Bayer enterre la marque Monsanto : Un choix de communication logique mais qui appelle à aller plus loin

C’était déjà une option fortement considérée lorsque l’allemand Bayer a racheté l’américain Monsanto en 2016. C’est devenu une réalité officielle depuis que la justice américaine a récemment donné son feu vert pour cette méga-fusion du monde de l’agrochimie. Bayer a aussitôt annoncé la disparition du nom d’entreprise Monsanto. Symbole des pires controverses du secteur, le patronyme corporate rejoint donc le cimetière des noms de société chargés en termes de réputation et de communication. Est-ce pour autant une opération viable tant Monsanto et ses produits véhiculent une image diablement dégradée auprès de l’opinion publique, des médias et mêmes des pouvoirs politiques ? On fait le point sur la question.

Dire que le nom de Monsanto était devenu un boulet réputationnel insoluble relève du doux euphémisme. Jamais une entreprise n’aura autant cristallisé de détestation sur son enseigne. Président du cabinet de conseil Reputation Managements Consultants basé en Californie, Eric Schiffer n’y va pas avec le dos de la cuiller (1) : « Leur réputation est désastreuse. C’est un bordel. Monsanto est vu comme le diable ». Une étude Harris publiée en 2015 sur les entreprises américaines les plus haïes reléguait d’ailleurs Monsanto au fond de la classe en compagnie de Goldman Sachs, Haliburton et BP. Et tout récemment, les polémiques sur l’interdiction ou pas du glyphosate en France faisaient aussitôt affleurer le nom de Monsanto dans les débats. C’est dans ce contexte exacerbé que Bayer a annoncé sa suppression sans pour autant fournir d’explications sur les motifs de ce choix.

Un casier réputationnel bien chargé

Il faut bien avouer qu’en matière de réputation d’entreprise, Monsanto cumule un passif vieux de presque 120 ans ! Créée à Saint-Louis dans le Missouri aux Etats-Unis où est toujours implanté son quartier général, les premières décennies de l’entreprise sont sans vagues particulières. Mais dès le début des années 40, la compagnie américaine effectue ses premières incursions dans des domaines d’activités potentiellement très sensibles. Le premier pas est accompli à travers un partenariat (2) avec l’armée dans le cadre du projet Manhattan qui accouchera au final des deux bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki en 1945. Pour le compte des militaires, Monsanto réalise des recherches sur l’uranium. Quelques années plus tôt, le chimiste américaine avait acquis de surcroît Swann Chemical Company, une société spécialisée dans la fabrication des PCB (polychlorobiphényles), des agents chimiques utilisés comme retardateurs de flammes et isolants. Or déjà en 1937, la Harvard School of Public Health et des médecins (qui constatent de graves problèmes cutanés chez les ouvriers d’entreprises productrices ou utilisatrices de PCB) dénoncent la dangerosité extrême du produit.

Ces deux anecdotes ne sont que le prélude d’une interminable litanie de polémiques et de scandales qui s’abattent à intervalles réguliers sur Monsanto. Parmi les crises les plus retentissantes, l’histoire retiendra d’abord celle de l’agent Orange. Produit par Monsanto, ce défoliant très toxique est massivement utilisé par l’armée américaine contre les populations civiles et la rébellion communiste durant la guerre du Vietnam (1963 – 1975). Avec des conséquences ultérieures gravissimes qui entraineront la naissance de 150 000 enfants au Viêt Nam (3) souffrant de sévères malformations.

Les décennies suivantes seront tout aussi tumultueuses. Le géant américain continue d’être attaqué pour sa commercialisation des PCB hautement polluants qu’on trouve en particulier dans les transformateurs électriques. Puis, c’est au tour des pesticides agricoles comme Lasso (aujourd’hui interdit en Europe) et Roundup toujours mis en cause pour ses effets cancérogènes supposés. Enfin, sur le terrain des OGM, Monsanto est la cible permanente de procès et de campagnes activistes qui veulent faire interdire l’usage de semences génétiquement modifiées. Sans parler des accusations de malversations d’études scientifiques et de pressions à répétition sur les autorités publiques de nombreux pays pour conserver une législation favorable aux produits Monsanto.

Une réputation si calamiteuse que Monsanto est la seule entreprise au monde à subir une journée mondiale contre elle ! Depuis 6 ans, le collectif « March Against Monsanto » organise chaque mois de Mai des défilés dans la rue et sur toute la planète pour protester contre les activités de Monsanto jugées dangereuses pour l’humanité. Le reste du temps, les réseaux sociaux bruissent en permanence pour mettre en cause l’entreprise avec une page Facebook qui mobilise plus de 1,6 millions de fans et un hashtag dédié sur Twitter intitulé #Monsatan qui compile tous les dossiers chauds relatifs à la firme de Saint-Louis. Un véritable « fiché S » de la réputation malgré quelques timides tentatives de communication plus ouverte de Monsanto ces dernières années pour redorer l’impossible casier réputationnel.

