Raison d’être ou raison de paraître : A-t-on trouvé la chloroquine de la communication ?

Est-ce pour se rassurer et conjurer le sort d’une crise violente qui frappe les budgets communication des annonceurs (et par ricochet les revenus des agences) à l’aune de la pandémie de Covid-19 ? Toujours est-il que ces dernières semaines ont vu naître une floppée (pour ne pas dire une logorrhée) de discours et de tribunes enflammés autour de l’avènement de la raison d’être des entreprises et d’une communication forcément plus authentique qui en découlera grâce au coronavirus venu ébranler une trop confortable routine communicante. Suffisait-il donc d’une grave crise sanitaire pour qu’enfin la communication corporate s’empare sainement du concept de « purpose » ? Pas si sûr.

Il faut bien reconnaître que les marques n’ont globalement pas mégoté pour prendre la parole et apporter une contribution dans la lutte mondiale contre le virus. Entre février et mars 2020, les médias n’avaient que l’embarras du choix pour faire écho à la mobilisation générale des entreprises. En France, c’est d’abord LVMH qui a sonné le tocsin. Devant les ruptures de stock massives en gels hydroalcooliques, sa division Parfums & Cosmétiques du groupe a mis en branle dès la mi-mars, trois de ses usines pour fabriquer le précieux produit et livrer gratuitement les flacons au sein des 39 établissements de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP). Très vite, d’autres fleurons industriels vont emboîter le pas comme le chimiste Arkema, le cosmétologue L’Oréal, le sucrier Tereos ou encore l’un des leaders des spiritueux Pernod Ricard.

Les entreprises montent (vraiment) au front

Outre cet apport solidaire bienvenu pour les personnels de santé et les citoyens, la grande force de ces initiatives réside aussi dans le fait qu’elles sont l’œuvre de décisions spontanées au plus haut niveau des organigrammes des entreprises. Le gouvernement français n’a pas eu besoin de recourir à son pouvoir de réquisition que la loi lui confère en cas d’urgence exceptionnelle. Premier ministre et préfets territoriaux n’ont donc pas eu à tordre le bras de certains industriels récalcitrants pour obtenir de leur part, un soutien massif dans le plan de lutte contre la propagation du Covid-19.

De même lorsque le gouvernement a passé une commande prioritaire de 10 000 respirateurs artificiels auprès du groupe Air Liquide, ce dernier a immédiatement réagi avec une annonce fracassante par la voix de son PDG Benoît Potier et abondamment reprise dans les médias (1) : « Dans un contexte où chaque nouveau respirateur produit peut sauver une vie, Air Liquide triple actuellement sa production. Nous avons décidé aujourd’hui d’aller encore plus loin en relevant le défi de produire 10 000 respirateurs en 50 jours, avec, réunis autour des équipes d’Air Liquide, Groupe PSA, Valeo, Schneider Electric et beaucoup d’autres partenaires. Dans l’adversité, cette démarche illustre le meilleur de l’industrie française depuis les grands champions internationaux jusqu’aux PME ».

Ces exemples et bien d’autres encore, montrent qu’à situation hors normes, les entreprises sont capables de s’extraire de leur spectre génétique qui est avant tout de générer des profits pour innover, créer de l’emploi, gagner des parts de marché et dans certains cas, verser des dividendes aux actionnaires. Des actes forts qui étaient déjà en substance nettement encouragés même (et surtout) hors période de crise par la loi PACTE adoptée en avril 2019. Cette dernière invite en effet les entreprises à dynamiser leur « raison d’être » (purpose en anglais) en dépassant le seul horizon du court-terme et des dividendes. Serait-ce à dire que la crise du coronavirus est parvenue à aiguillonner et à accélérer les prises de consciences ?

Montage HuffPost

Quand les vœux pieux affleurent

A en juger par diverses tribunes primesautières émanant d’agences de communication, la réponse ne fait plus vraiment de doute. Le Covid-19 aura finalement eu la peau d’une certaine communication autocentrée et volontiers trop laudatrice. Le fameux « Après » toque déjà à la porte comme le claironne Romain Degrange, directeur du pôle corporate & crise d’Euros Agency dans une tribune au titre sans ambages : « Covid-19 : Et si le purpose avait (enfin) trouvé sa raison d’être ? ». Plus loin, il explique d’ailleurs sans faillir à propos des entreprises que « leur altruisme pour répondre à l’urgence de la situation n’a jamais semblé autant faire sens et donner du crédit à leur rôle sociétal (…) La situation enjoint de dépasser les schémas classiques. De changer de paradigme. D’agir pour le bien commun. De parler vrai, avec franchise. De revenir aux fondamentaux ». Et d’administrer au passage un tacle aux sceptiques : « Changeons un instant de fil narratif pour montrer ce que la communication a de mieux à nous offrir dans cette situation. Et surtout, contredire le procès en bullshit qui lui est régulièrement fait ».

