Quels enjeux de communication Netflix va-t-il devoir relever en France ?

C’est l’effervescence médiatique autour du débarquement imminent de Netflix sur les écrans français. Auréolé d’une flatteuse réputation, le service en ligne de vidéo à la demande intrigue et alimente les spéculations. Va-t-il provoquer un profond chambardement au détriment des acteurs historiques tricolores ou ne sera-t-il en fin de compte qu’un canal supplémentaire de contenus pour aficionados de séries TV en tous genres ? Une chose est sûre. Pour s’imposer, Netflix va devoir dérouler une stratégie de communication à l’équation pas si simple que l’aura réputationnelle dont jouit actuellement le géant américain. Revue des enjeux.

Rarement l’arrivée d’un service Internet n’aura autant suscité de commentaires que le lancement de la version française de Netflix le 15 septembre. Depuis plus d’un an, les conjectures vont bon train tant chez les professionnels des secteurs concernés qui craignent le rouleau compresseur que chez les télénautes toujours prompts à s’emballer pour les offres nouvelles qui rangent la télé de papa au placard à balais. Netflix entend évidemment rafler la mise de cette ébullition fantasmatique française pour imposer sa marque de fabrique au même titre qu’Amazon est incontournable dans l’e-commerce ou Google dans le marketing digital.

Il était une fois la légende de Netflix

Netflix - enseigneNetflix, c’est d’abord une « success story » d’entreprise innovante comme en raffolent les Américains. En 1999, Reed Hastings, le fondateur et toujours PDG de la société, n’est qu’un modeste loueur de DVD et même un nain face au titan de l’époque, Blockbuster qui domine sans partage avec ses 300 boutiques sur le territoire américain. Très vite, il comprend pourtant qu’il doit faire évoluer son business model au regard des mutations technologiques irréversibles qui se profilent avec la généralisation d’Internet au sein du grand public. S’il continue à proposer des emprunts de DVD expédiés à domicile, il mise avant tout sur le streaming vidéo qui permet de diffuser des contenus en ligne directement chez les consommateurs. C’est cette idée de génie qui va forger la légende de Netflix et lui assurer aujourd’hui près de 50 millions d’abonnés dans 40 pays.

Aujourd’hui, Netflix ne se prive jamais de mettre en avant sa vitrine technologique. A Los Gatos, siège de l’entreprise, près de 1000 ingénieurs en R&D (1) travaillent continuellement sur l’optimisation des canaux de distribution du catalogue de Netflix. A ce jour, il est aussi facile de se connecter au site et sélectionner un film ou une série depuis son téléviseur que depuis son smartphone, son ordinateur ou sa tablette. Autre innovation emblématique de Netflix : son moteur de recommandation révolutionnaire. Grâce à un algorithme inlassablement peaufiné par les 300 millions d’heure de visionnage des programmes, l’entreprise est capable de pousser très loin le système de personnalisation des contenus pour chaque abonné pour s’efforcer ainsi de devancer ses moindres désirs de téléphage et de lui indiquer d’autres créations en rapport avec ses passions.

Frank Underwood, tête de gondole

Netflix - House of CardsSi désormais Netflix est en quelque sorte à la TV ce qu’Uber est à l’industrie du taxi grâce à sa technologie pointue et son modèle d’affaires disruptif, l’entreprise ne se contente plus seulement d’apparaître comme un champion hors pair de la technologie télévisuelle en ligne. Elle entend être aussi activement présente sur le terrain des contenus et ne pas être réduite à un simple robinet à séries pour « binge-watchers » compulsifs. C’est ainsi que Netflix s’est attaché à tisser des partenariats avec des sociétés de production pour créer ses propres séries originales. A la base, c’est encore la technologie qui impulse l’écriture des scénarii qui vont ensuite articuler les épisodes commandés. En effet, les données récoltées grâce à l’algorithme de recommandation de Netflix constituent un immense et précieux indicateur sur les goûts et les centres d’intérêt des clients du service.

