Conflit Amazon vs Hachette : La communication « gros calibre » peut-elle durablement fonctionner ?
Depuis plusieurs mois, les coups fusent entre l’e-commerçant Amazon et l’éditeur Hachette. Le premier soupçonne le second d’entente illicite pour préserver ses marges. Le second accuse le premier de vouloir bafouer les règles commerciales et le respect des auteurs. Dans cette guerre de communication, Amazon a dégainé le marteau-pilon pour faire plier Hachette et rallier les consommateurs à sa cause. Revue des troupes et perspectives.
Chez les libraires, les éditeurs et même certains auteurs, Amazon n’est plus depuis longtemps en odeur de sainteté tant le rouleau compresseur de Jeff Bezos pousse implacablement ses pions sans que les acteurs traditionnels parviennent à juguler cette disruption en marche. La tension est néanmoins montée d’un cran supplémentaire en août 2014 lors d’âpres négociations commerciales sur le prix des livres électroniques entre Amazon et Hachette. Devant des positions irréconciliables pour le moment, les deux entreprises ont alors entamé un bras-de-fer communicant pour convaincre les clients de leur bon droit respectif.
Amazon, le nouveau Zorro de la distribution en ligne ?
Sur le ring qui l’oppose actuellement à Hachette, le géant de Seattle n’en démord pas. Son combat de distributeur relève de la mission quasi évangélique comme l’a à nouveau martelé l’entreprise dans un récent communiqué de presse (1) : « Nous sommes convaincus que rendre les livres accessibles à tous est bon pour la culture ». Et de joindre aussitôt l’acte à la parole en enjoignant les clients lecteurs d’Amazon de bombarder la messagerie électronique du PDG de la filiale américaine d’Hachette, Michael Pietsch afin qu’il accepte de réduire le prix des livres électroniques à uniquement 9,99 dollars au lieu de la fourchette en vigueur comprise entre 12,99 et 19,99 dollars selon les formats.
Le conflit a beau être larvé depuis plusieurs mois. Amazon n’entend pas céder un pouce de terrain et s’en tient à son antienne communicante favorite : tout pour le consommateur. Aussi lorsque la plateforme de Jeff Bezos est suspectée par les éditeurs d’organiser la pénurie de certains de leurs titres pour les faire plier, Amazon réplique du tac au tac en précisant sa philosophie (2) : « Les fournisseurs décident des termes selon lesquels ils veulent vendre à un distributeur. Par réciprocité, un distributeur a le droit de déterminer si les conditions de l’offre sont acceptables et de stocker les produits conformément à cet accord. Lorsque nous négocions avec les fournisseurs, nous le faisons au nom des clients. Les perturbations affectent un petit nombre de demandes. Si vous commandez 1 000 produits chez Amazon, 989 ne seront pas affectés. Si vous voulez obtenir rapidement l’un des titres touchés, nous (…) vous encourageons à acheter une nouvelle version ou une ancienne version chez un de nos vendeurs tiers ou chez l’un de nos concurrents ».
En dépit du fait que certains ouvrages soient indisponibles ou très longs à obtenir, le discours d’Amazon procède d’une implacable rhétorique qui a en substance tout pour plaire aux oreilles du consommateur final. Qui serait vraiment opposé à payer moins cher pour acquérir des biens culturels ? Surtout lorsque l’exhaustivité du catalogue des références et l’efficacité remarquable du service de livraison viennent étoffer l’offre commerciale poussée par Amazon. A cet égard, le géant de Seattle ne fait que reprendre les bonnes vieilles ficelles de communication sur lesquelles des enseignes françaises comme Leclerc et Intermarché ont bâti leur réputation auprès des clients : proposer les prix les plus bas possible en pressurant au maximum les industriels qui se gavent (selon les distributeurs) de marges abusives. Tellement sûr de son bon droit contre le têtu Hachette, Amazon a d’ailleurs même osé adapter son système de recommandation croisées de titres en suggérant que le lecteur « pourrait préférer acheter à la place un livre d’un auteur non estampillé Hachette » comme le dénonce le collectif Authors United (3).
Au pas de charge et à la vitesse du clic
Le climax de cette joute a été atteint en août lorsqu’Amazon met en ligne un véritable réquisitoire à l’encontre d’Hachette via l’adresse URL ironiquement intitulée www.readersunited.com ! Présenté sous forme de lettre ouverte aux consommateurs, le contenu des arguments avancés par Amazon est particulièrement féroce. Il y est question de l’attitude bornée et rétrograde des éditeurs, d’ententes illicites sur les prix entre eux et des efforts commerciaux qu’Amazon consent pourtant afin de trouver un terrain d’entente. Le texte conclut sur une invitation à envoyer des courriels en masse au PDG d’Hachette USA. Il suggère même des éléments de langage mordants tels que « nous avons noté votre collusion illégale. Cessez s’il vous plaît de faire payer trop cher les e-books. Ils peuvent et ils doivent être moins chers » (4).
