Name & Shame : Une tactique de communication pertinente ou borderline ?

Vous ne la trouverez quasiment jamais mentionnée dans les manuels et guides de stratégie de communication. Pourtant, la pratique du « Name & Shame » revient à intervalles réguliers sur différents sujets de société et à l’initiative d’acteurs plus divers qu’on ne pourrait le croire. L’affaire sulfureuse et scandaleuse du producteur hollywoodien Harvey Weinstein soupçonné de délits sexuels multiples a remis au goût du jour cette tactique avec l’irruption depuis le 13 octobre du hashtag #Balancetonporc où les femmes sont invitées à dénoncer un homme qui aurait commis des gestes de harcèlement sexuel à leur encontre. Conjugué à la viralité extrême des réseaux sociaux, le « Name & Shame » peut effectivement constituer un levier d’influence particulièrement impactant où la honte vient frapper de plein fouet la réputation d’une marque, d’une entreprise ou d’une personne publique. Mais n’y a-t-il pas des risques de dérapages, notamment sur le Web social où les réseaux sociaux ne sont jamais bien loin du tribunal populaire hystérique ? Analyse d’une tendance qui va perdurer.

En anglais, « Name & Shame » signifie littéralement « nommer nominativement et couvrir de honte ». D’origine anglo-saxonne, cette pratique usitée depuis déjà plus d’une décennie dans de nombreux pays vise à se servir du sentiment de honte pour dénoncer des abus qui peuvent être environnementaux, économiques, raciaux, sexuels et qui ne parviennent pas à troubler l’écho médiatique et les instances gouvernantes. C’est en substance la resucée du fameux bonnet d’âne dont était affublé le cancre à l’école devant tous ses camarades à cause d’un comportement inapproprié ou plus simplement de mauvais résultats. Avec l’idée en filigrane que l’humiliante leçon incitera l’impétrant à revenir à une meilleure conduite. Avec l’irruption des réseaux sociaux, d’aucuns ont repris à leur compte cette technique du « Name & Shame » pour faire bouger les lignes et briser l’omerta. 

#Balancetonporc, 100% « Name & Shame »

Si l’affaire Weinstein a entraîné un incroyable et nauséabond déluge de témoignages de femmes abusées, elle a aussi généré un corollaire plus inattendu. Sous la bannière du hashtag #Balanceton porc, la journaliste free-lance et directrice de la publication « La Lettre de l’Audiovisuel », Sandra Muller, a joint la parole aux actes en dégainant son premier tweet le 13 octobre en partageant une anecdote sur la blague salace qu’elle a dû subir de la part d’un patron d’une agence de pub et d’un patron d’une chaîne de TV. En l’espace d’à peine quelques heures, le hashtag s’invite dans les tendances fortes du moment sur Twitter. Et les messages de femmes (et de quelques hommes aussi° de se multiplier jusqu’à attirer l’attention des médias comme Le Parisien, Le Monde, France Inter, l’Obs, etc. Quarante-huit heures plus tard, le hashtag ne désemplit d’ailleurs pas et accueille même des témoignages comme celui de la députée LREM, Aurore Bergé ou celui de la journaliste de Radio France, Giulia Fois. Même si le « Name » s’effectue avant tout sous couvert de la citation de la fonction du dit personnage en cause plutôt que son identité, les faits racontés ne peuvent en effet que susciter la « Shame » devant l’ampleur désastreuse de la situation.

Le « Name & Shame » ne se borne pas pour autant à la dénonciation du sexisme. Depuis des années, presque tous les sujets sociétaux, économiques et politiques ont fait l’objet de ce type d’action à un moment donné. Rien qu’en France, la pratique a été adoptée à plusieurs reprises par des acteurs institutionnels qui n’ont rien d’activistes à la manœuvre dans les ONG mais qui poursuivent le même but avoué : que la honte suscitée fasse évoluer celui sur lequel s’abat un « Name & Shame ». C’est ainsi qu’en novembre 2015, des entreprises « mauvais payeurs » ont été publiquement dénoncées. A l’origine de cette dénonciation assumée : la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) qui a mis en ligne une liste de cinq entreprises condamnées pour ne pas avoir respecté la loi qui limite à 60 jours (ou 45 jours fin de mois) les délais de paiement à compter de la date d’émission d’une facture. Et Numéricable, SFR et Airbus Helicopters de se retrouver notamment dans la ligne de mire de Thibault Lanxade, représentant des petites entreprises au sein du Medef (1) : « Cela peut être responsable de 24% de la destruction des entreprises actuelles. Vous avez, en France, 64.000 destructions d’entreprises par an ».

