Réputation & entreprises : Attention ! Les fake news n’arrivent pas qu’aux autres

Dans les états-majors des entreprises, sévit encore l’idée reçue que les fake news sont un épiphénomène affectant d’abord les décideurs politiques et les figures scientifiques. Depuis 2020, les cas impactant des marques et des sociétés ont beau s’accumuler, cette perception reste tenace. Pourtant, il va falloir l’admettre. Le cyberespace est devenu un champ de mines réputationnel où certaines enseignes peuvent être mises à mal pour divers motifs. Les très récentes révélations du consortium d’investigation journalistique, Forbidden Stories, sur les officines spécialisées dans les manipulations d’opinions publiques et la diffusion de fausses informations, doivent absolument rendre les fake news comme un risque systémique majeur dans les dispositifs de communication de crise.

Aucune organisation n’est à l’abri d’informations falsifiées. Sans pour autant sombrer dans une paranoïa aiguë où tout deviendrait forcément contenu frelaté et nocif, il convient vraiment pour les communicants d’élever le niveau de vigilance à propos des fake news et de renforcer la veille stratégique sur Internet et les réseaux sociaux. L’actualité ne cesse de le démontrer. A l’heure de l’intelligence artificielle, des usines à trolls, des profils élaborés mais bidons et des bots viraux, toute information peut très vite être distordue pour porter préjudice à un acteur économique et/ou institutionnel et induire en erreur de nombreux publics. Sans parler des dégâts sur la réputation !

Une risque d’autant plus accentué que les grandes plateformes sociales restent globalement assez passives ou inefficaces face à ce phénomène. Début février, l’ONG cyber-militante Avaaz a dévoilé les résultats d’une analyse qu’elle a menée sur un échantillon de 108 éléments de contenus vérifiés relatifs à un film américain antivaccins de 2022. Les conclusions sont accablantes pour Twitter, LinkedIn, YouTube, Facebook et consorts comme l’explique Avaaz (1) : « Dans l’ensemble, seulement 22 % du contenu de désinformation que nous avons analysé a été étiqueté ou supprimé par les six principales plateformes ».

Adidas : Impossible is nothing … even fake news !

Le début de l’année 2023 n’a pas échappé à la règle. Des fake news ont impacté plusieurs sociétés au point se vite de retrouver dans l’embarras pour démentir et rétablir la véracité des faits. Le cas le plus emblématique est celui du célèbre équipementier sportif allemand, Adidas. Le 16 janvier dernier, un communiqué de presse annonce qu’une ancienne ouvrière textile et farouche syndicaliste cambodgienne va devenir n°2 du groupe aux côtés du récemment nommé CEO, Bjorn Gulden. L’information émane d’un site Web qui reprend trait pour trait les caractéristiques de la vraie newsroom d’Adidas.

Dans la foulée de cette annonce, un deuxième communiqué tombe en pleine Fashion Week à Berlin. Il s’agit cette fois de la promotion d’une toute nouvelle ligne de vêtements de sport intitulée « Reality Wear » qu’Adidas entend positionner comme vertueuse et engagée pour de meilleures conditions de travail des ouvriers du textile dans les usines au Cambodge. Un site Web et une vidéo virale (voir ci-dessous) sont même censés incarner la démarche. L’hameçon fonctionne très rapidement. Plusieurs médias et sites Web d’information mordent en répercutant la nouvelle. Cette dernière est aussitôt réfutée par Adidas. Trop tard, le mal est fait et largement répandu et le collectif activiste The Yes Men (qui n’en est pas à son premier coup en la matière) dévoile sa supercherie.

Bonduelle : emballé, c’est pesé !  

2023 aura aussi commencé brutalement pour l’entreprise agroalimentaire Bonduelle. A peine les agapes du Réveillon étaient-elles dissipées que les réseaux sociaux commencent à fortement bruisser sur l’envoi supposé par la marque française de colis alimentaires de Noël pour les soldats russes engagés sur le front de guerre en Ukraine. Le tout accompagné d’une carte de vœux comportant un message d’Ekaterina Eliseeva, actuelle directrice générale de la branche Eurasie de Bonduelle et présente au comité exécutif de l’entreprise (2) : « Cher soldat, bonne année ! Nous vous souhaitons le meilleur et une victoire rapide ». Des photos circulent tous azimuts et des messages accusent la directrice générale d’être une ex du FSB (ancien KGB).

