Attentat de Nice : l’hyper-communication digitale et médiatique mène-t-elle la société droit dans le mur ?
Le carnage terroriste opéré à Nice à la fin du feu d’artifice du 14 juillet a aussi été le théâtre digitalo-médiatique d’un emballement sans précédent d’images et de paroles. Les attentats de Paris et de Bruxelles avaient déjà mis en exergue la promptitude des réseaux sociaux, des médias et des dirigeants politiques à exprimer quantité d’émotions et de réactions. Avec l’immonde drame survenu sur la promenade des Anglais, le phénomène est encore monté d’un cran. La société est-elle happée dans une dangereuse lessiveuse communicante et informationnelle au risque de perdre le sens et la compréhension ? Réflexions.
Moi qui suis ultra-connecté d’ordinaire, je n’ai pourtant pas vécu en direct l’innommable massacre commis par un taré au volant d’un camion de 19 tonnes broyant 84 vies et blessant plus de 200 personnes. Je participais à un séminaire où je ne pris conscience de l’horrible nouvelle que le lendemain matin au détour d’un écran de télévision à l’entrée de la salle de travail. Bien que Nice me soit particulièrement chère au cœur pour des raisons personnelles et amicales, ce ressenti en décalé m’a interpellé sur l’engrammage dorénavant acquis d’une communication tous azimuts lorsque notre société affronte un chaos meurtrier provoqué par un dingue aux motivations radicalement inacceptables. Réseaux sociaux, chaînes d’information et leaders politiques se sont engouffrés comme jamais dans une hyper-communication sans filtre, ni retenue. Si l’impérieux besoin de s’exprimer et d’informer n’est guère contestable en soi, peut-on malgré tout s’interroger et envisager certains recadrages où l’émotion si légitime soit-elle ne doit pas prendre le pas sur la hiérarchisation et la contextualisation des faits ainsi que le respect des acteurs involontaires de cette tragédie ?
Réseaux sociaux : aussi vite qu’un camion assassin
A 22 h 45, Mohamed Lahouaiej Bouhlel déclenche l’irrémédiable en fonçant à pleine vitesse avec son camion dans une foule compacte venue assister aux célébrations de la Fête Nationale. En 2 kilomètres et quelques minutes seulement, il fait basculer la fête dans l’horreur et la douleur avant d’être enfin stoppé et abattu par les forces de l’ordre. C’est ce même laps de temps qu’il a fallu pour que dès 22 h 50, les premières vidéos, tweets et photos du carnage essaiment sur Twitter et consorts (1). Twitter et YouTube avaient déjà marqué l’histoire lors de la révolution verte en Iran en 2009, lors des soulèvements tunisiens et égyptiens du printemps arabe en 2010 ou encore l’arrestation vite dévoilée de Dominique Strauss-Kahn à New York en 2011. Là, avec des applications vidéo en direct aujourd’hui disponibles comme Periscope, Facebook Live, etc, le temps de la viralité digitale s’est dilaté au point de se confondre avec la réalité brute.
Cela n’est pas sans susciter des réflexions quant à l’usage par d’aucuns des médias sociaux. Lors d’un drame, il s’enclenche désormais un gigantesque et irrépressible bouche-à-oreille où tout est scruté, relayé, commenté, amplifié et malheureusement souvent déformé, tronqué ou inventé. A Nice, plusieurs twittos ont ainsi parlé de prise d’otages à proximité du lieu du massacre. D’autres ont évoqué des explosions à divers endroits de la cité azuréenne. En parallèle, certains ont dérapé dans le gore et le sanguinolent croyant peut-être faire preuve d’acte d’information là où il s’agit surtout d’un voyeurisme immonde. Une minorité aura même été jusqu’à chercher à vendre ces images chocs à des médias. En janvier 2015, un internaute avait d’ailleurs filmé et posté sur Facebook la froide exécution d’un policier tombé au sol par un terroriste à Paris avant de s’excuser et retirer l’insoutenable. L’attentat de Nice remet de nouveau brutalement sur le devant de la scène la question délicate de la modération des réseaux sociaux. Même si Twitter, Facebook, Google et autres ont indéniablement pris la mesure du problème (mais pas toujours des moyens), la vitesse de prolifération et de duplication amplifie la sidération collective partout ailleurs, sans nulle hiérarchisation des priorités informationnelles, ni filtrage de décence à l’égard des victimes et des morts.