C’est en étudiant et moulinant soigneusement ce « Big Data » que la fameuse série « House of Cards » est née. Elle conte l’irrésistible ascension machiavélique au cœur de la Maison Blanche ambitieux d’un politicien prénommé Frank Underwood et incarné par le génial acteur Kevin Spacey. Alors que la 3ème saison est en cours de tournage, la série a fait un magistral carton dans le monde entier en glanant 3 Emmy Awards en 2013 tandis que Kevin Spacey devenait à son tour « la tête de gondole » de Netflix en trustant lui aussi de multiples récompenses pour son rôle de politicien sans scrupules. Avec ce succès, Netflix s’est alors propulsé comme un acteur phare auprès du grand public conjuguant qualité des créations télévisuelles et expérience technologique sans réel équivalent. Pour cultiver cette image de créatif disruptif, Netflix n’hésite d’ailleurs pas à claironner haut et fort les accords qu’il signe ponctuellement avec les studios hollywoodiens comme par exemple la prochaine série intitulée « Gotham » sur la jeunesse du super héros Batman

L’alchimie du goutte-à-goutte RP de Netflix

Netflix - Reed HastingsEn termes de communication et de relations publiques, le débarquement de Netflix en France a été conduit avec une précision toute chirurgicale et particulièrement habile. L’entreprise a d’abord multiplié les contacts informels avec les autorités gouvernementales et les représentants officiels des divers secteurs d’activités concernés (producteurs, opérateurs, etc). Ces visites à cadence régulière n’ont évidemment pas manqué de bruisser dans les médias d’autant plus qu’elles concernaient des thématiques plutôt sensibles (voire épidermique) comme le financement des productions culturelles françaises et les quotas qui vont de pair, la réglementation en matière de chronologie des médias, l’optimisation fiscale à outrance dont sont coutumiers les géants américains du Web, etc.

En dépit des questions souvent restées sans réponse, les incursions des dirigeants de Netflix ont largement contribué à bâtir une notoriété naissante de Netflix en France d’autant plus qu’entretemps la série « House of Cards » diffusée sur Canal + a rencontré un succès sans conteste. Petit à petit se dessine donc un « mythe » Netflix en France alors que paradoxe suprême, une large majorité de Français ignore l’essence même des activités de Netflix. Avec les médias, Netflix a procédé de même en allouant ponctuellement des rencontres sous embargo comme en juillet dernier dans les salons d’un grand hôtel parisien. Cette tactique de voile entrouvert pour aiguiser la curiosité s’avère en tout cas payante Une sondage Médiamétrie paru fin juillet indiquait que 24% des internautes français interrogés déclaraient (2) connaître Netflix dont une proportion particulièrement élevée chez les jeunes de 15 à 24 ans

Tapis rouge garanti ?

Netflix - pub FranceDans la foulée du lancement du 15 septembre, une vaste campagne publicitaire multi-supports est prévue pour accentuer cette fois massivement l’indice de notoriété de Netflix dans l’Hexagone. Avec deux axes de communication délibérément orientés grand public : la modicité du prix d’abonnement (autour de 8 € selon les échos parus dans la presse) et la facilité d’utilisation du service, notamment l’abonnement qui peut-être résiliable à tout moment. Contrairement aux formules beaucoup plus contraintes comme celles de Canal + qui engage un abonné pour 12 mois minimum. Sur le papier, Netflix semble effectivement en très bonne posture pour créer rapidement des brèches dans les portefeuilles clients des concurrents comme Canal +, les services VOD des chaînes de télévision (notamment TF1 et M6), des opérateurs (Orange, Numericable, etc) et des plus petits acteurs (comme Filmo TV par exemple).

Côté consommateurs en tout cas, le bouche-à-oreille est déjà enclenché depuis un certain temps. Sur Internet et les réseaux sociaux, nombreux sont les blogs et forums francophones où l’on parle avec un enthousiasme fiévreux de Netflix et son catalogue qu’il est possible de regarder sans limitation de temps autre que celle de la durée de l’abonnement contracté. Notamment chez les fans de séries TV, Netflix confine carrément au Graal télévisuel. Dans ce contexte, les questions plus techniques autour de l’exception culturelle française sont souvent reléguées au second rang. Ceci d’autant plus que les Français sont friands de séries américaines. En 2013, 58 des 100 meilleurs scores d’audience de la télévision française émanaient de feuilletons d’outre-Atlantique (3).

L’expérience consommateur sera (ou pas) la clé de voûte

Netflix - ConsoCette image d’acteur culturel osant produire des séries léchées au scénario captivant et sur des thèmes fascinants, Netflix l’a bien compris. Partout où l’entreprise américaine s’est implantée, elle a monté des partenariats locaux comme en Norvège avec la chaîne NRK1 pour la série « Lilyhammer » ou au Royaume-Uni avec Channel 4 pour la comédie « Derek » (4).

