Bayer & Monsanto : Une fusion qui augure d’une impossible équation de réputation ?

En dépit de la réputation très sulfureuse de sa cible, le géant chimique et pharmaceutique allemand Bayer a franchi le Rubicon. Le 14 septembre dernier, il a officiellement annoncé la signature d’un accord de fusion définitif avec la multinationale américaine Monsanto pour 66 milliards de dollars. Au-delà de l’urgence concurrentielle qu’il y avait à finaliser ce gigantesque deal dans le secteur de l’agrochimie en pleine concentration des acteurs, l’entreprise inventrice de l’aspirine n’a pas craint les maux de tête réputationnels qu’un tel mariage avec Monsanto suscite déjà un peu partout sur la planète. Sans compter qu’il faut encore obtenir le feu vert des autorités de la concurrence américaine et européenne que les parties prenantes opposantes pressent de toutes parts pour faire capoter ce que d’aucuns appellent « le mariage des affreux ». Quelle stratégie de communication pourrait efficacement relever les enjeux d’image du couple Bayer-Monsanto ? Analyse.

Rarement, une acquisition financière n’aura autant engendré une telle levée de boucliers. Dès mai 2016, sitôt connues les intentions de Bayer de se porter acquéreur de Monsanto, les polémiques ont repris de plus belle. Entre un Monsanto qui cumule des décennies de graves controverses et un Bayer qui ne jouit pas d’un dossier historique toujours irréprochable, les réactions ne se sont guère fait attendre. Même le très sérieux média économique Bloomberg n’a pas hésité à qualifier cette fusion programmée de mélange « d’héroïne, de nazis et d’agent orange » en référence à des affaires qui ont pollué l’image des deux sociétés dans le passé. Sur France Inter, l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré a illustré le sujet en résumant ainsi l’opération Bayer-Monsanto (1) : « Le sida qui rachète la syphilis ». Pourquoi autant de déchaînement acide autour de ces deux groupes qui n’en formeront bientôt plus qu’un ? Peuvent-ils espérer gommer cette réputation détestable qui les poursuit sur un marché de l’agrochimie où la course au leadership bat son plein malgré les craintes sociétales. La multinationale chinoise ChemChina a en effet acheté l’entreprise suisse Syngenta tandis que les groupes américains Dow et DuPont entreprennent de fusionner leurs activités.

Une réputation délétère puissance au carré

Sean Gallup Getty Images

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S’il est une entreprise qui remporte haut la main la palme de l’entreprise la plus détestée au monde, c’est bien Monsanto. Président du cabinet de conseil Reputation Managements Consultants basé en Californie, Eric Schiffer n’y va pas avec le dos de la cuillère (2) : « Leur réputation est désastreuse. C’est un bordel. Monsanto est vu comme le diable ». Une étude Harris de 2015 sur les entreprises américaines les plus haïes reléguait d’ailleurs Monsanto au fond de la classe en compagnie de Goldman Sachs, Halliburton et BP. Et cette calamiteuse image ne procède pas d’un simple effet conjoncturel. La firme née à Saint-Louis en 1901 dans le Missouri connaît son premier scandale lors de la guerre du Vietnam. Elle produit et fournit en effet l’agent orange, un défoliant très toxique que l’armée américaine utilise massivement contre les populations civiles et la rébellion communiste. Les décennies suivantes vont à peine redorer le blason de Monsanto qui est d’abord attaqué pour sa commercialisation des PCB ou « pyralènes », produits hautement polluants qu’on trouve dans les transformateurs électriques. Puis vient le temps des pesticides agricoles comme Lasso (aujourd’hui interdit en Europe) et Roundup régulièrement mis en cause pour ses effets cancérogènes supposés. Enfin, sur le terrain des OGM, Monsanto est la cible permanente de procès et de campagnes activistes qui veulent faire interdire l’usage de semences génétiquement modifiées. De fait, Monsanto est devenu à son corps défendant, le parangon de la multinationale avide de profits et peu soucieuse de santé, de bien commun et d’environnement.

bayer-monsanto-gauchoPour Bayer, la réputation est nettement moins écornée. Il n’en demeure pas moins que le géant allemand connu pour avoir découvert l’aspirine en 1899, possède malgré tout quelques cadavres encombrants dans son placard réputationnel. Il a ainsi mis au point l’héroïne ou encore le gaz moutarde qui a servi pendant plusieurs conflits militaires. Durant la deuxième Guerre Mondiale, Bayer a fait partie des entreprises chimiques du conglomérat IG Farben, fabricant du Zyklon B, un gaz mortel utilisé dans les camps de concentration. Côté pharmaceutique, l’entreprise a également connu des périodes agitées avec notamment un médicament anticholestérol soupçonné d’avoir causé de nombreux décès ou encore la vente de produits sanguins contaminés par le VIH. Actuellement, Bayer est régulièrement attaqué à cause du Gaucho, un pesticide accusé de détruire les abeilles et d’avoir un impact grave sur la santé humaine. Avec de pareils CVs, il semblait dès lors inéluctable que la fusion des deux entreprises provoque une crispation forte. Ceci d’autant plus que le nouvel ensemble va peser très lourd au niveau mondial en termes de détention de brevets de semences OGM et de pesticides associés. Tellement lourd que c’est toute la filière agricole d’aujourd’hui et de demain qui pourrait alors se retrouver sous les fourches caudines de ce tandem.