Allo Bayer ? On a un problème !

En septembre 2016, en annonçant la signature d’un accord de fusion définitif avec la multinationale américaine, le groupe chimique germanique Bayer était de toute évidence conscient du problème d’image que cette acquisition engendrait. Interviewé par le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, le PDG du groupe allemand, Werner Baumann n’élude pas totalement le sujet (4) : « Nous avons conscience de la réputation qui précède Monsanto, à tort ou à raison » avant d’enchaîner : « Ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que la marque Bayer jouit d’une réputation et d’un rayonnement excellents dans le monde ». Dès lors, l’hypothèse d’un changement de nom ou d’un abandon du label Monsanto prend très vite corps. L’enjeu est d’autant moins neutre que les associations de défense de l’environnement mais aussi de nombreux médias et voix politiques s’élèvent contre ce mariage industriel. Sans parler de l’hyper-concurrence qui règne sur le secteur avec les autres acteurs comme les américains DuPont et Dow Chemical, l’allemand BASF, le suisse Syngenta ou encore le chinois Chemchina qui a bouclé le rachat de l’Helvète l’an passé.

La décision de passer le patronyme de Monsanto à la trappe est donc tout sauf une réelle surprise. Même si Bayer n’a pas forcément non plus une histoire réputationnelle totalement vierge (lire à ce sujet le billet consacré par ce blog), l’entreprise n’avait aucun intérêt à conserver un symbole globalement honni sur toute la planète malgré quelques professionnels de la chimie et de l’agriculture qui restent encore d’ardents défenseurs de Monsanto. Professeur émérite à HEC Paris et grand spécialiste des marques, Jean-Noël Kapferer livre son analyse (5) : « Les grands groupes détestent prendre des décisions sous la pression des ONG ou de l’opinion publique, mais ils ont à cœur de préserver leur business. Et c’est sans doute pourquoi Bayer a estimé que la marque Monsanto était devenue un symbole indéfendable, non plus un actif mais un passif. Les dirigeants du groupe ont très bien compris que la question de la responsabilité citoyenne des entreprises, l’impact de leur activité sur la santé humaine et l’environnement, est un sujet qui peut, à terme, mettre en péril leur rentabilité. Ils ont donc considéré qu’il était temps de « débrancher » Monsanto pour mettre en avant le nom de Bayer qui, lui, est plutôt associé à l’univers de la pharmacie et est plutôt respecté ».

Camouflage ou vrai espoir de relance ?

Pour les opposants historiques, l’effacement de Monsanto est un coup d’épée dans l’eau. L’écologiste José Bové qui ferraille depuis longtemps contre l’hydre américain, tonne aussitôt que « c’est une mascarade parce que, si Monsanto était connu pour l’agent orange au Vietnam, le Round Up et les OGM… Bayer n’a pas du tout un meilleur passé » (6). Membre active de la Fondation Nature et l’Homme, Mathilde Théry s’inscrit sur la même ligne et y voit de la cosmétique (7) : « Bayer ne va pas balayer 50 ans de passif de Monsanto en changeant de nom. On se souviendra toujours de l’Agent Orange ou du Roundup. Bayer met en jeu son image, Monsanto, aux yeux du grand public, c’est le grand méchant. Nous continuerons s’il le faut à parler de Bayer-Monsanto ».

Pour les plus irréductibles, l’opération peut effectivement sembler cousue de fil blanc. Il est certain que le passif réputationnel de Monsanto ne s’effacera pas grâce à un simple effet de suppression de nom. Néanmoins, il s’imposait stratégiquement. Une marque entachée constitue un risque non négligeable pour l’entreprise qui la possède ou qui la rachète. A cet égard, le mouvement effectué par Bayer ressemble de près à celui que le chimiste américain Dow Chemical a accompli en 2001 en gommant le nom d’Union Carbide, son compatriote avec lequel il venait de fusionner. Or, depuis 1984, ce dernier ne s’était jamais remis de l’explosion meurtrière de son usine de Bhopal en Inde et du nuage toxique généré où 14 000 habitants trouvèrent la mort (8) et où les conséquences sanitaires continuent encore aujourd’hui d’affecter la population. Image ternie, procès en cascade, amendes salées, cours boursier en chute libre, Union Carbide a beau crier être victime d’un sabotage, le groupe s’enfonce et se fait en fin de compte avaler par son concurrent national. Or, à l’heure actuelle, qui se souvient d’Union Carbide ? L’approche empruntée par Bayer pourra peut-être passer pour cynique aux yeux d’aucun mais préserver Monsanto dans son lexique corporate était tout sauf une bonne idée. A terme, le déficit réputationnel de la marque américaine verra forcément son impact signifiant décroître à défaut d’être effacé des registres de l’histoire des scandales industriels.