L’effet est immédiat et semble crédible à tel point que des internautes en Europe appellent au boycott de la marque. Même si Bonduelle s’inscrit tout de suite en faux contre les propos prêtés à Ekaterina Eliseeva, celle-ci a bien travaillé au FSB comme traductrice dans les années 1990 (3). Quant aux colis, la société précise qu’il s’agit d’une contribution pour la Banque alimentaire russe qui aide les plus démunis et qui n’a rien à voir avec l’armée. Pourtant, difficile de déminer la fake news du fait que Bonduelle est une des rares entreprises françaises à avoir conservé des activités en Russie. A ce jour, l’origine de ce raid de désinformation demeure officiellement inconnue mais il n’est pas interdit de penser qu’un groupe activiste antirusse puisse avoir voulu discréditer Bonduelle pour tenter de faire partir le groupe alimentaire de Russie.

McDonald’s vous suit à la trace !

Dans un tout autre registre, McDonald’s France a également essuyé une attaque informationnelle en janvier dernier. Tout part de l’obligation légale faite à la restauration rapide depuis le 1er janvier 2023 de recourir à de la vaisselle réutilisable dans les restaurants au lieu des traditionnels gobelets et boîtes en carton et en plastique pour les repas pris sur place. Comme ses concurrents, l’enseigne américaine commence donc à déployer la mise en place de cette nouvelle vaisselle auprès des consommateurs.

Un post d’un internaute sur Twitter sème rapidement l’émoi. On y voit une affichette menaçante dans un restaurant McDonald’s avertissant les clients qu’en cas de vol de cette vaisselle, la police serait prévenue. S’ensuite alors un débat sur le fait que cette vaisselle (comme les chevalets numérotés pour le service à table) est par ailleurs équipée de puces RFID qui permettent de géolocaliser le consommateur. Il n’en faut pas plus pour que l’affaire s’emballe et contraigne la direction de McDonald’s France à s’expliquer. Le dispositif existe bien mais n’a aucune visée orwellienne ! Il sert simplement à repérer plus rapidement les clients ayant demandé un service à table. Et l’entreprise d’ajouter (4) : « Nous avons apposé des puces RFID afin de suivre le taux de réemploi et évaluer l’impact environnemental » ainsi que le stock de vaisselle qui a par ailleurs tendance à être régulièrement volé par quelques indélicats !

L’arsenal de la guerre informationnelle grandit

On pourrait multiplier à l’envi ces cas d’étude tant sont nombreuses les marques à devoir se justifier face à des infoxs soudainement surgies de nulle part. De la plaisanterie la plus débile à la déstabilisation la plus agressive, la palette des fake news revêt de nombreuses formes entre faux outils corporate répliqués sur le modèle existant des entreprises visées, photos et vidéos truquées grâce à l’intelligence artificielle puis essaimées à grande envergure ou encore véritables opérations de guerre informationnelle avec faux nez et profils apocryphes pour entacher la réputation d’un concurrent, manipuler des cours boursiers, faire du chantage à la rançon ou pour justifier des visées activistes comme les Yes Men.

Si les exemples abondent autant, c’est parce qu’il s’est constitué ces dernières années d’authentiques arsenaux de désinformation à l’instar de la très russe Internet Research Agency créée et financée en 2015 par Evguéni Prigojine, connu par ailleurs pour être le fondateur de la milice de sécurité privée Wagner. Il l’a (enfin) reconnu il y a quelques jours seulement (5) : « J’ai non seulement été l’unique financier de l’Internet Research Agency, mais je l’ai inventée, je l’ai créée, je l’ai gérée pendant longtemps […] pour protéger l’espace informationnel russe de la propagande grossière et agressive des thèses antirusses de l’Occident ». De fait, cette structure a multiplié les faux comptes sur les réseaux sociaux et les sites en ligne des campagnes pour défendre la politique du Kremlin, critiquer les opposants russes, dénigrer la présence française en Afrique ou encore créer la discorde autour du Brexit et des élections américaines de 2016.

Aujourd’hui, c’est une nouvelle phase qui s’ouvre. Si pendant longtemps, ces dispositifs mensongers avaient avant tout une vocation politicienne et géopolitique, ils ont depuis élargi significativement leur périmètre d’intervention en effectuant des offensives désinformationnelles dans le monde de l’économie et de l’entreprise. Celles-ci existaient déjà çà et là (lire par exemple sur ce blog les ressorts d’une opération de faux-nez lors de l’OPA sur le Club Med en 2014 ou encore la campagne agressive « Scroogled » de Microsoft envers Google en 2013). Mais à l’aune des révélations produites cette semaine par le consortium journalistique international Forbidden Stories, on s’aperçoit qu’on entre clairement dans une nouvelle ère industrieuse où la technologie est encore plus dévoyée par les faussaires mercenaires de l’information.

