[DirCom du Mois] – Pierre Auberger (Bouygues) : « Un communicant non digitalisé sera vite un communicant « ubérisé »
Comment manage-t-on la communication d’un groupe dont les valeurs familiales demeurent fortement ancrées dans son ADN tout en intégrant la dimension mondiale d’une entreprise qui compte près de 120 000 collaborateurs aux métiers très diversifiés ? Cette équation corporate, Pierre Auberger, directeur de la communication du groupe Bouygues depuis 2009, la construit en permanence avec ses équipes à travers les 90 pays où Bouygues est implanté. Dans une interview accordée au Blog du Communicant, il insiste notamment sur la culture business que tout communicant se doit de posséder pour relever efficacement les enjeux de réputation.
De Pierre Auberger, on pourrait presque dire qu’il est un polyglotte de la communication. Tout au long de son parcours professionnel démarré dans l’industrie alimentaire, il a alterné les fonctions de communicant et de marketeur. De cet entrelacs riche en expériences, il en retire une conviction forte que l’irruption du digital n’a fait qu’accentuer : « Comprendre le monde dans lequel son entreprise évolue et disposer d’une solide culture économique, sociale et financière pour être capable d’éclairer de façon précise ses parties prenantes sur les stratégies et les enjeux de son entreprise ». Entretien à bâtons rompus.
Vous avez démarré votre carrière dans la fonction marketing, notamment chez Danone, avant d’opérer au fil des ans et au gré des différentes fonctions occupées une évolution progressive vers la fonction communication corporate. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui confondent encore allègrement les deux métiers même si ceux-ci partagent évidemment des périmètres connexes et souvent imbriqués. Souvent au point de réduire abusivement les deux fonctions à une unique et même vocation. Au regard de votre expérience et de votre parcours, quel regard portez-vous sur les objectifs, les enjeux et spécificités entre un communicant et un marketeur ?
Pierre Auberger : Ces deux métiers sont de nature différente car les missions ne sont pas les mêmes. En revanche, ils ont en commun l’utilisation de certains outils. Le marketeur a pour vocation de positionner un produit ou un service sur un marché en le rendant le plus compétitif possible auprès de ses clients et prospects. Pour cela, il agit sur différentes variables, qu’on appelle le « marketing mix » : le positionnement sur le marché (le bénéfice qu’il doit délivrer aux consommateurs), le produit, le prix, la promotion, la publicité, les circuits de distribution… En fonction du type d’organisation dans laquelle il travaille, le marketeur a la main sur des outils de communication : la marque et la publicité. C’est notamment le cas dans les entreprises de grande consommation. Il est surtout responsable du compte de résultat de son produit ou de sa ligne de produits ou de services. En ce sens, c’est un opérationnel essentiel de l’entreprise qui doit être très « business minded ».
Le communicant, pour sa part, a pour mission de promouvoir, d’informer et de fédérer. Promouvoir (et protéger) la réputation de son entreprise, de ses marques et de ses dirigeants. Informer l’ensemble de ses parties prenantes, qu’elles soient internes ou externes. Cette mission est de plus en plus exigeante car on demande toujours plus de transparence aux entreprises aujourd’hui, surtout si elles sont cotées en bourse. Enfin, fédérer l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise autour de son projet, de ses dirigeants, de ses stratégies et de sa culture. En ce sens, le communicant a une mission très corporate au service de la direction générale. Il intervient en appui du management pour aider les dirigeants à donner du sens et participer à la conduite du changement. Par ailleurs, certains communicants, lorsqu’ils sont en responsabilité dans un centre de profit opérationnel et non pas dans une activité corporate, participent au développement du business en agissant sur les outils que sont la publicité, les relations médias et les réseaux sociaux. C’est ce que nous avons fait par exemple dans notre filiale Colas avec la route solaire Wattway. Les communicants avaient orchestré un magnifique plan de communication à l’occasion de la COP 21 à Paris. Le retentissement de ce lancement a été mondial.
Le fait d’avoir exercé des responsabilités marketing et commerciales, quand c’est possible, est à mon avis un atout pour un communicant car cela lui donne une légitimité opérationnelle supplémentaire et lui confère une plus grande crédibilité, tant en interne qu’en externe. D’une manière générale, je pense qu’il est souhaitable que les dircoms aient occupé d’autres fonctions dans leur carrière : marketing, gestion d’un centre de profit, RH, etc. Cela les rend mieux à même d’expliquer les stratégies et les enjeux de l’entreprise à leurs parties prenantes.