Tout n’est pas terminé

CREDIT: Bloomberg photo by Krisztian Bocsi

Si la décision de Bayer apparaît donc comme adaptée en termes de communication, les enjeux réputationnels ne sont pas pour autant totalement aplanis. Assez avare en explications, le communiqué de presse du groupe d’Outre-Rhin dit (9) : « Bayer demeurera le nom de l’entreprise. Monsanto en tant que nom d’entreprise ne sera pas maintenu. Les produits issus de l’acquisition conserveront leurs noms de marque et feront partie du portefeuille de Bayer ». Et parmi ces produits qui gardent leur identité, figure Round-Up. Commercialisé depuis 1975 et constitué notamment du fameux glyphosate, l’herbicide n’en finit pas d’accumuler les crispations et les débats écolo-médico-scientifiques depuis sa naissance. Là aussi, le PDG de Bayer intègre la problématique mais déclare (10) : « Nous allons écouter ceux qui nous critiquent et travailler ensemble mais le progrès ne doit pas être stoppé en raison d’un renforcement des fronts idéologiques ».

En supprimant la dénomination Monsanto, Bayer résout une partie (non négligeable) de l’équation réputationnelle que sa fusion désormais validée comporte. Cependant, l’entreprise ne pourra pas s’affranchir d’aller plus loin par la suite. Si l’on se réfère à la virulence des controverses qui ont agité et agitent encore l’arène politico-médiatique sur le glyphosate, Bayer ne pourra pas durablement se contenter de modifier les appellations pour évacuer les problèmes et protéger sa réputation globale et celle de ses divers segments de marché. A un moment donné, des actes concrets vont devoir suivre pour prouver que Bayer n’entend pas perpétuer les errements de Monsanto. Expert en RSE, Patrick d’Humières pose clairement le cœur de la problématique (11) : « La question est de savoir si Bayer va se contenter d’une opération économique et de communication ou s’il va changer en profondeur les pratiques de Monsanto. Supprimer son nom pour continuer à faire la même chose ne trompera personne. Bayer a l’occasion de mettre de l’ordre, d’aller au fond du sujet. Le groupe a la chance de faire entrer la chimie dans l’ère du durable, espérons qu’il le fasse ». Même si Bayer évolue sur des secteurs industriels particulièrement sensibles et régulièrement attaqués, il ne peut faire l’impasse et s’arrêter uniquement à l’extrême-onction prononcée pour le nom de Monsanto. C’est sa réputation même et tout ce qui en découle, qui est dorénavant en jeu. Achtung !

Sources

– (1) – Jen Skerritt – « Monsanto’s #Monsatan Factor and What Bayer Can Do About It » – Bloomberg – 1er octobre 2016
– (2) – Lillian Hoddeson, Paul W. Henriksen, Roger A. Meade, Catherine L. Westfall – « Critical Assembly: A Technical History of Los Alamos During the Oppenheimer Years » Cambridge University Press – 1993
– (3) – « Monsanto’s Agent Orange: The Persistent Ghost from the Vietnam War » – Organic Consumers Association – 2002
– (4) – AFP – « Monsanto : Bayer n’exclut pas un changement de nom en cas de fusion » – LaTribune.fr – 25 mai 2016
– (5) – Antoine d’Abbundo – « La marque Monsanto est devenue un symbole indéfendable » – La Croix – 4 juin 2018
– (6) – Marc-Olivier Fogiel – « Bayer supprime Monsanto : « C’est une mascarade », clame José Bové sur RTL » – RTL.fr – 4 juin 2016
– (7) – Marina Fabre – « Monsanto, c’est fini » – Novethic.fr – 5 juin 2018
– (8) – Cécile Ducourtieux et Marie de Vergès – « Les multinationales meurent aussi : Union Carbide et Arthur Andersen » – Le Monde – 3 juin 2010
– (9) – Communiqué de presse de Bayer – 4 juin 2018
– (10) – Ibid.
– (11) – Marina Fabre – « Monsanto, c’est fini » – Novethic.fr – 5 juin 2018