Excepté le fait d’amputer actuellement des budgets de communication, les effets collatéraux du Covid-19 ressembleraient par conséquent à une salutaire purge des mauvaises pratiques que le « greenwashing » a par exemple longtemps incarné jusqu’à saturation. Place donc à la « raison d’être » qui va enfin inoculer le vrai et le concret au lieu d’être ce qu’elle a souvent été, à savoir une « raison de paraître ». Président de l’agence We agency et maître de conférences associé au CELSA Paris-Sorbonne, Stéphane Billiet fait également partie de ces thuriféraires (3) : « La crise totale induite par le covid-19 exacerbe la quête de sens, révèle le désir de partage, l’envie de s’exprimer, la soif de lien social. Ironie de la situation, la distanciation sociale favorise la proximité. Non pas une proximité de circonstance, facile à afficher, mais le partage d’une épreuve de vérité entre les entreprises et leurs publics, au-delà de la marque et du marketing ». Dès lors, à ses yeux, la question est dorénavant dans les mains des communicants (4) : « Dans la période inédite qui s’ouvre, les communicants sauront-ils capitaliser sur ce qui fait la pertinence de cette covid-attitude, née de l’adversité ? ».

Savoir raison d’être garder

S’il est incontestable que la crise du coronavirus a obligé marques et entreprises à sortir de leur zone de confort communicante pour montrer qu’elles montaient aussi sur le front sanitaire, il est nettement moins acquis que le Covid-19 va marquer comme par enchantement un avant/après de la pratique de la raison d’être et de la communication qui en découle. La pire illustration en la matière est sans nul doute Amazon (dont le cas a été récemment décrypté sur ce blog) qui a longtemps mis sous le boisseau la gestion de la protection de ses salariés au profit de l’envolée des achats en ligne de consommateurs confinés qu’il fallait à tout prix satisfaire. Avant que la justice française (sur plainte d’un syndicat et malgré la rodomontade du ministre de l’Economie, Bruno Le Maire) ne douche quelque peu le cynisme totalement assumé de l’empire e-commerçant de Jeff Bezos, celui-ci a bien peu fait cas d’une éventuelle raison d’être (si tant est que cette notion ait sa place dans l’entreprise).

En France, il ne faut pas non plus oublier la passe d’armes qui a eu lieu entre le gouvernement qui conditionnait le report de charges et l’apport d’aides financières exceptionnelles aux grands groupes au non-versement des dividendes à leurs actionnaires. Le groupe pétrolier Total a choisi de s’en affranchir, quitte à renoncer aux subsides publiques. Comme incarnation de la raison d’être (qui rappelons-le, a une vocation plus holistique que simplement capitalistique), on a connu mieux. D’ailleurs, au Danemark, le gouvernement a été nettement plus drastique. En plus de ne devoir verser aucun dividende en 2020 et 2021, les entreprises enregistrées dans des paradis fiscaux ont été purement et simplement exclues des dispositifs d’aide mis en œuvre face à la crise provoquée par la pandémie de coronavirus. Parfois, la marche forcée a du bon.

Les cas ambivalents d’Elon Musk et James Dyson

La raison d’être d’une entreprise ne saurait se limiter à quelques bonnes actions ponctuelles et conjoncturelles. Covid-19 ou pas, cette notion doit relever d’un effort de fond durable qui passe notamment par des processus d’alignement comme ceux proposés par exemple par B Corporation et non pas par des effets d’aubaine circonstanciels habilement propulsés dans les médias, qui font certes le buzz sur l’instant mais sans pour autant engager vraiment l’entreprise dans une sincère refonte de fond de sa vocation sociétale. Deux illustrations sont à cet égard édifiantes sur cet opportunisme lénifiant qui habite encore nombre de dirigeants d’entreprises. Elon Musk et James Dyson figurent parmi ceux-ci. Fin mars, le premier a tweeté qu’il était prêt à expédier des respirateurs artificiels pour une quarantaine d’hôpitaux californiens. Quelques semaines plus tard, une controverse éclate. Certains établissements n’ont rien reçu tandis que d’autres ont reçu des modèles inutilisables contre les symptômes du coronavirus.