Paris vient de se voir attribuer par le CIO l’organisation des Jeux Olympiques de 2024. Bouygues Construction est l’un des gros partenaires depuis mars 2017. En quoi ce type d’association est-il stratégique pour un groupe comme Bouygues ? Quels bénéfices réputationnels visez-vous en impliquant officiellement l’entreprise dans un événement d’une telle envergure qui est de surcroît l’un des plus retentissants au monde ? Comment l’interne y sera-t-il également engagé ?
Pierre Auberger : Pour le moment, Bouygues Construction n’est sponsor que de la candidature de Paris à l’organisation des Jeux Olympiques. Pour ce qui est de rejoindre le club des sponsors officiels des Jeux, c’est une autre histoire car les budgets sont sans commune mesure avec ceux demandés pour soutenir la candidature. Nous n’avons pas encore à ce jour été sollicités par les organisateurs. Nous verrons bien. La raison pour laquelle nous avons soutenu la candidature de Paris est que les valeurs des JO, reposant sur l’excellence, le dépassement de soi, le partage… sont parfaitement en phase avec celles du Groupe. L’ambition de Bouygues est de contribuer à l’intérêt général en apportant le progrès humain dans la vie quotidienne. Nous sommes convaincus que les JO sont vecteurs de progrès humain. Il est donc naturel pour nous de s’y associer. Par ailleurs, c’est un événement très mobilisateur pour nos 120 000 collaborateurs, qu’ils soient en France ou à l’international.
Le groupe Bouygues est composé de différentes grosses branches d’activités dont les métiers n’ont parfois rien à voir, voire portent des noms différents. Notamment TF1 et Colas qui n’ont pas le nom de Bouygues à la différence des entités immobilières, construction et télécoms. Comment parvient-on à créer et alimenter un sentiment commun d’appartenance entre des secteurs d’activités aux cultures et aux historiques différents. Avec parfois des enjeux antinomiques comme par exemple les discussions que TF1 peut avoir actuellement avec les opérateurs télécoms sur la rémunération des contenus distribués par ces derniers mais financés directement par la chaîne de télévision. Comment établit-on une plateforme de marque cohérente et en quoi le digital peut-il être un levier pour nourrir celle-ci ?
Pierre Auberger : Bouygues n’est pas un conglomérat. C’est avant tout un groupe industriel diversifié et fédéré autour d’une culture et de valeurs fortes : le respect, la confiance et l’équité. Fondé il y a 65 ans, le Groupe n’a eu que deux Pdg depuis sa création. Martin Bouygues, son patron depuis 1989, s’implique personnellement beaucoup dans la diffusion de cette culture. Faire en sorte par exemple que le compagnon qui construit un pont à Hong Kong ait le même sentiment d’appartenance au Groupe que la journaliste de TF1 qui présente le 20h. Pour cela, nous publions un magazine semestriel de grande qualité, Le Minorange, diffusé à près de 100 000 exemplaires en français et en anglais. Nous diffusons également une newsletter bimensuelle pour les managers, Challenger Express. Enfin, nous avons à notre disposition plusieurs intranets ainsi qu’un réseau social d’entreprise sous Yammer, ByLink Network. Par ailleurs, Martin Bouygues passe beaucoup de temps à rencontrer les collaborateurs au cours de séminaires, de visites de chantier, de déjeuners informels. C’est une priorité pour lui.
La culture se diffuse aussi grâce aux nombreux séminaires de formation transverses qui réunissent des collaborateurs de tous nos métiers. Enfin, en matière de gestion des carrières, nous privilégions la promotion interne et la mobilité inter-métiers, ce qui facilite la diffusion de nos valeurs. Bouygues Telecom, par exemple, a été créé en partie par des collaborateurs issus de nos activités de construction. Afin de renforcer le sentiment d’appartenance, le Groupe a développé depuis longtemps l’actionnariat salarié. Avec 20% du capital et 26% des droits de vote, les collaborateurs sont à égalité avec Martin et Olivier Bouygues au capital de l’entreprise. Peu de gens savent que Bouygues est la première société du CAC 40 par l’importance de l’actionnariat salarié.
En ce qui concerne la cohérence apportée à notre communication et à notre politique de marque, nous avons élaboré une plateforme de marque dont le fil rouge est « d’apporter le progrès humain dans la vie quotidienne ». C’est ce qui fédère la raison d’être de chacun de nos cinq métiers (Bouygues Construction, Bouygues Immobilier, Colas, Bouygues Telecom et TF1). Nous signons tous nos documents corporate avec la même signature : « Construire l’avenir, c’est notre plus belle aventure ».
