois, ni société privée cotée en Bourse (ce qui n’astreint donc pas à une publication de ses comptes), les observateurs s’arrachent les cheveux pour essayer de démêler qui tire les ficelles et à quel niveau décisionnel entre les managers de Huawei et l’appareil politique de l’administration chinoise dont l’armée n’est pas la moindre entité.

Persona non grata aux USA et sulfureuse en Europe

Huawei - USA banCe péché réputationnel d’entreprise qui serait plus ou moins un bras armé très conciliant au service d’intérêts nationaux camouflés n’a jamais cessé de polluer le développement de Huawei au-delà de la Chine. Lorsque la société a entrepris de s’implanter aux USA, elle a immédiatement reçu une mitraille conséquente de la part des autorités américaines et des médias prompts à relayer la réputation sulfureuse planant au-dessus de Huawei. Résultat : deux acquisitions ratées en 2008 (3com) et en 2010 (3Leaf) à cause du blocage du Congrès plus un rapport gouvernemental concluant sèchement que (5) : « Huawei et ZTE (NDLR : autre acteur télécoms chinois) ne peuvent pas garantir leur indépendance par rapport à l’influence d’un Etat étranger ». Ce qui constitue « une menace pour la sécurité des Etats-Unis ». Actuellement, c’est une interdiction ferme de commercer avec Huawei à laquelle doivent se plier les sociétés américaines du secteur.

Une image tenace d'entreprise espion

Une image tenace d’entreprise espion

En avril 2013, Huawei a d’ailleurs annoncé officiellement renoncer à poursuivre ses activités aux Etats-Unis tant les suspicions de cyber-espionnage en faveur de l’Etat chinois imbibent l’image de la société et empêchent tout déverrouillage de la situation. Conséquence : c’est l’Europe qui est désormais cajolée comme jamais par le géant de Shenzhen. Sauf que là-aussi, la réputation n’est guère plus florissante. En 2012, le sénateur Jean-Marie Bockel avait recommandé à son tour d’ostraciser toute implantation de matériel télécoms chinois pour des motifs similaires aux Américains.

A cet aspect embarrassant d’ambiance de roman noir qui nimbe la réputation de Huawei, s’ajoutent également des attaques sur les pratiques de dumping que l’entreprise ne se priverait pas de faire pour arracher des contrats auprès d’opérateurs télécoms européens. Avec de surcroît l’aide supposée des mannes financières généreuses des banques chinoises. Néanmoins malgré ces zones d’ombre gênantes, Huawei n’a pas eu à affronter un nouveau mur de la part des Européens, soucieux d’éviter des mesures de rétorsion pour leurs champions implantés de manière conséquente … en Chine ! En guise de bonne foi, Huawei a même multiplié les annonces d’embauches et d’ouvertures de centres de recherche en Europe pour les 5 prochaines années.

Un pari loin d’être gagné

Huawei vise aussi désormais le grand public avec une gamme de smartphones innovants

Huawei vise aussi désormais le grand public avec une gamme de smartphones innovants

Face à cet enjeu critique de s’assurer une présence conséquente en Europe pour maintenir sa croissance, Huawei a pris conscience progressivement qu’il lui fallait desserrer la ceinture communicante. Aux annuels voyages de presse à grands frais conviant les journalistes français à découvrir les installations de l’entreprise sur son immense campus de Shenzhen, Huawei entend maintenant amplifier sa stratégie de communication.

A tel point que ce sont les mots de « transparence » et d’« ouverture » qui ont été martelés lors de la conférence des analystes en avril 2013. Et de joindre la parole aux actes en augmentant substantiellement les interviews des dirigeants chinois mais aussi ceux des filiales européennes dans la presse.

La visite du président fondateur de Huawei découle précisément de cette stratégie de la patte blanche destinée à amadouer et rassurer des autorités politiques et des acteurs industriels plus que jamais sur la défensive dans un contexte économique tendu où Alcatel-Lucent a encore annoncé une nouvelle saignée en termes d’emploi en septembre dernier. Il ne s’agirait effectivement pas de subir un deuxième uppercut réputationnel comme celui enregistré aux Etats-Unis. Si Huawei ne parvient pas à estomper ses attributs d’image où les thèmes de cyber-espionnage et dumping effréné affleurent en permanence, il lui sera extrêmement malaisé d’avancer à la cadence qu’il s’est fixé en Europe.

