Amazon & Coronavirus : le cynisme sans complexe comme stratégie de communication permanente

Même si l’aura de l’enseigne pâlit un peu dans les classements réputationnels depuis quelques années, Amazon n’en a cure. Sa puissance commerciale et financière est telle qu’elle peut se permettre de dérouler une implacable stratégie de communication qui oscille entre déni solide et discours corporate lénifié. Le récent jugement du tribunal de Nanterre astreignant le géant américain à restreindre son activité de livraison en attendant que les risques de son personnel liés au Covid-19 soient clairement évalués, vient d’en administrer une nouvelle preuve. En réplique, Amazon recourt à la stratégie de la surenchère en annonçant la fermeture de ses entrepôts français jusqu’au 21 avril et en induisant des doutes collatéraux. Décryptage.

Le 14 avril, le couperet est tombé sans coup férir. Saisi par le syndicat Sud Solidaires qui ferraillait depuis le 8 avril contre les manquements de l’entreprise en matière de protection sanitaire des salariés des six entrepôts hexagonaux, le tribunal judiciaire de Nanterre a rendu son verdict. Il ordonne la restriction de (1) « l’activité de ses entrepôts aux seules activités de réception des marchandises, de préparation et d’expédition des commandes de produits alimentaires, de produits d’hygiène et de produits médicaux ». Le mastodonte de Jeff Bezos dispose de 24 heures pour se conformer sinon chaque jour de retard et chaque infraction constatée, vaudra une astreinte d’1 million d’euros par jour.

Des abonnés absents qui savent ce qu’ils font

Dans un premier temps, la direction d’Amazon France se déclare d’abord perplexe et hésite à faire appel. Elle semble flotter un temps devant l’attendu juridique qui précise que la décision est applicable en attendant (2) « l’évaluation des risques professionnels inhérents à l’épidémie de Covid-19 sur l’ensemble de ses entrepôts ainsi qu’à la mise en œuvre des mesures prévues à l’article L.4121-1 du code du travail ». Tout cela étant assorti d’une échéance d’un mois renouvelable si nécessaire. Médiatiquement, les nuages continuent donc de s’amonceler sur Amazon dont l’activité commerciale ne souffre pas pour autant d’un quelconque ralentissement depuis la mise en place du confinement obligatoire partout en France.

Toutefois, la filiale française reprend très rapidement la parole. Le lendemain de la décision du juge, elle annonce alors une mesure spectaculaire : la fermeture totale de l’intégralité des entrepôts dans l’Hexagone jusqu’au 21 avril. Motif subtilement invoqué : l’efficacité de la mise en œuvre du dispositif d’évaluation sanitaire réclamé par le juge est incompatible avec la poursuite des activités logistiques. Oubliant un peu vite au passage que la dite fermeture était précisément un des arguments fondant la plainte du syndicat Sud Solidaires ! Autre contorsion sémantique pour donner l’impression que c’est la direction qui continue de tenir le manche de la fermeture : il n’est guère fait référence au comité social et économique (CSE) qui s’est déroulé le 15 avril. Avec un suffrage implacable : 14 voix sur 18 en faveur (3) du verrouillage des sites pour les nettoyer de fond en comble et cartographier les risques mieux que cela n’avait été fait jusqu’à présent.

Mettre sous le tapis le plus longtemps possible

La direction d’Amazon France (en ligne étroite avec Seattle tant le management est verticalisée à outrance avec Jeff Bezos) s’est par ailleurs échinée à mettre délibérément sous le tapis, un nombre incalculable de signaux (même pas « faibles » au demeurant) qui se sont accumulé depuis l’entrée en vigueur du confinement en France. Tout à son obsession amazonienne d’honorer les commandes parties en flèche depuis que les actes de consommation sont fortement encadrés dans les commerces physiques, l’entreprise n’a nullement tenu compte des critiques et des alertes.

Dans son reportage dense et fouillé du 15 avril, le journaliste de Libération, Gurvan Kristanadjaja, narre l’incroyable menu des admonestations reçues dans l’intervalle par Amazon France (4) : « Cinq mises en demeure de la Direccte (direction des entreprises et du travail à Bercy) dans différents dépôts, deux plaintes de syndicats (Solidaires et la CGT) et plusieurs appels à la grève, notamment de la CFDT. Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, y est aussi allé de son coup de gueule, mi-mars, dénonçant publiquement les pressions « inacceptables » que la firme faisait peser sur les salariés en droit de retrait ».