Du fait justement de la diversité de ses activités et de son statut d’entreprise du CAC 40, le groupe Bouygues constitue de toute évidence une cible médiatique en puissance.
Comment gère-t-on au niveau du groupe le monitoring des sujets sensibles comme l’environnement et comment fonctionnez-vous avec vos différentes entités, sachant que parmi elles figurent un groupe comme TF1 dont la mission est entre autres de créer et diffuser des contenus journalistiques qui pourraient être potentiellement critiques et/ou contradictoires avec la réputation du groupe Bouygues ? Avez-vous une « Social Room » à l’instar de SNCF pour engager immédiatement avec vos publics ?
Pierre Auberger : Le grand principe de management du Groupe est la subsidiarité, qui se traduit par la décentralisation opérationnelle. Autrement dit, nous considérons que la maison-mère n’a pas vocation à «faire à la place » des filiales qui sont par définition plus proches du terrain. Concrètement, j’ai une double mission : celle de gérer la communication de la société cotée, Bouygues SA, et celle d’animer l’ensemble de la filière communication du Groupe. Chaque métier a son dircom qui rapporte à son Pdg et met en œuvre son plan de communication. Pour ma part, j’assure la direction fonctionnelle de l’ensemble. Mon rôle est de coordonner, de faire en sorte que nos cinq métiers jouent une symphonie et non une cacophonie avec pour but de construire une marque Bouygues forte et compétitive, reconnue par nos parties prenantes comme « apportant le progrès humain dans la vie quotidienne ». C’est notre challenge quotidien. Je discute en permanence des sujets sensibles avec les dircoms des métiers du Groupe. Mon rôle est de les conseiller et de mettre de l’huile dans les rouages, de leur apporter mon appui et mon expertise, notamment en situation de crise, en étant leur « sparring partner ».
En ce qui concerne nos relations avec TF1, il va de soi que la rédaction est totalement indépendante. C’est une question d’éthique et de crédibilité. Nous l’avons démontré depuis 1987, date de l’entrée de Bouygues au capital de TF1. Enfin, nous n’avons pas (pas encore ?) de social room, ce qui ne nous empêche nullement de nous engager vis-à-vis de nos publics.
En février 2015, le PDG du groupe Martin Bouygues avait été médiatiquement expédié ad patres durant 30 minutes sur la foi initiale d’une dépêche totalement erronée de l’Agence France Presse. L’histoire avait alors fait grand bruit mais heureusement démentie rapidement. Aujourd’hui, on assiste à l’émergence de plus en plus prononcée des « fake news » sur les médias sociaux et repris par le bouche-à-oreille des internautes et aussi parfois les chaînes tout-info qui se livrent une concurrence impitoyable entre elles dans la guerre au « scoop ». Au départ essentiellement ciblées sur les figures politiques, les « fake news » n’épargnent plus les entreprises. Starbucks a par exemple été victime de ce phénomène cet été. Des messages (faux) circulaient sur les réseaux annonçant que l’enseigne offrait des bons de réduction de 40% aux immigrants clandestins. L’entreprise a réussi à enrayer la rumeur mais quel regard portez-vous sur cette tendance de fond appelée malheureusement à perdurer dans les mois et années à venir, notamment chez les activistes les plus radicaux qui s’attaquent aux multinationales ?
Pierre Auberger : L’annonce de la fausse mort de Martin Bouygues reste pour moi un très mauvais souvenir. Ce fut très déstabilisant pour moi-même qui eut à gérer cette crise en direct ainsi que pour tous les collaborateurs du Groupe qui lui sont très attachés. Nous avons tous été surpris qu’une fake news soit diffusée par un média aussi prestigieux. Mais tout a été dit sur le sujet et je n’y reviendrai pas. Nous avons tiré les enseignements de cette mésaventure et nous sommes encore plus vigilants sur ce qui se dit de nous sur les réseaux sociaux. Nous disposons d’outils de veille permanente et sommes prêts à réagir immédiatement, en particulier lorsque la bourse de Paris est ouverte. Une autre grande entreprise du CAC 40 a été victime de fake news l’année dernière à propos de ses résultats financiers. Les conséquences peuvent être dramatiques.
