OPA du Club Med : Peut-on encore tolérer les manipulations de certains communicants ?

La récente OPA victorieuse du groupe chinois Fosun sur le Club Méditerranée s’est accompagné de sulfureuses révélations du Journal Du Net. D’après les investigations du JDN, plusieurs tribunes bidon publiées sur les sites Web de grands médias ont contribué à dénigrer l’autre acquéreur déclaré, l’homme d’affaires italien Andrea Bonomi et à fausser ainsi l’issue de la bataille boursière. Bien qu’elle n’ait guère fait grand bruit, l’affaire est regrettablement symptomatique de certaines pratiques d’officines de communication bien peu regardantes sur l’éthique, l’influence et la vérité.

Les « Bronzés » seront-ils un jour synonymes d’intox et de manipulation communicante ? Bien qu’aujourd’hui, la question demeure encore ouverte et sans réponse claire, le célèbre Club Med s’est en tout cas récemment retrouvé au cœur d’un imbroglio digne des meilleurs romans d’espionnage économique. Tout au long de l’année 2014, les colonnes des médias ont abondamment couvert l’homérique duel financier pour la prise de contrôle du Club Med entre le conglomérat privé chinois Fosun et le groupe d’investisseurs conduit par le financier transalpin Andrea Bonomi. Offres et contre-offres ont rythmé cette OPA à multiples rebondissements. Or, en coulisses, une autre offensive s’est progressivement déclenché sous forme de chroniques financières et tribunes analysant l’issue de l’OPA sous un prisme très favorable à Fosun. Début janvier, le JDN a dévoilé le pot-aux-roses de cette surenchère de contenus éditoriaux fleurant fort la manipulation informationnelle. C’est l’opportunité de s’interroger fortement sur certaines déviances inacceptables du monde de la communication.

Que dit l’enquête du Journal du Net ?

De faux experts soudainement muets !

De faux experts soudainement muets !

Journaliste mais également expert reconnu en intelligence économique, Nicolas Arpagian a levé un sacré lièvre en début d’année. Après une investigation poussée et des informations soigneusement recoupées, il n’hésite pas à affirmer le 5 janvier que l’OPA victorieuse du groupe Fosun s’est doublée d’une opération d’intox communicante visant à influencer les marchés et tromper l’opinion publique au profit exclusif des nouveaux acquéreurs chinois. En cause : plusieurs articles censés être des analyses des forces financières en présence dans l’OPA du Club Med. Parus successivement sur les sites Web des Echos, d’Economie matin, de Challenges et sur un blog de Mediapart, ces textes présentent une première particularité : un soutien avéré et sans faille à l’offensive capitalistique menée par Fosun ainsi que des insinuations à peine voilées sur le manque de sérieux supposé de l’adversaire italien.

Là où le dossier se corse, c’est que les dits contenus émanent de plumes fictives. Bien que les signataires disposent tous d’une certaine identité numérique censée asseoir la crédibilité du profil de l’auteur avec comptes Twitter et Linkedin à la clé, l’analyse de Nicolas Arpagian démonte aisément la supercherie. Soi-disant analyste financier pour la société MFR Business, Marc Fortin n’est qu’un ectoplasme digital. Il en va de même pour Guillaumé Barabé présenté comme consultant marketing. Lorsqu’on s’amuse effectivement à passer au crible leur compte Twitter via le logiciel Twitonomy, le doute n’est guère plus permis. Tous deux indiquent par exemple une localisation géographique à … Ljubljana, capitale de la Slovénie ! Plutôt déroutant alors que la majeure partie des vrais experts financiers réside plutôt dans des villes réputées pour être des places boursières. Autre indice militant pour une tromperie : la liste des abonnés ! Plus on déroule, plus s’affiche un salmigondis de profils fakes et farfelus mêlant des geeks, du porno et d’autres joyeusetés bien peu cohérentes avec l’univers d’un professionnel œuvrant dans la finance. Enfin, le contenu des tweets relayés par le duo n’a aucune logique éditoriale et respire plutôt la publication automatisée d’articles d’actualité pêchés sur les fils d’information du Web.

Des communicants à la manœuvre ?