Plus récemment, ce sont des ministres qui se sont adonnés à cette tactique rentre-dedans pour tenter d’infléchir la position de certaines entreprises plutôt dures de la feuille. En mars 2017, la ministre du Travail, Myriam El-Khomri a ainsi désigné publiquement AccorHotels et Courtepaille comme sociétés coupables de discrimination à l’embauche.

Six mois plus tard, c’est au tour de Marlène Schiappa (photo ci-contre), secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, d’épingler (avec une affiche sur la porte de son ministère !) Sartorius Stedim Biotech (fournisseur d’équipements pharmaceutiques) et Maurel & Prom (producteur d’hydrocarbures) à cause de la féminisation défaillante de leur gouvernance d’entreprise. Marlène Schiappa revendique le geste (2) : « Non seulement ces entreprises sont parmi les dernières du baromètre Ethics and Boards sur la féminisation des instances dirigeantes, mais elles ont refusé d’être sensibilisées gratuitement sur le sujet ».

Y a-t-il pour autant un effet avéré ?

Indéniablement, le « Name & Shame » est une technique à effet immédiat garanti. Du moins, en termes de bruit médiatique. Retrouver son nom cloué au pilori de la place publique n’est jamais un exercice particulièrement prisé. Pour autant, ce coup de poing communicant contribue-t-il à faire avancer les choses ? Si l’on reprend le thème de la discrimination entre hommes et femmes dans le monde du travail, les chiffres restent implacables (3) : 27 % en moyenne d’écart de salaire entre les hommes et les femmes, 7 % de femmes PDG et nombre d’entreprises hors des clous. En 2016, 2 271 mises en demeure ont été adressées à des entreprises non couvertes par un accord ou un plan d’action sur le sujet et 116 ont acquitté des pénalités financières. Pourtant, en dépit de ce décalage entre le barouf suscité autour de situations véritablement intolérables et les résultats concrets obtenus in fine, diverses organisations ont fait du « Name & Shame » un fer de lance fréquemment utilisé pour attirer l’attention.

C’est le cas par exemple des militantes féministes du collectif La Barbe. Visages masqués par des postiches en forme de moustache, elles débarquent sans crier gare dans les assemblées générales, les conférences et les colloques qui font l’objet d’une couverture médiatique. Avec un objectif : faire constater de visu que la parité homme/femme à la tribune n’est pas vraiment respectée. Impliquée dans La Barbe, Alice Coffin explique (4) : « C’est surtout efficace en interne, ça peut aider les femmes dans leurs boîtes. Les intéressés, eux, ils savent que ce n’est pas génial pour leur image, mais aujourd’hui leurs comportements ne sont pas assez politiquement incorrects pour qu’ils aient honte».

La honte mais avec quelles limites ?

Cette stigmatisation où les médias sociaux pèsent désormais de tout leur poids, l’universitaire américaine Jennifer Jacquet continue imperturbablement de la défendre. Auteur d’un livre remarqué en 2015 intitulé « Is Shame Necessary ? », elle détaille en quoi le recours à la honte peut générer des effets intéressants pour faire avancer une cause (5) : « Une partie de la puissance de la honte provient de notre inclinaison vers le négatif, cette asymétrie avec laquelle notre cerveau traite le positif et le négatif. Les choses négatives marquent plus. Les opinions négatives sont aussi plus contagieuses que les positives. Perdre quelque chose, comme peut-être sa réputation, met particulièrement mal à l’aise et est pire que recevoir des choses bonnes ». Tout l’ouvrage défend effectivement l’utilisation de la honte pour mettre des entreprises au pied du mur et les forcer à s’engager à réparer des erreurs ou modifier des comportements.

