Tesla coupe le contact de ses relations presse : Sortie de route réputationnelle en vue ?

C’est la dernière lubie de l’imprévisible Elon Musk. Le département relations presse de Tesla rentre définitivement au garage et rend les clés. Ce qui était longtemps une spéculation vient de se confirmer. Cette décision radicale met ainsi un terme aux relations régulièrement orageuses entre les journalistes et le démiurge entrepreneur. Face à la stupeur suscitée auprès des médias (mais aussi des agences de communication dont les RP sont le gagne-pain), l’idée peut sembler saugrenue et non dénuée de risques. Une réputation rutilante ne protège pas de tout. Réflexions et éléments de contexte.

C’est une litote que de dire qu’Elon Musk n’a jamais nourri une empathie particulièrement prononcée envers la presse. En mai 2018, il soumet même à ses abonnés Twitter le projet de créer une plateforme Web où seraient notés les journalistes et leur titre d’appartenance. A l’origine de cette menace qui ne sera finalement pas mise à exécution, un énième coup de gueule du bouillant entrepreneur contre les médias qui sont à ses yeux approximatifs (voire idiots) et plus préoccupés par une course à l’audience racoleuse que par la compréhension et l’explication d’innovations technologiques comme lui seul sait en créer. En supprimant purement et simplement le département RP de l’organigramme de l’entreprise, Elon Musk congédie les journalistes et tout un écosystème d’agences RP. Ce court-circuitage est-il pour autant pertinent ?

Être son propre média

A y regarder de plus près, le renversement de table opéré par Elon Musk n’est pas si incohérent avec les fondamentaux qui ont toujours régulé la stratégie de communication de Tesla et son trépidant patron depuis 2003. Outre le fait de n’avoir jamais tellement couru avec passion après les micros des journalistes, le créateur de la marque avait d’emblée choisi de faire l’impasse sur les dispositifs classiques auxquels recourent les marques grand public. Conséquence de cette communication iconoclaste qu’évoquait récemment le site spécialisé Teslamag (1) : pas de spot télévisé ou radiophonique, pas de campagnes d’affichage, ni d’encart presse. Toute la notoriété et la séduction de Tesla (mais aussi la capitalisation boursière) s’est d’abord forgé en ligne entre le site Web et les réseaux sociaux sans oublier les fréquentes saillies verbales du boss depuis son compte Twitter.

Une stratégie qui n’est pas sans rappeler celle d’un certain Steve Jobs et sa marque Apple devenue progressivement iconique grâce à des centaines de milliers d’aficionados commentant et vantant l’aura unique des produits de la « pomme » sur les blogs et les réseaux sociaux. Au fil des ans, Tesla va malgré tout entrouvrir le portefeuille avec quelques opérations publicitaires pour accélérer et internationaliser son positionnement. Mais avec des budgets sans commune mesure avec ceux engloutis par les constructeurs automobiles traditionnels. En 2016, un rapport du cabinet Global Equities Research établissait que Tesla dépensait seulement 6 dollars en publicité par voiture là où Toyota consacrait par exemple 248 $ (2). A quoi bon en effet mettre plus d’argent pour obtenir une couverture puissante et globale lorsque vos communautés se chargent d’amplifier les annonces et les informations et de générer par ricochet la curiosité fascinée des journalistes.

Analyste pour le cabinet Global Equities Research, Trip Chowdhry n’est pas plus déstabilisé que cela par le fait que Tesla décide de ne plus avoir de contact direct avec les journalistes (3) : « A l’ère du numérique, si une entreprise a un bon produit et des adeptes enthousiastes, l’idée d’un département en charge des relations publiques est obsolète ». De fait, Tesla fait le plein sur les réseaux sociaux mais de façon très sélective. Sur Twitter, le compte du patron est suivi 39,4 millions de fidèles avec un fort taux d’engagement tandis que le compte corporate agglomère 6,3 millions d’abonnés (et un nombre presqu’identique sur LinkedIn). Et la liste s’arrête là ! Tous les autres comptes intitulés « Elon Musk » et/ou « Tesla » sont le fruit de fans absolus de l’homme et de la marque. Sur Facebook par exemple, il suffit de taper l’une des deux requêtes pour constater la floppée de pages consacrées à l’entrepreneur et ses activités avec une ligne éditoriale toujours laudatrice, à la limite même de la secte tant la dévotion des thuriféraires (qui se comptent par centaines de milliers) est sans bornes.