Histoire d’enfoncer le clou, Amazon ajoute à son virulent pamphlet électronique, une douzaine d’articles de référence à lire pour achever de convaincre que l’e-commerçant mène une bagarre juste et démocratique. Pour appuyer ce dernier point, Amazon va même jusqu’à citer le fameux écrivain George Orwell s’attaquant déjà à son époque à un supposé cartel des éditeurs.
Pour pousser l’avantage un peu plus loin, Amazon a également fait des appels du pied aux auteurs qu’il s’efforce de chérir depuis quelque temps en proposant notamment à ceux-ci, un logiciel baptisé KDP (pour Kindle Direct Publishing). Cet outil permet ainsi à un écrivain de s’auto-publier en version électronique sans avoir à passer par les fourches caudines des éditeurs traditionnels (aux décisions effectivement pas toujours très lisibles sur leur choix de publications) et de bénéficier au passage de revenus plus intéressants lors de la vente de l’ouvrage. Et pour finir de montrer ses muscles, Amazon n’hésite pas à bloquer en mai dernier la précommande du futur nouveau roman de J.K. Rowling, l’auteur de la populaire saga Harry Potter et comme par hasard édité chez … Hachette !
A trop cogner, on s’expose
Amazon n’a guère tardé à subir le revers de la médaille de cette stratégie de communication agressive et probablement un brin arrogante tant le géant de Seattle est persuadé que les consommateurs vont le suivre les yeux fermés. Pourtant, ceux-ci ne goûtent guère la décision unilatérale de bloquer la diffusion du nouvel opus de J.K. Rowling. Un mois plus tard sous la pression d’associations consuméristes, Amazon daigne commercialiser le livre même s’il traîne des pieds en allongeant les délais de livraison.
Sur le front des auteurs, la résistance commence aussi à s’organiser face à l’attitude inflexible et arbitraire d’Amazon. Dès juillet, les plumes se délient au Royaume-Uni et aux Etats-Unis pour admonester le distributeur en ligne et l’exhorter à mettre un terme à ce qu’elles qualifient de « prise en otage » des auteurs et des lecteurs. Avec le soutien de l’Authors Guild, l’écrivain de romans d’horreur Douglas Preston, publie une tribune sans ambages dans le Wall Street Journal (5) : « Nous sommes fermement convaincus qu’aucun libraire ne devrait ni empêcher, ni gêner la vente de livres, ni même décourager les clients de commander ou de vouloir recevoir les livres qu’ils désirent ». Et d’ajouter en guise de conclusion « de cesser de porter atteinte au gagne-pain des auteurs sur lesquels il a bâti son commerce » et d’indiquer aux lecteurs du quotidien l’adresse email personnelle de Jeff Bezos pour relayer le message !
Amazon fait pourtant la sourde oreille et maintient le cap en dépit des premiers signaux négatifs à l’encontre de son action. C’est alors au tour d’une vaste pétition de prendre le relais pour contester la politique d’Amazon. Au total, 900 écrivains américains (et non des moindres comme John Grisham et Stephen King) s’unissent et publient le 10 août une double page de manifeste dans le New York Times afin qu’Amazon abandonne séance tenante le diktat qu’il veut imposer à Hachette (et par extension à d’autres maisons d’édition). Sept jours plus tard, la polémique rebondit en Allemagne où cette fois, 1200 auteurs germanophones interpellent à leur tour avec virulence le distributeur en ligne (6) : « La liberté d’expression peut être bâillonnée par la violence mais on peut aussi la bafouer avec des pratiques commerciales déloyales. Notre message s’adresse aussi bien à Jeff Bezos qu’aux consommateurs afin de les éclairer sur les conséquences de telles pratiques ».
Les éditeurs contre-attaquent
A communication agressive, réponse offensive ! Profitant de la brèche ouverte par les auteurs, le PDG d’Hachette USA prend également la parole avec une lettre adressée … aux lecteurs ! Face aux accusations lancées par Amazon, il réplique en expliquant que (7) « le conflit a commencé parce que Amazon veut faire beaucoup de profit et une grosse part de marché au détriment des auteurs, des libraires et de nous-mêmes ». Sur la question des prix et des ententes, il réagit tout autant (8) : « Hachette fixe les prix du livre électronique seul, sans entente quelconque avec qui que ce soit. Nous fixons nos tarifs bien au-dessous des prix du livre classique afin de prendre en compte les économies faites sur l’impression et la livraison ».