Dans un registre similaire, James Dyson, le célèbre fabricant d’aspirateurs et autres appareils séchants fait la Une des médias Outre-Manche. Le fleuron britannique de l’électroménager annonce qu’il accepte le challenge que vient de lui lancer le Premier ministre Boris Johnson dont le système national de santé est bien en peine de répondre du fait d’une très mauvaise anticipation. Le magnat anglais fait savoir qu’il vient de mobiliser ses meilleurs ingénieurs pour élaborer en un temps record, un tout nouveau respirateur artificiel, le CoVent, et en fabriquer 10 000 du genre en 10 jours sur le territoire national en plus d’un don de 5 000 appareils supplémentaires. L’écho médiatique est immense et salue le tour de force. Un mois plus tard, le même patron annonce l’abandon du projet du fait qu’il ne dispose pas des homologations médicales requises. L’information passe quasiment inaperçue. Dyson prend néanmoins soin de mentionner qu’il a dépensé 25 millions de dollars et de passer ainsi pour un généreux bienfaiteur malgré tout.

Photo by Axel Heimken/EPA/Shutterstock (8222976b)

La raison d’être est un chantier de longue haleine

Si le Covid-19 a pu servir de déclencheur ou d’accélérateur pour certaines entités déjà authentiquement engagées dans une démarche concrète de « raison d’être », il est en revanche assez illusoire (ou alors subtilement mercantile) d’affirmer que le virus aura changé à lui seul la face du concept. Directeur de la stratégie globale du groupe Edelman, David Armano a livré récemment une analyse bien plus pertinente sur les imbrications possibles entre Covid-19 et raison d’être. A ses yeux, la pandémie constitue une sorte de mise sous pression des marques, un peu comme un crash-test qui vérifie les critères de sécurité exigés pour un châssis automobile (5) : « Le Covid-19 met en relief de façon aigue les différences entre les entreprises qui sont restées à la notion de responsabilité sociétale et de philanthropie et celles dont la raison d’être englobe plus largement toutes les parties prenantes et est fondée sur une existence motivée ».

Il conviendrait par conséquent d’arrêter les grandes envolées lyrico-intello-incantatoires autour de la raison d’être pour revenir à des considérations plus terre à terre et pragmatiques mais qui ont le mérite de mettre la « raison d’être » face à ses défis et ses obstacles palpables. Mettre à disposition du matériel ou débloquer des fonds d’urgence est relativement à la portée de toute entreprise d’une certaine taille. Le geste est louable en soi mais ne constitue en rien l’avènement d’une « raison d’être ». Cette dernière doit avoir des racines bien plus ancrées comme le souligne fort pertinemment Ana Busto, directrice de la communication et de la marque d’Engie (6) : « Cet état d’urgence est par définition voué à passer pour laisser place, non à un « retour à la normale » — dont tout indique désormais qu’il est peu probable (si tant est qu’il soit souhaitable) -, mais à une longue période d’adaptation à ce qui semble s’installer comme une « crise durable ». Mon expérience en tant que directrice de la communication me fait redouter que les entreprises et les marques, au lieu de poursuivre, durant cette nouvelle phase, l’exploration d’une communication authentique si salutaire par sa capacité à redonner confiance et à produire de la singularité, retombent dans les habitudes qui étaient les leurs avant que ne survienne la crise ». On ne saurait mieux dire plutôt que s’en tenir aux cogitations intellectualisées sur la raison d’être.

Dessin Frédéric Deligne – La Croix

Sources



3 commentaires sur “Raison d’être ou raison de paraître : A-t-on trouvé la chloroquine de la communication ?

  1. Inpulsia  - 

    D’accord avec vous, c’est particulièrement probant en ce moment avec beaucoup de grandes marques qui publient grosso modo le même message en blanc sur fond noir sur les réseaux sociaux en soutien au mouvement black lives matter. Certaines d’entre elles ne s’étant pas particulièrement bien illustrées par leurs actions sur ce sujet…

  2. Hurkmans  - 

    Il me semble qu’il ne faut pas confondre communication authentique (en lien avec la raison d’être et les valeurs d’une entreprise) et solidarité, qui est souvent conjoncturelle voire exceptionnelle car liée à un événement précis.
    La communication authentique est une communication vraie contrairement à une communication populiste ou de paraître qui vise à endormir les masses.
    Ainsi une entreprise peut décider de distribuer des dividendes et renoncer aux aides publics et être authentique.
    #beonecommunication

  3. Hurkmans  - 

    Il me semble qu’il ne faut pas confondre communication authentique (en lien avec la raison d’être et les valeurs d’une entreprise) et solidarité, qui est souvent conjoncturelle voire exceptionnelle car liée à un événement précis.
    La communication authentique est une communication vraie contrairement à une communication populiste ou de paraître qui vise à endormir les masses.
    Ainsi une entreprise peut décider de distribuer des dividendes et renoncer aux aides publics et être authentique.
    #beonecommunicstion

Les commentaires sont clos.