Sans « filtre » avec le public

Cette stratégie de communication (que l’on pourrait presque qualifier de « direct du producteur au consommateur » !) est révélatrice d’une tendance qui se dessine progressivement depuis quelque temps : celle de l’entreprise qui devient son propre média. Le concept n’est pas totalement novateur en soi. Mais avec Tesla et son abandon des RP, il reprend de la vigueur. Entre ses quelques comptes sociaux et son site Web, la marque de Fremont impose donc sa cadence en termes d’informations distillées sans permettre rien d’autre aux journalistes que de rebondir sur ce que dit la marque et s’épargner des controverses ou des critiques.

Bien que certains médias aient ironisé en déclarant qu’ils gagneront ainsi du temps plutôt qu’à en perdre à chercher un interlocuteur, l’association professionnelle américaine, The Public Relations Society of America, s’est quant à elle émue publiquement de cette dissolution (4) : « Cette action créé un précédent extraordinairement dangereux en bloquant le flux d’information d’une entreprise parmi les plus innovantes et influentes au monde et en impactant la capacité des médias de couvrir avec responsabilité les activités de l’organisation ». Et l’association d’insister sur la prise de risque réputationnelle opérée par Tesla qui pourrait se retourner contre elle.

R.I.P. les R.P. !

A la décharge du défunt département RP, gérer la communication de Tesla était un véritable sacerdoce pour celles et ceux qui en avaient la charge. Tous les journalistes s’accordent à reconnaître que l’équipe était insuffisamment étoffée pour pouvoir absorber les milliers de requêtes média que suscite la marque. Journaliste spécialisé pour le site Clean Technica (5), Chanan Bos raconte que lors d’une visite de l’usine de Fremont, son contact RP était en permanence en train de répondre au téléphone et aux courriels qui s’agglutinaient. A cela, s’ajoute également l’obligation de devoir gérer les conséquences d’un tweet émis comme toujours sans prévenir par Elon Musk et sans toujours disposer des éléments de discours pour préparer au préalable les questions potentielles des journalistes. Vu sous cet angle, un département RP apparaît effectivement comme un fardeau !

Ces fameux tweets constituent d’ailleurs l’épine dorsale de la stratégie RP de Tesla. Il suffit qu’Elon Musk balance une de ses punchlines dont il raffole pour que la presse embraye immédiatement et s’aventure de conjecture en conjecture pour tenter de donner des explications à la phrase lâchée. Pour l’excentrique milliardaire, plus de besoin de s’embêter à accorder des interviews où il serait susceptible de péter un câble face à une question jugée déplacée ou irritante. Un tweet génère autant de buzz (sinon plus) et contribue ainsi à alimenter le positionnement décalé que Tesla se plaît à décliner depuis que la marque existe.

C’est précisément cette culture décalée qui nourrit l’attractivité (voire la fascination) de Tesla. Il ne faut effectivement pas perdre de vue que cette dernière boxe sur un ring où les concurrents sont des mastodontes chevronnés de l’automobile. Il faut donc se distinguer à tous les niveaux et sortir des sentiers battus. C’est d’ailleurs pour cette raison que Tesla s’est régulièrement autorisé des coups de com’ assez hallucinants pour amplifier cette image de trublion de la mobilité. Le 6 février 2016, Elon Musk a ainsi expédié son modèle de roadster dans l’espace grâce à la fusée d’une autre de ses entreprises, Space X. Des centaines de milliers de personnes ont assisté au spectacle grandeur nature en Floride tandis que la retransmission en live sur YouTube a culminé à 2,3 millions de vus sans parler des partages massifs sur les réseaux sociaux qui s’en sont ensuivis.