La guerre de communication à couteaux tirés se poursuit même dans les moindres détails. Alors qu’Amazon avait « convoqué » George Orwell pour donner du crédit à son argumentaire de combat, un journaliste du New York Times fait remarquer sarcastiquement que les citations choisies ont été tronquées et sorties de leur contexte pour être tournées à l’avantage d’Amazon. Enfin, est-ce une conséquence collatérale directe de la fronde anti-Amazon ? Toujours est-il que le libraire américain Barnes & Noble choisit précisément ce moment pour annoncer à grand renfort de publicité un partenariat avec Google et Samsung pour la distribution de livres électroniques. Avec l’intention affichée de se soulager du joug jugé excessif d’Amazon.
Quelle issue communicante pour Amazon ?
Aujourd’hui, la stratégie de communication gros calibre d’Amazon a surtout servi à liguer les auteurs et les éditeurs contre l’hégémonie du e-commerçant. Du Zorro de la distribution dont il aime endosser le costume lors de ses keynotes, Jeff Bezos est désormais en train de basculer vers un autre personnage tout de noir vêtu aussi mais nettement moins glamour : Dark Vador. A force d’exercer un pouvoir de coercition sans véritables limites, Amazon peut à terme mettre en péril son image et sa réputation. Certes, le géant de Seattle continue d’être populaire auprès des consommateurs mais pour des valeurs qui peuvent vite devenir un jour caduques et volatiles. Le succès d’Amazon repose en effet avant tout sur une impeccable mécanique d’offre et de distribution. En revanche, on ne peut pas dire que la marque suscite autant d’affect et de sympathie chez les consommateurs que d’autres enseignes.
Trop sûr de sa puissance, Amazon déroule une communication à l’aune de celle-ci. Mais gare au retour de bâton d’autant plus que la communauté financière commence à s’impatienter en ce qui concerne les performances de l’entreprise. En 20 ans, celle-ci n’a jamais gagné d’argent (ce dont se targue aisément Jeff Bezos au nom de sa conquête de parts de marché) et les derniers résultats trimestriels publiés en juillet 2014 ne laissent entrevoir aucune amélioration. La sanction des marchés a d’ailleurs été immédiate avec un cours de l’action Amazon en baisse de 10% (9).
A cette défiance exprimée, s’ajoutent également de lourds contentieux dans les pays où Amazon s’est implanté. En Allemagne notamment, l’entreprise est régulièrement sujette à des grèves dans ses centres logistiques et épinglée par les médias pour sa piètre politique salariale. En France, l’image n’est guère plus reluisante. Le fisc français réclame actuellement 100 millions d’euros d’arriérés sur la période 2006-2010 (10).A cela, il faut aussi inclure les litiges aux USA avec Time Warner et les studios Disney pour lesquels Amazon cherche à imposer ses drastiques conditions de vente. Au final, cela commence à peser lourd dans la balance réputationnelle du distributeur en ligne. Le charisme de Jeff Bezos et le parfait service au client de l’enseigne permettent encore de jouer les fiers-à-bras et d’invoquer la défense du consommateur comme mission ultime. Il n’empêche qu’Amazon commence effectivement à plus ressembler à l’arrogant Dark Vador qu’au justicier Zorro. Pas forcément la perception idéale lorsqu’on est encore en phase de déploiement stratégique tous azimuts !
Sources
– (1) – Pia Duvigneau – « Amazon : Dark Vador déguisé en Robin des Bois » – Marianne.fr – 21 août 2014
– (2) – « Guerre entre Amazon et Hachette : un roman en 5 chapitres » – FranceTVinfo.fr – 9 août 2014
– (3) – « A letter to our readers » – Authors United
– (4) – « A message from the Amazon Books team » – Readersunited.com – 9 août 2014
– (5) – « Guerre entre Amazon et Hachette : un roman en 5 chapitres » – FranceTVinfo.fr – 9 août 2014
– (6) – Blandine Milcent – « La fronde anti-Amazon gagne l’Allemagne » – Le Monde – 20 août 2014
– (7) – Gilles Paris – « Aux Etats-Unis, 900 auteurs contre Amazon » – Le Monde – 12 août 2014
– (8) – Ibid.
– (9) – Audrey Fournier – « Amazon publie de lourdes pertes, la Bourse s’impatiente » – Le Monde – 25 juillet 2014
– (10) – Anne-Sophie Mercier – « Jeff Bezos, Lettres et le néant » – Le Canard Enchaîné – 20 août 2014