Le boulet Monsanto

bayer-monsanto-march-against-monsantoMonsanto est en tout cas la seule entreprise au monde à subir une journée mondiale … contre elle ! Depuis 4 ans, le collectif « March Against Monsanto » organise chaque mois de Mai des défilés dans la rue et sur toute la planète pour protester contre les activités de Monsanto jugées dangereuses pour l’humanité. Le reste du temps, les réseaux sociaux bruissent en permanence pour mettre en cause l’entreprise avec une page Facebook qui mobilise plus de 1,2 millions de fans et un hashtag dédié sur Twitter intitulé #Monsatan qui compile tous les dossiers chauds relatifs à la firme de Saint-Louis. Et en octobre 2016, cette dernière a même eu droit à l’organisation d’un procès fictif à la Haye en Hollande. Pendant plusieurs jours, de multiples témoins ont été auditionnés, le tout étant retransmis en direct sur le Web. Au final, le groupe américain a été affublé du néologisme d’« écocide », autrement crime contre la nature et l’humanité.

Depuis 2013, Monsanto a pourtant opéré un léger virage dans sa communication. Si auparavant, le groupe américaine ne s’embarrassait pas vraiment à convaincre l’opinion publique et privilégiait avant tout le lobbying dans les instances gouvernementales et scientifiques, celui-ci a commencé à prendre la mesure des résistances farouches qui lui étaient opposées. C’est ainsi que sur son blog corporate « Beyond the Rows », la société s’emploie à répondre quasi systématiquement aux attaques parues dans la presse comme tout récemment la tribune anti-OGM publiée dans le New York Times. Sur Twitter et Facebook, Monsanto est également offensif. Dernièrement, il a ainsi édité une vidéo qui fait pénétrer l’internaute à l’intérieur d’un laboratoire concevant des OGM. Enfin, l’entreprise a lancé un site dédié « Discover Monsanto » où n’importe quel visiteur peut poser une question en ligne dont la réponse est affichée publiquement sur le même site. Avec succès ? Difficile d’appréhender exactement l’efficacité du dispositif mis en place. Néanmoins, Monsanto a reçu cette année le support de militants pro-OGM réunis sous la bannière « March Against Myths about modification » qui vise à mettre en place des contre-manifestations en faveur de Monsanto !

Bayer marche sur des œufs !

bayer-monsanto-advancing-togetherC’est dans cette même optique de déminer autant que possible que Bayer a ouvert courant 2016 un site Web spécifique baptisé « Advancing Together ». L’objectif est clairement affiché : expliquer et justifier la fusion dans ses moindres détails économiques, scientifiques et … humains. L’un des arguments clés en effet brandis sur ce site (mais aussi lors des interviews du PDG de Bayer, Werner Baumann) est celui de répondre aux enjeux alimentaires de la planète qui comptera 10 milliards d’habitants en 2050 et qui requièrent par conséquent d’accélérer l’innovation et la digitalisation de la chaîne agricole et de ses pratiques. Si l’argument peut se concevoir, il n’est pas certain qu’il suffise à calmer les réticences, voire les blocages qui ont essaimé dans la foulée de la fusion annoncée en septembre dernier.

La tonalité de la couverture médiatique était globalement assez négative, voire par instants alarmiste en soulevant le fait que la nouvelle structure Bayer-Monsanto pourrait (3) « contrôler à terme un tiers du marché des semences et un quart du marché des phytosanitaires » (selon Marie-Cécile ­Damave, du laboratoire d’idées Saf Agr’iDées). C’est d’ailleurs sur la base de cette menace potentielle que le célèbre chef étoilé Olivier Roellinger s’est fendu d’une tribune musclée pour dénoncer l’union entre Bayer et Monsanto (4) : « Avec cette acquisition, ce nouveau mastodonte des semences et des pesticides a une ambition : contrôler toute la chaîne alimentaire, de la terre où pousse la semence jusqu’à l’assiette du consommateur (…) Il est nécessaire que les chefs et tous les acteurs de la restauration prennent la parole et expriment publiquement leurs inquiétudes : sans un produit sain et de qualité, sans diversité des cultures, le cuisinier ne peut plus exprimer son talent créatif. Il n’est plus en mesure de faire son métier comme il l’aime et de le transmettre avec passion. Quant au paysan et à l’agriculteur, ils se transforment en simples exécutants d’un grand tout agrochimique qui les dépasse : des ouvriers à la solde d’une entreprise apatride, hors sol ». Une lettre signée au final par plus de 200 grands chefs du monde entier et des noms médiatiques comme Cyril Lignac ou Thierry Marx en France.