Club Med - DassierL’affaire aurait peut-être pu en rester là si Nicolas Arpagian n’était pas parvenu à remonter le fil d’Ariane de ces intrigantes contributions bidonnées. Dans son enquête, le journaliste est en effet parvenu à identifier l’identité de la connexion ayant servi à déposer les textes (1) : « Nous avons cherché l’origine de cette adresse. L’adresse IP suspecte renvoie à un abonnement professionnel (Completel) utilisé, selon notre recoupement, par des collaborateurs des sociétés Allo-Media et iStrat. Deux entreprises détenues en partie (aujourd’hui ou dans le passé) par Matthieu Creux et Arnaud Dassier, ancien prestataire des campagnes Internet de Jacques Chirac, de l’UMP et de Nicolas Sarkozy. La société Allo-Media éditant des annuaires et ne semblant pas mêlée à cette affaire, nous nous sommes particulièrement arrêtés sur iStrat. Sa spécialité selon son site Internet ? Maîtriser la « coloration de l’information » accessible au public ».

Même si le cabinet iStrat a aussitôt énergiquement démenti toute implication dans ce mic-mac éditorial, les questions affleurent malgré tout. Pour s’en convaincre, il suffit d’abord d’aller visiter le site corporate de l’agence qui se présente dès la page d’accueil comme un cabinet « spécialisé dans le déploiement de dispositifs visant à faire émerger de l’information à forte valeur ajoutée en vue de défendre des intérêts économiques, diplomatiques ou politiques ». Dans les pages intérieures, iStrat livre par ailleurs une analyse plutôt bien étayée sur la guerre de l’information qui règne désormais sur Internet. A la lecture de ces lignes, on devine une société particulièrement à l’aise dans le marigot de l’influence digitale à grands coups de contenus calibrés. Même si de toute évidence, rien ne permet d’accréditer pour autant qu’iStrat s’est livré à une petite plomberie informationnelle au profit de Fosun pour déstabiliser la réputation de leur adversaire.

Néanmoins, le profil d’un des deux fondateurs du cabinet iStrat renforce les interrogations. Arnaud Dassier est en effet connu comme le loup blanc dans l’univers du Web pour être un fin tacticien en termes d’influence numérique au point de se retrouver fréquemment aux prises avec des polémiques politiciennes comme l’affaire du tweet révélant l’arrestation de DSK où d’aucuns y virent un complot de l’UMP contre l’ex-cador du PS. Interrogé quelques jours plus tard par le journaliste Laurent Calixte de Challenges, l’impétrant (qui adore par ailleurs se définir comme « agent provocateur » dixit son compte Twitter) réfute en bloc toutes les accusations portées à son endroit par l’investigation du JDN. A ses yeux, les fausses identités des contributeurs procèdent d’un simple souci de protection ou d’envie de briller en s’inventant des diplômes. Soit ! Mais dès lors, comment expliquer qu’iStrat se soit livré dans le même temps à un nettoyage scrupuleux de certains contenus (en particulier les bios des collaborateurs) dans son propre site corporate comme le note très factuellement Laurent Calixte, preuves à l’appui ? On a connu des agences de communication plus transparentes et à l’aise pour évoquer leurs activités !

Un danger pour la profession de communicant ?

Club Med - FortinCette carambouille digitale a en tout cas suscité quelques vagues dans les rangs des professionnels de la communication et de l’influence. Sollicités par le magazine professionnel Stratégies, tous ont unanimement déploré le recours à de telles pratiques opaques (et illégales de surcroît) comme l’affirme sans détours Jean-Christophe Alquier, PDG d’Ella Factory (2) : « Céder à des stratégies de communication fondées sur le « brouillage » est une dérive qui met en doute notre profession ». Pour sa part, Thierry Wellhoff, président du Syntec RP (et président de l’agence Wellcom où je suis moi-même directeur associé) rappelle la charte de 2009 en vigueur sur les médias sociaux (3). Elle « exclut toute publication, diffusion ou envoi de messages anonymes ou sous couvert d’une fausse identité ».

Ce rappel à l’ordre étant utilement précisé, l’affaire des fausses chroniques de l’OPA du Club Med va également au-delà des entorses (déjà gravissimes en soi) faites à l’éthique professionnelle des communicants. Elle met en évidence une dérive qui commence effectivement à se répéter plus souvent qu’il ne faut. En 2013, le JDN avait d’ailleurs déjà mis en évidence le phénomène de ces tribunes éditoriales affublées de faux-nez signataires. A l’époque, le JDN lui-même (mais aussi Le Plus du Nouvel Observateur et l’Express) s’était fait abuser par des contributeurs fictifs qui profitent des espaces de publication libre disponibles sur les sites Web des médias pour inonder ces derniers de leurs propos totalement orientés et manipulateurs tout en se dissimulant derrière des identités factices.