En France, Netflix s’apprête donc à débarquer avec dans les cartons une future série de 8 épisodes intitulés « Marseille » qui se veut le House of Cards version cigales, pastis et Canebière sur fond de conquête municipale, ambitions footballistiques et règlements de compte mafieux. A première vue, tout est donc en place pour que Netflix s’arroge une place de choix dans le cœur des télévores.

Pourtant, la stratégie de communication huilée de Netflix n’est pas automatiquement assurée de faire un carton plein. A cet égard, l’expérience consommateur va constituer un pivot absolument crucial. Si celle-ci constitue évidemment le cheval de bataille de Netflix en arguant d’un prix faible et flexible d’abonnement et d’un moteur de recommandation imbattable, elle peut aussi se transformer progressivement en bourbier réputationnel si d’aventure l’expérience est déceptive. Dans ces cas-là, les consommateurs n’hésiteront pas à s’épancher sur les réseaux sociaux à l’aune de leurs actuelles attentes enfiévrées.

Le premier point de cristallisation concerne la profondeur du catalogue qui sera mis en ligne en France. Si Netflix s’appuie sur son incontestable force que sont les séries originales comme « Orange is the New Black » ou encore « Daredevil », le service en ligne est nettement moins attractif en ce qui concerne les longs métrages. Contraint par la réglementation relative à la chronologie des médias, Netflix ne peut pas proposer de films de moins de 3 ans après leur sortie en salle. Un sacré handicap qui peut refroidir les consommateurs d’autant plus que le reste du catalogue est largement composé de séries B, de documentaires un peu défraîchis et de films anciens. Autant de références du catalogue qui pondèrent sérieusement l’image séduisante véhiculée par le mythique « House of Cards ».

Techno, vous avez dit techno ?

Netflix - CatalogueUn deuxième point peut également réfréner les ardeurs et brouiller l’image de Netflix en France. L’usage de l’interface pour naviguer dans les programmes proposés par Netflix n’est pas toujours d’une fluidité absolue. A cet égard, il faut lire l’édifiant et exhaustif témoignage du journaliste du Monde, Michaël Szadkowski. Installé à San Francisco depuis juin 2014, il s’est aussitôt abonné à Netflix pour enfin accéder à ce service dont on lui avait tant fait l’éloge. Son article (5) est particulièrement instructif et montre que la simplicité tant vantée par Netflix diffère quelque peu à l’usage. Les paramétrages de l’interface peuvent vite tourner au casse-tête pour qui n’est pas geek dans l’âme. Mais pire, la qualité de la retransmission peut être très décevante. Netflix insiste pourtant sur le fait qu’il propose de l’ultra-haute définition pour ses contenus. Au bémol près que l’utilisateur est souvent limité par la bande passante du fournisseur d’accès à Internet et la capacité que celui-ci délivre ou non.

Or en France, l’accès à Netflix va s’opérer dans un premier temps via des téléviseurs connectés, des applications pour terminaux mobiles et des navigateurs. Conséquence : le visionnage d’un programme en ultra haute définition va être largement tributaire de la bande passante du réseau. D’où le risque potentiel d’une qualité vidéo dégradée, voire la nécessité de recourir à un format moins gourmand en bande passante. En termes d’expérience utilisateur, c’est de toute évidence source d’agacement et de frustration. De plus, Netflix ne sera pas pour l’instant embarqué dans les bouquets disponibles dans les boxes des opérateurs. Ces derniers ont pour l’instant posé des conditions de rémunération drastiques à Netflix qui a refusé. Il s’agit là d’un autre handicap car les boxes représentent aujourd’hui le canal majoritaire en France de consommation de contenus vidéo.

Un dernier point peut également engendrer des crispations à l’heure où le débat sur les données personnelles et le respect de la vie privée gagne en ampleur dans l’opinion publique. Ce point concerne l’algorithme de recommandation de Netflix. L’article du journaliste du Monde montre que l’outil peut se révéler assez intrusif surtout si l’on se connecte via son compte Facebook. Même s’ils peuvent sembler superfétatoires à première vue, ces sujets (surtout s’ils sont récurrents) peuvent à terme impacter la réputation du service Netflix par rapport à la promesse initiale qui demeure pour l’instant la focale à laquelle la majorité se réfère.