Médias : Le grand n’importe quoi est atteint
Cette sidération à coups de clics et de retweets a aussitôt contaminé la majorité des médias dépêchés en extrême urgence pour relater les événements. On savait ceux-ci déjà lancés dans une périlleuse et funambulaire course au scoop, chaînes de télévision en tête. Les attentats de janvier 2015 avaient d’ailleurs dessiné les contours dangereux de cette obsédante chasse à l’info en primeur. Chacun se souvient des caméras de télévision plantées autour de l’Hyper Casher en train de filmer les positions des brigades d’intervention s’apprêtant à déloger le meurtrier preneur d’otages. Le Conseil supérieur de l’Audiovisuel (CSA) avait ultérieurement tancé les dirigeants des rédactions qui eurent une conduite éditoriale un peu plus mesurée au cours de la nouvelle vague d’attentats parisiens en novembre 2015.
A Nice en revanche, force est de constater que les leçons et les préventions ont été à nouveau totalement mises sous le boisseau. Perfusées à ce qui se raconte comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux, des chaînes comme BFM et iTélés multiplient les bandeaux défilant sur une « supposée » prise d’otages. Et chaque rédaction d’embrayer pour engranger un maximum d’informations. Quitte à aller comme France 2 jusqu’à interviewer un homme encore à terre, sous le choc et à côté du cadavre de son épouse. La chaîne publique s’en excusera néanmoins dès le lendemain mais l’affaire est révélatrice de cet emballement qui confine à un delirium tremens journalistique. Le jour d’après, Edwy Plenel, directeur du site Mediapart le soulignera opportunément (2) : « Le journalisme doit nous aider à réfléchir afin que nous ne cédions pas à l’effroi. C’est toute sa difficulté face à la tragédie des attentats : ne pas être indifférent à l’émotion générale et, surtout, à la souffrance des familles, tout en s’efforçant de maintenir le cap de la raison, de l’analyse et de l’enquête ».
Dirigeants politiques : zéro pointé en communication
Dans cet enchevêtrement numérico-médiatique, les ténors politiques n’ont malheureusement pas été les derniers à aboyer du commentaire à l’emporte-pièce. Parmi eux, on peut citer Christian Estrosi, ancien maire de Nice et actuel président du conseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur. A peine le drame est-il connu et les secours en train de sauver les gens atteints dans leur chair que celui-ci décide de jouer au mariole polémiste en touillant sur Twitter un vieux fonds ranci et déplacé de politique politicienne.
Autre picador de la communication politique en plein dérapage : Henri Guaino . Le député des Yvelines se mue en général cinq étoiles au micro de RTL (3) : « Il suffit de mettre un militaire avec un lance-roquettes à l’entrée de la promenade des Anglais, et il arrêtera un camion de 15 tonnes ». N’y a-t-il pas des équipes de communicants pour calmer ce petit monde excité qui ne fait qu’ajouter de la confusion à la confusion, uniquement par souci d’exister médiatiquement et de rafler au passage une hypothétique mise communicante auprès de l’opinion publique ?
Lors d’un colloque consacré au poids des médias en 2008, Michel Rocard s’était déjà publiquement interrogé sur cette hyper-communication contemporaine en évoquant une édifiante anecdote qu’il a personnellement vécue au moment de l’assassinat du premier Ministre israélien, Yitzhak Rabin en 1995 (4) : « Quelques minutes à peine après que les premières dépêches d’agence soient tombées, je recevais déjà des demandes d’interview pour réagir à chaud sur ce crime alors qu’on ne savait pas encore si le tueur était arabe, juif ou simplement un déséquilibré isolé. Vous conviendrez tout de même qu’il est capital de savoir qui a commis un tel geste au regard du contexte du Proche-Orient. Une déclaration à l’emporte-pièce peut avoir des conséquences autrement dramatiques ». Ce qui faisait dire à Michel Rocard non sans causticité sur les médias que (5) « chacun d’eux ne survit qu’en dominant le bruit des autres. Ce qui appelle la rapidité, l’effet de scoop et l’effet de scandale ». Et si de surcroît les dirigeants politiques sur-réagissent, il est fort à parier que la cacophonie sera à son climax. Avec toutes les graves conséquences qu’elle peut impliquer par la suite : hystérisation des débats, radicalisation des propos … et répétition potentielle des actes.
Alors, on coupe le robinet ?
Face à ce capharnaüm où les voix s’entrechoquent comme des atomes en état de fission nucléaire, la tentation est en effet grande de vouloir mettre un gros coup de frein. Cela serait à mon sens, une funeste erreur. Autant chacun doit se questionner individuellement et collectivement sur ses actes d’expression publique (réseaux sociaux et médias), autant il serait ridicule de brider les réseaux sociaux, de tenir les médias à l’écart ou d’interdire aux politiques d’avoir une prise de parole. Lors des derniers attentats en France, en Belgique ou même aux Etats-Unis, les réseaux ont aussi offert une face qui est à encourager comme par exemple le hashtag #PortesOuvertes qui proposait aux victimes de trouver assistance et refuge ou celui de #PrayForOrlando pour s’associer symboliquement à la peine des personnes touchées très directement par les crimes terroristes. Autre point à capitaliser : le recours aux médias sociaux pour relayer les messages d’urgence des autorités responsables (lire à cet égard l’interview de Marina Tymen sur les MSGU sur ce blog) qu’il s’agisse de la préfecture, de la police, de l’armée, des pompiers ou tout autre corps engagé pour porter secours.