Ce point est d’autant plus crucial que d’équipementier B2B pour les opérateurs télécoms, Huawei s’est maintenant engagé sur un deuxième front, B2C celui-ci : rivaliser dans le domaine des mobiles (et particulièrement celui des smartphones sous marque Huawei) avec les cadors du secteur que sont Apple, Samsung, LG et Sony. Conscient que la marque est encore largement inconnue aux yeux du public français, Huawei a d’ailleurs déjà fait quelques incursions à la télévision avec notamment des spots TV sur la chaîne W9 (6). Histoire de rendre familière la sonorité de la prononciation de son nom par un public français.

Caractéristique d’image rédhibitoire ou évolution envisageable ?

Encore beaucoup de travail pour gommer une réputation encombrante

Encore beaucoup de travail pour gommer une réputation encombrante

Même si le président de Huawei n’a pas hésité à déclarer que « bon gré, mal gré, vous vous sentirez obligés d’adopter les solutions Huawei » (7) lors de sa conférence de presse, l’analyse de cette vision quelque peu outrecuidante reste à tempérer. Déjà d’un point de vue purement technique, communiquer avec les consommateurs finaux n’obéit pas aux mêmes mécaniques et référentiels que communiquer avec un public spécialisé d’opérateurs télécoms. En choisissant d’être à la fois un équipementier et un fabricant de terminaux, Huawei se lance dans une quadrature communicante loin d’être aisée à relever. Tout en préservant une cohérence commune autour de l’essence de la marque, il faudra néanmoins parvenir à capter des audiences aux attentes très diverses. Ce n’est pas là la moindre difficulté.

Ensuite, il va falloir réussir à déplacer les associations d’image que véhicule à l’heure actuelle Huawei. Tout particulièrement en ce qui concerne la thématique de l’espionnage. Aujourd’hui, seul le milieu des télécoms cultive cette perception. Demain, il s’agira d’éviter que le consommateur lambda ait le sentiment qu’acheter un produit Huawei, c’est voir ses données profiter à l’Etat chinois. La problématique est loin d’être anodine. Preuve en est avec l’énergie que déploient actuellement Google, Facebook et consorts pour montrer qu’ils ne sont pas de simples suppôts technologiques à la botte de la NSA. Une perte de confiance de leurs utilisateurs pourrait leur être très dommageable. A cet égard, Huawei va devoir solutionner un paradigme identique pour convaincre qu’elle est une entreprise normale dont la vocation est d’innover dans les technologies de l’information et la communication mais pas de servir les desseins géopolitiques d’une nation. Il faudra sûrement faire preuve d’autant que créativité communicante que Huawei en a pour déposer des brevets !

Sources

(1) – Solveig Godeluck – « Offensive de charme du fondateur de Huawei à Paris » – Les Echos – 26 novembre 2013
(2) – Philippe Escande – « Le patron du géant chinois Huawei sort de sa réserve » – Le Monde – 27 novembre 2013
(3) – Jean-Baptiste Diebold – « Huawei attaque l’Europe par la face mobiles » – Challenges – 13 juin 2013
(4) – Delphine Cuny – « L’irrésistible ascension du chinois Huawei » – La Tribune – 24 mai 2013
(5) – Delphine Cuny – « Sécurité et dumping : pourquoi la Chine fait peur » – La Tribune – 24 mai 2013
(6) – Capucine Cousin – « Huawei se lance (vraiment) en France » – Stratégies – 27 juin 2013
(7) – Solveig Godeluck – « Offensive de charme du fondateur de Huawei à Paris » – Les Echos – 26 novembre 2013

A lire en complément

– Jason Dean – « Huawei PR’s strategy: everything but the boss » – Wall Street Journal – 25 février 2011



2 commentaires sur “Télécoms : Huawei peut-il s’affranchir de son encombrante réputation ?