D’autres signaux faibles à intégrer

Netflix - Carte FrancePour le milieu professionnel de la télévision, des télécoms et de la production cinématographique, Netflix est également synonyme de potentielles grosses pommes de discorde. En choisissant de s’installer d’abord au Luxembourg puis aux Pays-Bas là où la fiscalité est plus clémente, Netflix s’est également absous des redevances françaises qui servent à financer la création cinématographique et télévisuelle. Autant dire que la manœuvre n’a guère été goûtée par les professionnels français qui voient débouler un acteur économique prenant des parts de marché sans jouer exactement les mêmes règles exigées pour Canal +, TF1, France Télévisions, etc. Le PDG d’Orange, Stéphane Richard, s’est d’ailleurs publiquement agacé de ces attitudes qui (6) « considèrent l’Europe comme un comptoir ».

A ce jeu de bonneteau fiscal et financier, s’ajoute un autre dossier potentiellement explosif : la neutralité du Net. Aux Etats-Unis, Netflix ferraille déjà durement contre les fournisseurs d’accès à Internet et câblo-opérateurs. A cause du poids conséquence des fichiers haute définition des contenus issus de Netflix, ces derniers s’insurgent contre le coût financier supplémentaire que ce trafic vidéo implique sur leurs infrastructures réseaux. Aux États-Unis, Netflix représente à lui seul 30 % du trafic internet en soirée, lorsque les foyers utilisent le plus leur forfait illimité (7). Certains opérateurs ont donc parfois dégradé le service au détriment de Netflix. Pourtant, Netflix fait la sourde oreille et n’entend guère mettre la main à la poche. Avec l’arrivée en France, le scénario va invariablement se reproduire. Sur qui sera alors répercuté le coût engendré ? Les propriétaires des infrastructures ou leurs clients finaux ? Lesquels pourraient alors modérément apprécier de voir la facture s’envoler à cause de leur consommation Netflix !

Netflix a les cartes en main

Bien que les parties prenantes institutionnelles et sectorielles aient déjà levé les herses depuis longtemps face au péril Netflix, le géant américain du streaming est encore loin d’être en zone de turbulences. Même si les embarrassants dossiers du financement de la production française, de la Net neutralité et de la fiscalité animent ponctuellement les débats médiatiques, la clé réputationnelle de Netflix ne se situe pas vraiment là. C’est avant tout dans sa capacité à désormais incarner concrètement et efficacement la promesse de service culturel enrichi auprès des consommateurs français que Netflix sera en mesure de fortifier (ou pas) sa réputation.

Dans le cas contraire, l’entreprise de Los Gatos risque effectivement de connaître de façon plus musclée ce que signifie « l’exception culturelle française ». Si Netflix est trop déceptif, alors effectivement consommateurs et intelligentsia risquent de former une alliance détonante contre Netflix. Aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, Netflix a toutefois toutes les cartes en main pour réussir à se rendre incontournable à l’instar d’Amazon qui en dépit de controverses récurrentes comme la mort programmée des libraires et des éditeurs, continue de séduire les consommateurs. Jusqu’au faux pas de trop ?

Sources

– (1) – Grégoire Poussielgue et Nicolas Rauline – « Comment Netflix rebat les cartes du PAF » – Les Echos – 4 septembre 2014
– (2) – Véronique Groussard – « Netflix est déjà populaire » – Le Nouvel Observateur – 28 août 2014
– (3) – Alexandre Piquard – « Séries américaines : l’autre exception culturelle française » – Le Monde – 8 janvier 2014
– (4) – Emmanuel Paquette et Raphaële Karayan – « Netflix chez les Gaulois » – L’Express – 3 septembre 2014
– (5) – Michaël Szadkowski – « J’ai testé Netflix : la révolution a un goût d’inachevé » – Le Monde – 21 juillet 2007
– (6) – Sylvie Kauffmann – « Attention, Netflix en approche ! » – Le Monde – 8 septembre 2014
– (7) – Guerric Poncet – « Netflix : Les Français l’aiment, la France non » – Le Point.fr – 12 septembre 2014

Netflix - infographie



4 commentaires sur “Quels enjeux de communication Netflix va-t-il devoir relever en France ?

  1. Fabrice Epelboin  - 

    Je me suis laissé dire sur les réseaux sociaux que Netflix aurait recruté Cédric Ingrand… Si ça se confirme, un ex de LCI qui a été l’un des tout premiers journalistes ‘tech’, plus que légitime dans la communauté des geeks, c’est un méchant atout pour Netflix en France.

    C’est peut être ainsi qu’il faut défendre la Net Neutralité 🙂

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