En 2015, le journaliste britannique Jon Ronson a également consacré un essai « So You’ve been publicly shamed » dans lequel il s’interroge ouvertement sur les limites et surtout les dérives possibles du « Name and Shame ». Pour lui, c’est une chose que d’être pointé du doigt par la communauté à laquelle vous appartenez. C’en est une autre lorsque d’autres personnes s’emparent de l’affaire sans rien connaître au sujet initial. A ses yeux, le « Name & Shame » peut vite devenir une sorte de lynchage collectif plus qu’une réelle poursuite d’une meilleure justice. A cet égard, on peut se souvenir des déboires de Justine Sacco en décembre 2013. Pour avoir publié un tweet blagueur aux vagues relents racistes, cette communicante américaine a subi un véritable lynchage sur Twitter en l’espace de 10 heures par des internautes du monde entier. Dans la foulée, elle a perdu son job à New York.

Dire mais à bon escient …

L’inflation récurrente de pratiques de « Name & Shame » est en tout cas symptomatique du climat délétère des sociétés occidentales où la confiance envers les médias, les dirigeants, en un mot les puissants, ne cesse de s’effriter comme le relève l’Edelman Trust Barometer depuis 17 ans. Elle traduit probablement aussi une forme de désespérance ou d’énervement impuissant face à des situations qui n’évoluent guère. Si l’engouement autour de #Balancetonporc a été aussi fort (voir ci-contre), c’est qu’il sous-tend un besoin de dénoncer des dérives étouffées dans le silence collectif. Les cas de harcèlement moral et/ou sexuel perdurent depuis trop longtemps. Chacun dans sa propre sphère professionnelle a pourtant au moins connaissance d’un dossier le concernant soi-même ou un(e) collègue. Sauf que rien ne se passe et que personne n’élève la voix. De peur sans doute de perdre son poste ou de se retrouver accusé à son tour d’affabulateur par le « puissant » qui est mis en cause. Pour le sociologue Stéphane Hudon (6) : « Le name and shame révèle nos faiblesses communautaires. En dénonçant une personne, on génère une union sacrée. Et on est obligé de passer par cette dénonciation, parce qu’elle révèle ce qui a de la valeur : le regard de l’autre, le lien, la réputation. ».Le « Name & Shame » serait-il donc ainsi l’ultime recours quand tout a précédemment échoué pour faire changer un contexte et des comportements ? Sans doute mais alors à condition de l’utiliser à bon escient, avec des arguments concrets et avérés. La moindre révélation aujourd’hui peut vite tourner à la vindicte populiste où l’effet moutonnier devient pire dans ses actes que ce qu’il prétend dénoncer.

D’ailleurs, il est quelque part rassurant de constater qu’Harvey Weinstein est d’abord tombé à cause de deux enquêtes journalistiques (New York Times et New Yorker) ayant mis en évidence des preuves de son comportement abusif envers les femmes. De même, Travis Kalanick et quelques-uns de ses affidés mâles ont dû prendre la porte d’Uber pour avoir longtemps couvert (et même nourri) une culture interne sexiste qu’une ingénieure osera dénoncer dans son blog en 2016. Le « Name & Shame » est effectivement un baril de dynamite réputationnelle à utiliser avec précaution. Mal calibré ou exagérément amplifié, il peut alors virer au « bashing » qu’adorent les mauvaises fois qui pullulent sur les réseaux sociaux derrière leurs lâches pseudos étriqués. Pour autant, il ne s’agit pas de s’interdire de mettre la pression sur des attitudes qui ne devraient même plus exister comme le sexisme. A cet égard, il reste à espérer que #Balancetonporc puisse déboucher sur de véritables actions et pas juste un ras-le-bol éruptif.

Sources

– (1) – « Délais de paiement des entreprises : le Medef veut un « Name and Shame » pour tous » – France Info – 24 novembre 2015
– (2) – Gaëlle Dupont – « Le « name and shame » de Marlène Schiappa pour faire progresser l’égalité des sexes au travail «  – Le Monde – 13 septembre 2017
– (3) – Ibid.
– (4) – Perrine Cherchève – « Houuu, la honte ! Enquête sur la pratique du « name and shame » » – Marianne – 27 février 2016
– (5) – Jennifer Jacquet – « Is Shame Necessary » – Penguin Random House – 2015