  1. Fabrice Epelboin  - 

    Je ne suis pas convaincu que l’image soit à ce point important pour des équipement exclusivement destinés aux entreprises. Quand on achète ce type d’équipement, on se base sur un benchmark, qui fait fit de l’image pour mesurer des performances, des coûts d’acquisition et d’usage, des possibilités d’utilisation de tels équipement dans une infrastructure existante… des choses assez rationnelles, et là Huawei est souvent compétitif et performant.

    Par contre, la peur de l’espionnage est elle bien réelle, en témoigne l’effondrement des ventes de Cisco suite au scandale Prism… Mais tous les grands équipementiers sont touchés, récemment, c’est Alcatel ou encore Thales (sans parler de Bull/Amesys) qui se sont fait pincer dans le Guardian à – eux aussi – faire parti des complices de la surveillance étatique.

    Pourtant, une entreprise ne peut se passer de tels équipements, et il lui faut faire un choix basé sur du rationnel, dans un environnement – celui des équipementiers télécom – dans lequel la confiance a définitivement de radicalement disparue.

    Il convient dès lors d’aborder cela de façon calme. Si on peut augmenter la sécurité afin de réduire les risques de la surveillance et de l’espionnage industriel – car dans le cas d’une personne morale c’est de cela qu’il s’agit – il est absolument impossible de réduire ce risque à zéro. Il s’agit dès lors de choisir à quelle sauce l’on veut être mangé.

    Le choix est d’autant plus délicat que s’est voté hier la loi de programmation militaire en France, permettant, sans l’autorisation d’un juge, à diverses administrations (police, armée, fisc, douane, etc) d’avoir accès à quasiment tout, et de le stocker sur de très longue durée.

    Chaque entreprise est différente, et chacun devra évaluer son risque. Celui d’être pillé par la Chine (dans ce cas on évitera Huawei), celui de voir le fisc ou les douanes françaises mettre le nez dans ses affaires (dans ce cas on fuira Alcatel comme la peste), ou de se faire piquer ses secrets industriels par un concurrent américain proche du gouvernement US, et dans ce cas on n’envisagera pas du Cisco.

    On peut aussi revenir aux pigeons voyageurs et à la plume Sergent Major, mais l’efficacité de l’entreprise risque d’en prendre un coup 😀

    1. Olivier Cimelière  - 

      Je suis d’accord pour dire que l’image n’est de toute évidence pas le seul critère de décision lors de négociations avec les clients opérateurs. Ceci étant dit et pour avoir passé 3 ans dans ce secteur des équipementiers, l’image d’espion chinois (et de dumping) qui colle à Huawei constitue un frein indéniable au développement de son business. L’opacité de son organisation n’arrange rien de surcroît et entretient (à tort ou à raison) le sentiment que cette entreprise roule pour des enjeux qui vont bien au-delà de la simple dimension commerciale.
      Si cette image n’était pas si gênante, les USA n’auraient pas tant blacklisté Huawei (et ZTE). Même s’il y a aussi du protectionnisme derrière cette décision, la réputation de Huawei n’a pas aidé. Loin de là.
      Après effectivement, d’autres sociétés non chinoises sont aussi impliquées dans des enjeux à 3 bandes. On l’a d’ailleurs vérifié avec PRISM où les grands du Web ne sont pas vraiment à l’aise et où l’industrie du cloud US perd depuis des parts de marché au profit des acteurs européens et d’OVH notamment.
      C’est bien la preuve que l’image perçue (qu’elle soit fondée sur des faits réels ou sur des suppositions erronées) est un facteur déterminant. La techno et les prix de Huawei sont une chose mais leur réputation opaque les handicape sérieusement même si beaucoup d’opérateurs (à commencer par Orange) ne se privent pas de dealer avec eux à l’étranger !
      En revanche, sur un marché plus grand public, il faudra arriver à se débarrasser de cette réputation sulfureuse. La notion de vie privée et de données persos gagne en importance pour les consommateurs même si c’est encore un peu lent dans certains pays (comme la France notamment). Elle sera tôt ou tard une exigence incontournable. Pour Huawei comme pour tous ceux qui sont borderline !

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