Le 21 septembre dernier, le groupe Bouygues s’est vu décerner pour la première fois le Grand Prix de la Transparence, secteur « pétrole, gaz, matériaux et bâtiment » (SBF 120) lors de la 8ème édition des Grands Prix de la Transparence. Le jury souhaitait ainsi récompenser la qualité de son information réglementée, en particulier le document de référence, le site internet (www.bouygues.com) et l’avis de convocation. Comment s’organise-t-on au préalable pour convaincre en interne de s’engager effectivement plus proactivement vers la transparence sachant que le secteur du BTP n’a pas toujours bonne réputation en matière de pratiques éthiques et environnementales ?
Pierre Auberger : La production de ces documents de communication financière est le fruit d’un travail de plusieurs mois qui mobilise des dizaines de contributeurs et qui s’appuie sur un process rôdé depuis des années. La direction de la communication joue le rôle de chef d’orchestre en partenariat avec la direction des relations investisseurs. Chaque métier joue sa partition. La maison-mère donne le tempo et assure la cohérence de l’ensemble. C’est un travail très rigoureux mais qui ne pose pas de difficulté particulière car nous sommes habitués chez Bouygues à la gestion par projet. Chacun est conscient de ses responsabilités et respecte ses engagements, notamment en ce qui concerne le respect des délais. L’éthique et la RSE sont des priorités pour nous. Pour preuve, Bouygues est aujourd’hui présent dans sept indices ISR, ce qui vient récompenser tous nos efforts dans ce domaine.
Avec plus de 10 000 abonnés sur Linkedin et plus de 6600 sur Twitter, vous figurez très régulièrement dans les classements des directeurs de la communication les plus actifs sur les médias sociaux en France. Qu’est-ce qui vous a convaincu de vous investir autant sachant que nombreux sont encore les dircoms à être absents ou alors très minimalistes dans leur expression. Comment par ailleurs conciliez-vous votre profil avec l’empreinte numérique du groupe Bouygues ? Ceci d’autant plus que les journalistes des secteurs de l’entreprise figurent parmi vos abonnés !
Pierre Auberger : Le numérique est aujourd’hui incontournable dans la vie d’un communicant. J’ai l’habitude de dire qu’un communicant non digitalisé sera vite un communicant « ubérisé ». Il est donc important pour moi de montrer l’exemple à la filière communication du Groupe en étant actif sur les réseaux sociaux. Je tweete bien évidemment sur le Groupe mais aussi sur des sujets transverses qui m’intéressent comme la RSE, l’éducation ou …la Bretagne et mes voyages et mes sorties culturelles. J’essaie de faire preuve de discernement et de prudence.
Jamais la fonction de directeur de la communication n’a été aussi éminemment stratégique du fait de sa position transversale unique au sein de l’entreprise mais aussi de ses nombreuses relations avec les parties prenantes externes qui ne se réduisent plus seulement à la gestion des médias mais bel et bien des conversations en ligne autour du groupe Bouygues. A vos yeux, que doit intégrer et incarner un dircom moderne et a contrario quelles pratiques doit-il ranger au placard ?
Pierre Auberger : La fonction de dircom s’est profondément professionnalisée ces dernières années et monte en puissance dans les entreprises et les organisations. Pour être performant, le dircom doit selon moi parfaitement comprendre le monde dans lequel son entreprise évolue et disposer d’une solide culture économique, sociale et financière. Il lui faut être capable d’éclairer de façon précise ses parties prenantes sur les stratégies et les enjeux de son entreprise. Il doit parfaitement maîtriser tous les outils digitaux, savoir écrire, avoir le souci du mot juste, être rigoureux et précis. La symbiose avec la culture de son entreprise et ses dirigeants est également indispensable car il véhicule l’image corporate. Diplomatie et adaptation sont des qualités nécessaires afin de mettre de « l’huile dans les rouages » et non de « l’huile sur le feu ». En tant qu’expert dans son domaine, il doit aider les dirigeants à mettre à sa juste place la communication dans les stratégies. Il est également un appui de la direction générale pour motiver les collaborateurs en leur donnant du sens, et ce quel que soit la phase que vit l’entreprise : en régime de croisière, en transformation ou en difficulté. Enfin, comme tout dirigeant, un dircom est un manager qui recrute, forme, anime et motive ses équipes.
A contrario, l’absence de rigueur, l’arrogance, le manque de diplomatie et la non-maîtrise des outils digitaux sont à mon avis des facteurs d’échec dans cette fonction. En résumé, vous l’avez compris, c’est une fonction-clé passionnante et en pleine transformation.