Le danger est loin d’être superfétatoire. A l’heure où les contenus deviennent un constituant majeur de la réputation des entreprises et des individus, le recours à des ficelles manipulatoires pose un véritable problème. En soi, l’intox a toujours été intrinsèque à l’âpre concurrence économique que peuvent se livrer certains acteurs dans certains secteurs. Dans leur excellent livre intitulé « Folles rumeurs », les journalistes Mathieu Aron et Franck Cognard citent ainsi l’escroquerie informationnelle à laquelle s’était adonné dans les années 90, le PDG de Thomson, Alain Gomez. Pour tenter de couler son concurrent, en l’occurrence Lagardère, et décrocher des contrats d’armement à sa place, il avait financé des rapports truqués établissant des actes de corruption commis par Lagardère. Une enquête judiciaire permettra au final de démonter la machination ourdie par Thomson.

Attention, zone rouge en approche !

Club Med - ManipulationAvec l’avènement des réseaux sociaux et la libre et intensive circulation des contenus qui en résulte, les risques de tripatouillage aux obscurs desseins sont évidemment multipliés par 100 tout comme leurs impacts délétères. Aujourd’hui, il n’est plus forcément nécessaire d’enfumer des journalistes ou de leur lancer des leurres comme d’aucuns le faisaient jusqu’à présent. L’accès à la publication libre, ouverte et interactive permet à quiconque d’accomplir si besoin est, des actes éditoriaux mal intentionnés et de les viraliser ensuite de manière habile de façon à ce qu’ils se répercutent auprès de personnes sensibles, influentes et … abusées sans s’en douter. Dans cet univers hyperconnecté où une information peut maintenant frapper à la vitesse d’un missile, le risque réputationnel est une réalité tangible comme en atteste le dernier rapport du cabinet Deloitte : 87% des dirigeants considèrent le risque de réputation comme le risque stratégique le plus important pour leur entreprise.

Face à cet enjeu, il est absolument crucial que les professionnels de la communication se prennent en main et refusent fermement de se transformer en petits barbouzes des médias sociaux. L’affaire autour de l’OPA du Club Med doit véritablement constituer un signal d’alarme pour ceux qui accompagnent les entreprises, les marques et les dirigeants dans leur stratégie de communication et d’influence. S’adonner à du bidouillage souterrain pour détruire un concurrent de son client, doit être banni sans aucune discussion. Le cas Club Med est loin d’être un cas isolé. En mai 2011, Facebook avait par exemple mandaté aux USA l’agence Burson Marsteller pour discréditer Google sur le thème du respect de la vie privée des internautes. Celle-ci avait alors approché plusieurs blogueurs pour distiller la « bonne parole » jusqu’à ce que l’un d’entre eux plus méfiant, dévoile publiquement la manipulation. Sans conteste possible, il appartient aux communicants de réfréner les ardeurs manipulatoires de certains clients et d’exclure sans façon les professionnels qui passeraient outre. La communication souffre encore suffisamment d’une image duplice dans l’opinion publique pour qu’on évite d’en rajouter en jouant au petit apprenti rédacteur en fausses nouvelles.

Sources

– (1) – Nicolas Arpagian – « OPA sur le Club Med : de l’intox sur le Net » – Le Journal du Net – 5 janvier 2015
– (2) – Cathy Leitus – « Parfum de scandale autour de l’OPA sur le Club Med » – Stratégies – 15 janvier 2015
– (3) – Ibid.

A lire par ailleurs

– Nicolas Arpagian – « Plongée au coeur d’iStrat manipulateur de Wikipedia et des sites médias » – Le Journal du Net – 12 janvier 2015
– Laurent Calixte – « Le scandale des fausses tribunes a-t-il saboté l’OPA du Club Med ? » – Challenges – 12 janvier 2015
– Laurent Calixte – « OPA sur le Club Med: le patron d’iStrat s’explique sur les « fausses tribunes » – Challenges – 9 janvier 2015

 



Un commentaire sur “OPA du Club Med : Peut-on encore tolérer les manipulations de certains communicants ?

  1. Paola Zannier  - 

    Pour ma part, je soutenais l’offre d’A. Bonomi, souhaitant que le Club Med reste européen. J’ai trouvé très dérangeante la position du PDG, H. Giscard d’Estaing qui ne voyait pas d’autres alliances possibles que celle avec Fosun. Mon choix est fait, le Club c’est fini pour moi.

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