Quant aux médias, il va devenir plus qu’essentiel d’enrayer cette spirale délétère de l’ivresse du « live » et du marathon au scoop. A cet égard, des internautes eux-mêmes ont lancé un populaire hashtag #CSAcoupeztout enjoignant l’autorité de tutelle à mieux réguler la couverture éditoriale d’une actualité dramatique. Dans cet univers de connectivité permanente qui est le nôtre, il est urgentissime que les journalistes cultivent drastiquement le constat dressé dans un éditorial d’Albert Camus en … septembre 1944 (!!!) au sujet de ceux qui parlaient déjà de victoire alors que la guerre n’était pas terminée (6) : « On veut informer vite au lieu d’informer bien. La vérité n’y gagne pas ». La maxime judicieuse s’applique tout autant au staff communicant des écuries politiques qui devrait conseiller à leurs champions respectifs de pondérer leurs critiques en période de tension. Faire de la communication opportuniste sur l’hémoglobine encore chaude d’innocentes victimes est tout sauf responsable et crédible.
Sources
– (1) – Lucie Ronfaut – « Sur les réseaux sociaux, dès 22h50, les premières vidéos de mouvements de foule » – Le Figaro – 16 juillet 2016
– (2) – Edwy Plenel – « Le journalisme face à l’effroi » – Mediapart – 15 juillet 2016
– (3) – Maxime Carignano – « Attentat à Nice : « Il suffit de mettre un militaire avec un lance-roquettes » estime Henri Guaino – RTL.fr – 15 juillet 2016
– (4) – Colloque « Quand les médias plombent, quand les médias permettent » – Université d’été du MEDEF – 28 août 2008
– (5) – Ibid.
– (6) – Edwy Plenel – « Le journalisme face à l’effroi » – Mediapart – 15 juillet 2016
Lire en complément
– Bruno Roger-Petit – « Après Nice, une classe politique « nulle » face à une France immature » Challenges.fr – 15 juillet 2016
– Titiou Lecoq – « Attentat de Nice: la nuit où la télé française a sombré » – Slate.fr – 15 juillet 2016
– Sandrine Cassini & Zeliha Chaffin – « Réseaux sociaux : une difficile modération des contenus violents » – Le Monde – 15 juillet 2016
– Gurvan Kristanadjaja – « Avec la répétition des attentats, la ritualisation des réseaux sociaux » – Libération – 15 juillet 2016
– « Presse & médias sociaux : L’heure est-elle à la sanction après les attentats ? » – Le Blog du Communicant – 17 janvier 2015
– Claire Richard – « Après Nice : cacher la violence, c’est aussi ne pas la comprendre » – Rue89/L’Obs – 16 juillet 2016
2 commentaires sur “Attentat de Nice : l’hyper-communication digitale et médiatique mène-t-elle la société droit dans le mur ?”-
Delannoy -
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Olivier Cimelière -
Pour le moins étrange de parler du direct de quelque chose que l’on avoue n’avoir pas vécu, n’est-il pas ? Je n’ai rien à commenter des médias institutionnels français, télévisions en particulier, que je ne suis pas puisque c’est la meilleure façon de ne rien savoir. Par contre, ce que je comprends que vous reprochez au médias sociaux, c’est d’être des médias sociaux, des lieux d’échanges d’infos et de perceptions, comme dans la vraie vie, pas celle des canards boiteux subventionnés par le contribuable pour distiller ce qui a été breveté bon pour l’idiot de citoyen. Je reviens sur une petite chose qui m’a choqué dans votre prose, l’assassinat du flic devant Charlie, images que vous trouvez « insoutenable ». Franchement, vous auriez vu ces images sans savoir ce qu’il s’y passait, vous auriez demandé : « Eh quoi ? » car ces images sont tant informatives (sauf pour les complotistes dont il ne me semble pas que vous fassiez partie, quoique) qu’elles n’expriment rien du tout. Si vous trouvez ça insoutenable, je vous déconseille une sacrée série de films depuis Fritz Lang jusqu’à Alien, ne parlons pas de Salo. Vous êtes une bien petite nature ! Le journalisme n’est pas pour vous. Travaillez plutôt à AB productions.
Merci pour votre état d’esprit bienveillant et votre argumentation constructive. D’ailleurs j’envoie de ce pas mon CV pour le prochain casting des Bisounours chez AB production
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