Photo Philippe Lopez – AFP

Les écoutilles de la communication interne fermées

Devant un tel dossier pourtant lourd en reproches, la direction d’Amazon reste rivée sur son choix d’ignorer toute dissonance susceptible d’entraver son plan de marche. Alors même que des cas de Covid-19 commencent à être identifiés au sein des salariés opérant dans les entrepôts. Au grand dam aussi des représentants du personnel qui se voient dénier l’invocation du droit de retrait pour tout salarié face à la contagion grandissante. Déjà le 27 mars, un cégétiste de l’entrepôt de Saran (Loiret) déplore (5) : « Comme le droit de retrait est remis en cause par la direction, des salariés prennent des congés pour garde d’enfants. L’entrepôt tourne au ralenti ».

Des vidéos et des photos circulent en revanche sur les réseaux sociaux montrant l’intérieur d’un entrepôt français où l’agglutinement et la posture des collaborateurs sont à mille lieues des règles de distanciation sociale. A tel point que la directrice du site de Saran, Ana Fernandes, démissionne fin mars. Officiellement sans « aucun lien avec la situation actuelle » selon la direction générale mais sur le terrain, le couplet est différent (6). Son départ impromptu tient à son refus d’appliquer les consignes strictes du siège européen totalement sourd aux craintes des salariés français. Et pour couronner cette cécité corporate, Amazon France refuse de communiquer en interne sur les cas patents de coronavirus. L’entreprise se contente d’exfiltrer le malade et le remplacer par un intérimaire.

Photo République du Centre – Max PPP

 

Le temps de l’inflexion tout en maîtrise

Début avril, une légère inflexion est conférée à la communication d’Amazon France. La société s’enorgueillit alors de la nomination de 350 collaborateurs bombardés « safety angels » comme le relate pas peu fière la directrice des relations sociales de la filiale française (7) : « On a mis 350 salariés, des safety angels, sur nos sites pour s’assurer que les mesures sont connues. Pour la plupart, ce sont des salariés volontaires et il y a quelques intérimaires ».

Il apparaît pourtant assez vite qu’il y a plus de salariés temporaires que de titulaires parmi les bons samaritains de circonstance et que leur rôle peut entraîner des sanctions graves si quelqu’un n’observe pas les nouvelles règles édictées. Des affichettes fraîchement apposées en interne donnent le ton (8) : « Le non-respect délibéré ou répété des règles de distanciation sociale […] sont susceptibles d’entraîner des mesures disciplinaires ».

Côté communication externe, Amazon France se paie une campagne de publicité (voir ci-contre) avec des pleines pages insérées dans les principaux quotidiens comme celle du 12 mars dans Le Parisien où il est notamment argué avec un titre pétard « Priorité à la sécurité ».

« Chez Amazon, nous avons renforcé la fréquence et l’intensité du nettoyage et de la désinfection de toutes les surfaces, augmenté les mesures de distanciation sociale et adapté les rotations de postes […]

Parce que la sécurité de nos employés, de nos partenaires et de nos clients est notre priorité ».

Avec en bonus, un site Web clinquant qui décrit un univers digne d’Alice au Pays des Merveilles et vante les trémolos du courriel de Jeff Bezos (voir capture ci-dessous et accessible en français sur le site dédié d’Amazon) adressé à tous les collaborateurs face au coronavirus.

Jouer l’asymétrie hypocrite pour mieux contre-attaquer

Stratégiquement, la direction d’Amazon France tente même de retourner la situation à son avantage depuis que la fermeture des entrepôts est appliquée. A peine cette dernière était-elle actée que le directeur général France, Frédéric Duval, explique grand prince sur les ondes de RTL (8) que « les salariés et intérimaires (près de 10.000 personnes) seront payés à 100% pendant cette période de cinq jours et que le recours au chômage partiel avait été « évoqué », mais que ses « modalités d’application n’ont pas été définies ».

Mais la sémantique amazonienne ne s’arrête pas là. Si la date de réouverture est pour le moment fixée au 21 avril, Amazon France y va de son petit pavé dans la mare, histoire de reprendre les rênes d’un feuilleton qui lui ont quelque peu échappé ! Toujours sur RTL, Frédéric Duval prend l’option de faire porter le chapeau de la fermeture aux syndicats. Il dénonce avec une subtilité matoise que le consommateur sera au final le perdant de l’affaire (et sûrement le tiroir-caisse d’Amazon sur la période) (9) : « L’action syndicale qui a conduit à ce résultat va avoir des conséquences qui sont très importantes pour de nombreuses personnes en France, pour nos millions de clients qui utilisent nos services pour recevoir chez eux des produits en cette période de confinement, pour nos employés qui vont rester chez eux, et pour les milliers de TPE et PME françaises qui utilisent nos services pour faire leur activité en expédiant par l’intermédiaire d’Amazon ».