Réputation à risque

Avec une telle approche stratégique des RP, il est clair que les journalistes deviennent en fin de compte superfétatoires d’autant plus qu’ils ont souvent l’art et la manière d’énerver Elon Musk et/ou mettre le doigt sur des détails qui font mal comme le manque de son sur la vidéo présentant les activités de l’entreprise durant l’événement corporate baptisé la « Journée de la batterie » en septembre 2020 et surtout l’absence d’annonces fulgurantes comme Tesla en a le secret. Pour autant, une marque si disruptive soit-elle peut-elle se permettre de s’affranchir de toute relation avec les journalistes et mettre ses RP en mode « mute » ?

Elon Musk a beau pester et vouloir contourner les médias à coups d’événements frappants et de tweets bien sentis. Il existe des sujets où balayer les journalistes d’un revers de main peut vite constituer des foyers de crise qui impacteront à leur tour la réputation flamboyante de Tesla. En juin, la 34ème étude annuelle du consultant JD Power a par exemple jeté un froid dans le show communicant qu’Elon Musk entend dispenser. Ce rapport unanimement reconnu pour son sérieux passe au crible les marques automobiles vendues aux Etats-Unis en se focalisant sur le nombre de problèmes rencontrés par les clients dans les premiers 90 jours d’utilisation via un panel de 87.300 automobilistes aux Etats-Unis et un questionnaire portant sur 223 items (7). Tesla y a décroché la lanterne rouge avec 250 défauts pour cent véhicules, là où la moyenne se situe à 166 défauts (tous marques confondues).

Attention ! Gravier sur la chaussée

C’est typiquement le genre d’anecdote où la rutilante carrosserie réputationnelle de Tesla pourrait se retrouver transformée en guimbarde salement amochée. Tesla oublie en effet une chose : elle est une marque abondamment observée. La moindre anicroche fait l’objet d’une couverture médiatique comme les accidents qui se produisent alors que la voiture est en pilotage automatique ou que le toit en verre d’un de ses modèles s’envole alors que le véhicule roule à vive allure sur l’autoroute. Le 22 septembre dernier, un nouvel avatar a engendré d’importantes spéculations médiatiques. De nombreux propriétaires de Tesla se sont en effet retrouvés bloqués à l’extérieur de leur voiture pendant une heure à cause d’une coupure du réseau informatique de Tesla. Avatar resté sans réponse de la part de la firme automobile.

Il y a sans doute un brin d’arrogance dans le choix de Tesla de se dispenser des services d’un département RP. Or, c’est méconnaître la potentielle volatilité d’une réputation qui certes, repose sur sa capacité à embarquer les personnes dans un récit mais également à leur inspirer confiance. En prenant le pari de ne plus répondre aux journalistes et de s’appuyer uniquement sur ses contenus faits maison, Elon Musk fait courir un risque non négligeable à sa marque en termes de réputation mais également de valorisation boursière (laquelle fonctionne très souvent de pair avec la première). Le fantasque patron continuera-t-il de morigéner la presse au point de s’en passer ? En cas de sortie de route avérée, les journalistes ne seront pas là pour jouer au dépanneur ! Et personne chez les RP pour se mettre en mode « cellule de crise » …

Sources

– (1) – Mathilde Aglietta & rédaction – « Tesla Inc, tous les ingrédients d’une success-story » – Teslamag – Avril 2020
– (2) – Jill Kent – « Out of This World: How Tesla Uses Public Relations » – Medium.com – 10 septembre 2020
– (3) – Alain-Gabriel Verdevoye – « Tesla n’aime pas les critiques des journalistes » – Challenges – 20 septembre 2020
– (4) – Communiqué de la PRSA – « PRSA Responds to Reports Tesla Eliminated PR Department » – 6 octobre 2020
– (5) – Chanan Bos – « How Tesla Could Reinvent PR » – Clean Technica – 18 octobre 2020
– (6) – Jill Kent – « Out of This World: How Tesla Uses Public Relations » – Medium.com – 10 septembre 2020
– (7) – Alain-Gabriel Verdevoye – « Tesla n’aime pas les critiques des journalistes » – Challenges – 20 septembre 2020

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