La réputation des entreprises en grandissant danger

Si non seulement les fondements de la démocratie continuent d’être sapés à coups de bots et de faux profils, c’est aussi au tour des entreprises de se retrouver ponctuellement dans cette nasse délétère. Déjà qu’elles avaient fort à faire pour ferrailler contre les avis cinglants de clients mécontents ou de reportages très critiques (à juste titre parfois selon les cas). Voilà maintenant qu’elles doivent composer avec des armées de l’ombre mandatées par des commanditaires qui souhaitent tout simplement affaiblir, ternir ou détruire la réputation d’une entreprise pour divers motifs.

L’enjeu est de taille. En 2019, une enquête du réseau H/Advisors (ex-AMO, groupe Havas) soulignait que plus d’une société sur cinq subirait une dégradation de sa capitalisation boursière en raison d’une mauvaise réputation. Comme le détaille Simon Cole, auteur de l’étude (6) : « La réputation d’entreprise contribue à hauteur de 38 % à la capitalisation boursière du CAC 40. Et à plus du tiers à celle des quinze principaux indices boursiers mondiaux, soit une valeur de 16 770 milliards de dollars dégagée pour leurs actionnaires. Et la tendance ne cesse de s’accélérer ».

Faire plier les organisations

Avec le concours de Forbidden Stories et d’autres partenaires média, Le Monde vient ainsi de révéler l’existence d’une officine basée en Israël et baptisée « Team Jorge ». Son business ? Déglinguer la réputation de dirigeants d’entreprise, de lanceurs d’alerte ou encore de décideurs institutionnels pour le compte de leurs adversaires. L’officine dispose à cet égard d’une plateforme abritant 30 000 faux profils (7) très aboutis sur Twitter, Facebook ou Reddit, utilisés pour diffuser des infoxs ciblées.

On apprend par exemple que le Comité International de la Croix Rouge (CICR) a été victime d’une opération d’infox d’envergure en 2020 au Burkina-Faso. A la manœuvre, on trouve encore le « bureau des légendes » israélien avec l’aide des services de sécurité burkinabés. Objectif ? Nuire à l’image de l’ONG qui est assez critique envers le pouvoir en place en insinuant que le CICR a passé des accords avec des groupes terroristes locaux. Le coup d’envoi est donné avec un article dénigrant glissé dans les colonnes de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles via un consultant en géopolitique (réel pour une fois). Celui-ci est ensuite abondamment relayé sur les réseaux sociaux burkinabés et la tempête réputationnelle est levée.

L’alarmante tentation des Dark PR

Ces tactiques de plus en plus répandues et sollicitées soulèvent également un autre problème : celui des « dark PR ». Président de Wiztopic, Jérôme Lascombes alertait déjà en 2020 sur ce phénomène grandissant où des agences de communication et de relations publiques n’hésitent pas à recourir à ce type de stratagème faussaire pour leurs clients (8) : « Il existe aujourd’hui une industrie nouvelle faite de sociétés de relations publiques et d’agences marketing prêtes à déployer de faux comptes, de faux récits et de pseudo sites web d’actualité. Ces « professionnels de la communication » organisent des opérations de désinformation pour le compte de tous ceux qui ont les moyens d’acheter leurs services. Depuis quelques années de nombreuses opérations de désinformation ont été partiellement ou entièrement attribuées à des sociétés de « dark PR ».

Trois ans plus tard, le cofondateur de Wiztopic, Raphaël Labbé confirme malheureusement la tendance (9) : « Depuis trois ans, la dérive est significative et on a atteint un niveau record ces derniers mois, c’est du jamais-vu ». A cet égard, il est vraiment préoccupant que des professionnels de la communication acceptent de mettre le doigt dans l’engrenage de la désinformation au fallacieux prétexte que le client l’a demandé. Le contexte sociétal étant déjà particulièrement versé dans une défiance passablement fébrile, il est contre-productif de se livrer à ces opérations de barbouzes numériques. D’abord pour des questions éthiques relatives à la pratique du métier et qui nuisent à son image. Ensuite, parce que ce genre de manipulations finit toujours par se savoir et dégrader encore un peu plus la réputation des communicants … et des clients !

Au lieu de céder aux sirènes faciles de la désinformation, il conviendrait plutôt de s’attacher à mettre en place des dispositifs de veille pointus sur le cyberespace. En adoptant une posture plus proactive, il est encore possible de contrer autant que possible des opérations de fake news. Dans le cas contraire, le risque est fort de voir se concrétiser la citation prêtée à Léonard de Vinci : « Ne rien faire, c’est déjà gémir ».

Sources