Impasse ou issue de secours ?

bayer-monsanto-infographie-la-croixLa tension est donc vive. Déjà plombés par des réputations plus ou moins flatteuses, Bayer et Monsanto avancent de surcroît dans un écosystème particulièrement sensible et très mobilisé. Même si le monde agricole est divisé au sujet de cette fusion (certains y voient une opportunité de progrès technologique, d’autres une mise sous tutelle par des groupes financiarisés), cette dernière touche en effet à des dimensions sociétales qui résonnent chez quasiment tout le monde. Derrière le gigantesque mécano financier et industriel, l’opération concerne aussi le futur de nos assiettes, de la santé humaine, de la biodiversité et de la protection de l’environnement. Des dimensions et des sujets où Bayer comme Monsanto ne sont pas précisément toujours en odeur de sainteté. C’est sans doute pour cette raison que le PDG de Bayer a tenu à rassurer en octobre dernier (5) : « C’est clair: nous ne voulons pas racheter Monsanto pour instaurer les plantes génétiquement modifiées en Europe. Certains disent qu’avec la réputation dont nous bénéficions en Europe cela serait peut-être plus facile que pour Monsanto. Mais il n’est pas question de cela. Si les politiques et la société ne veulent pas de semences OGM, alors nous l’acceptons.».

Face aux oppositions multiples, d’aucuns conseillent même à Bayer d’envisager l’abandon de la marque Monsanto trop synonyme de dérives en tout genre. Directeur associé de l’agence CorpCom, Guillaume Foucault fait partie de ceux qui préconisent cette option (6) : « Il est déjà rare que deux marques coexistent dans un tel mariage. L’effacement de la marque Monsanto au profit de la marque ombrelle Bayer pourrait préparer un retrait progressif de la marque américaine. Mais avant toute décision, les dirigeants doivent mesurer de la réputation de la marque dans chaque territoire où elle est présente, en consultant les équipes locales ». Et l’on en revient donc aux racines même de la problématique réputationnelle : Bayer ou Monsanto ? Sans parler du fait que l’immense gamme des produits des deux sociétés ne sont pas forcément toujours associés à leur maison-mère dans l’esprit du grand public. Qui connaît par exemple les semences Dekalb, Seminis ou De Ruiter, à part les professionnels du secteur ? Et pourtant, elles posent autant de questions cruciales que les patronymes de leurs propriétaires.

Plus qu’une question de branding, l’avenir de la fusion Bayer-Monsanto va aussi se jouer sur la capacité des dirigeants à véritablement écouter leurs parties prenantes, intégrer certains aspects et agir en conséquence. Un enjeu loin d’être neutre puisque Bayer devrait débourser 2 milliards d’euros d’indemnités au bénéfice de Monsanto en cas d’échec ultime de la fusion. Une clause négociée par Monsanto lui-même, sûrement conscient que sa marque n’en finit plus de susciter des tirs de barrage. Autant dire que Bayer va devoir mettre les bouchées doubles pour parvenir à lever les obstacles. Pour l’instant, l’exercice relève de l’équilibrisme communicant !

Sources

– (1) – Jeanne Pouget – « “Le sida qui rachète la syphilis” : la fusion Monsanto-Bayer vue par Pierre-Emmanuel Barré » – Konbini.fr – 1er octobre 2016
– (2) – Jen Skerritt – « Monsanto’s #Monsatan Factor and What Bayer Can Do About It » – Bloomberg – 1er octobre 2016
– (3) – Antoine d’Abbundo avec Delphine Nerbollier – « Entre Bayer et Monsanto, une fusion sous tension » – La Croix – 17 octobre 2016
– (4) – Jean-Pierre Gené – « Les chefs ne digèrent pas la fusion Monsanto-Bayer » – Le Monde magazine – 20 octobre 2017
– (5) – Armelle Bohineust – « Bayer affirme qu’il n’imposera pas les OGM de Monsanto en Europe » – Le Figaro – 11 octobre 2016
– (6) – Ariane Gaudefroy – « Bayer-Monsanto, une fusion à haut risque… de réputation » – Les Echos – 28 septembre 2016

A lire en complément

– Bruno Parmentier – « Rachat de Monsanto par Bayer : comment le grand Satan de la secte anti-OGM tente de se rendre fréquentable aux yeux des Européens » – Atlantico – 27 mai 2016
– Lydia Mulvany – « Heroin, Nazis, and Agent Orange: Inside the $66 Billion Merger of the Year » – Bloomberg – 14 septembre 2016



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