Et le bulldozer communicant repart

L’absence de complexes dans la communication adoptée par Amazon France peut sembler assez sidérante mais c’est un fait. Au-delà de botter en touche et de renvoyer la pierre dans le jardin syndical, l’interview de Frédéric Duval sur RTL a aussi révélé l’adoption d’une tactique asymétrique, à savoir faire (ou plutôt sous-entendre) de la filiale française un bouc émissaire soumis à des injonctions judiciaires qui confineraient (selon le DG) à la quadrature du cercle (10) : « La justice nous demande de nous focaliser sur trois catégories : l’hygiène, les produits médicaux et la nourriture mais c’est d’une ambiguïté énorme. Je ne sais pas définir exactement qu’est-ce qu’un produit d’hygiène ? Est-ce qu’un coupe-ongle en est un ? Est-ce qu’un préservatif est un produit médical ? Je ne sais pas le dire. Dans ces conditions, compte tenu de l’amende qui nous est infligée, nous sommes dans l’obligation de fermer nos sites ». L’art du sophisme n’est pas perdu pour tout le monde.

La crise réputationnelle à l’œuvre pour Amazon à propos du coronavirus n’est en fait que l’énième traduction cynique de ce qu’est la stratégie de communication du géant du e-commerce : un bulldozer qui ne s’encombre pas de fioritures, qui mise d’abord sur le déni et le pourrissement avant d’opérer un retournement dialectique qui peut de surcroît toucher efficacement certains publics. En interne (d’après le reportage de Libération), des lignes de fracture sont même apparues au sujet de la fermeture comme en témoigne une salarié de longue date. A l’entendre, Amazon relève presque du caritatif social (11) : « cela permet d’avoir une vie sociale. Tout le monde fait des heures sup et est content d’en profiter ». Avec d’autres collègues, elle a d’ailleurs mis en ligne une pétition pour demander la reprise des activités d’Amazon.

Covid-19 ou pas, tout l’enjeu communicant d’Amazon (comme toujours) est de volontairement jouer des lignes à renfort de communication lénifiée et de discours ambivalents où finalement les errements avérés de l’entreprise réussissent à chaque fois à être relégués au second plan au profit de la grande œuvre commerciale et sociétale qu’incarne Amazon aux yeux de Jeff Bezos. Après tout, le slogan de cette machine de guerre n’est-il pas « Work Hard, Have Fun, Make History ». Rien en revanche ne précise sur la façon d’y parvenir. Amazon a évidemment sa réponse et n’en changera pas de sitôt. Même devant une pandémie mondiale ayant terrassé mortellement plus de 156 000 personnes autour de la planète.

Sources

– (1) – Alice Vitard – « Covid-19 : Amazon va fermer ses entrepôts français pendant 5 jours pour évaluer les risques sanitaires » – L’Usine Digitale – 14 avril 2020
– (2) – Ibid.
– (3) – C.B. avec AFP – « La date de réouverture des sites d’amazon France est encore inconnue » – Stratégies – 16 avril 2020
– (4) – Gurvan Kristanadjaja – « Amazon à l’arrêt : «On ne met pas des vies en danger, surtout pour un smic » – Libération – 15 avril 2020
– (5) – Adeline Daboval – « Les syndicats d’Amazon veulent la fermeture des entrepôts » – Le Parisien – 27 mars 2020
– (6) – Benoît Berthelot – « Les salariés d’Amazon sont-ils en sécurité ? Une directrice d’entrepôt démissionne » – Capital.fr – 25 mars 2020
– (7) – Gurvan Kristanadjaja – « Amazon à l’arrêt : «On ne met pas des vies en danger, surtout pour un smic » – Libération – 15 avril 2020
– (8) – C.B. avec AFP – « La date de réouverture des sites d’Amazon France est encore inconnue » – Stratégies – 16 avril 2020
– (9) – Ibid.
– (10) – Ibid.
– (11) – Gurvan Kristanadjaja – « Amazon à l’arrêt : «On ne met pas des vies en danger, surtout pour un smic » – Libération – 15 avril 2020



2 commentaires sur “Amazon & Coronavirus : le cynisme sans complexe comme stratégie de communication permanente

    1. Olivier Cimelière  - 

      Le cynisme étant avant tout une « valeur » morale, il me semble difficile que des textes légaux puissent statuer (ce serait d’ailleurs le risque d’ouvrir de dangereuses portes) … Les états en revanche peuvent agir pour contraindre Amazon économiquement, légalement etc …

      Quant aux consommateurs, ils sont (à mes yeux) la clé. Ne plus recourir (ou alors de moins en moins comme je le fais à titre perso) à Amazon serait un signal qui ferait flipper Amazon au bout d’un moment. La force de leur cynisme tient au fait que leur niveau de service est quasi impeccable. Même si on n’aime pas Amazon, l’expérience est efficace (à la différence d’autres plateformes ) … Le consommateur a le choix de ne plus être dans le « tout et maintenant » et privilégier d’autres solutions .. Mais c’est tout le paradoxe du consommateur … Capable de s’indigner mais pas de changer ses habitudes envers des acteurs de la trempe d’Amazon

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