Com’ d’entreprise, activisme et enjeux informationnels : l’ère de l’ « infowar » s’annonce

Le Blog du Communicant 2.0 a l’extrême plaisir d’accueillir son tout premier invité contributeur et non des moindres. Il s’appelle David Millian. Basé au Québec depuis plus de deux ans, David est un consultant expérimenté et expert en intelligence économique, stratégie de communication et enjeux informationnels. Il anime également le blog Comfluences où il décortique avec brio les enjeux et les tactiques d’influence développés par divers acteurs économiques, politiques et même militaires pour gagner la bataille de l’opinion.

A ses yeux, cette bataille qu’il qualifie volontiers d’ « infowar » ne fait que commencer. Avec l’immixtion incontournable des réseaux sociaux dans la donne communicante, les stratèges d’entreprise et les communicants vont devoir sérieusement réviser leurs méthodes face à des nouveaux adversaires rompus à l’activisme et capables d’endommager une réputation et/ou de déstabiliser durablement une société ou une institution. En exclusivité pour le Blog du Communicant 2.0, il a accepté de détailler sa vision très pertinente de ces nouveaux enjeux. Interview en toute franchise de David Millian.

Face aux nouveaux enjeux informationnels et de ce que vous qualifiez d’ « infowar », est-ce que les stratèges d’entreprise et les communicants ont véritablement pris conscience du phénomène ?

David Millian : La question est effectivement cruciale. Avons-nous pris la bonne dimension de l’ère qui s’ouvre sous nos yeux ? Rien de moins sûr. Et pourtant, il n’y a qu’à voir la multiplication des déstabilisations informationnelles auxquelles sont confrontées les grandes entreprises pour constater combien les choses ont évolué en si peu de temps. Pour faire court, on peut citer l’arrivée du web 2.0, une montée en flèche d’activismes de toutes sortes, un monde sans cesse en situation de crise, la tyrannie de l’information, souvent incomplète, et dans des cycles ultra-courts…

L’infowar, c’est notamment l’arrivée du web 2.0, une montée en flèche d’activismes de toutes sortes, un monde sans cesse en situation de crise, la tyrannie de l’information, souvent incomplète, et dans des cycles ultra-courts…

Voilà l’univers dans lequel les entreprises évoluent aujourd’hui. Dès lors, on peut raisonnablement se demander si les mentalités, les pratiques en terme de communications de crise et de gestion de l’influence sont en train de changer en conséquence. La réponse est clairement non ou alors à de très rares exceptions. Pourtant, de nombreuses compagnies d’envergure internationale ont déjà eu à faire face à des crises générées par des éléments de la société civile qui jouissent, au regard de l’opinion publique, d’une crédibilité que vous n’aurez plus jamais. Bien évidemment, la démocratisation d’internet et de ses multiples réseaux n’a fait que renforcer cette tendance où le monde est devenu un immense champ de bataille informationnel. Les enjeux informationnels des entreprises sont challengés par l’arrivée du web 2.0, la montée en flèche d’activismes de toutes sortes, un monde sans cesse en crise, la tyrannie de l’information, souvent incomplète et dans des cycles extrêmement brefs …

Nestlé, Mattel, Volkswagen ou EDF déstabilisés par Greenpeace sont sans aucun doute les prolégomènes de situations à venir encore plus critiques. Après tout, comme le relevait brillamment Fabrice Epelboin il y a un an, si un Bradley Manning bis n’a pas encore fait son apparition, ce n’est qu’une question de temps. Si toutefois un groupe comme les Anonymous ne décide pas entretemps de s’attaquer à vous. Soit parce que vous aurez, réellement ou non, quelque chose à vous reprocher sur le plan de l’éthique, du jugement de valeur, ou tout simplement parce que vous ne serez qu’un pion sur un échiquier international plus grand.

Vous qualifiez ces nouveaux enjeux d’influence sous le terme d’ « infowar ». Pourriez-vous expliciter cette notion qui semble menaçante mais encore floue pour beaucoup d’entre nous ?

David Millian : L’infowar est la notion qui fait exploser nos pratiques de communications. Succinctement, on peut dégager 4 caractéristiques récurrentes des batailles informationnelles auxquelles les entreprises font face de manière accrue :

  • L‘asymétrie informationnelle. Vous êtes Goliath, ils sont David. Vous êtes les méchants, ils sont les gentils. C’est une “réalité” pour l’opinion publique.
  • Vos adversaires (ONG, activistes, etc.) portent systématiquement les attaques. Ils ont donc l’avantage de la manoeuvre. Vous êtes sur la défensive et vous avez donc du mal à reprendre l’initiative.
  • Un décalage trop grand entre les communications à effet cosmétique (greenwashing et autres) et vos actes réels constituent autant de failles informationnelles sur lesquelles vous serez attaqué.
  • En dehors du secteur IT, la culture web des entreprises (qui ne se réduit pas uniquement à l’e-marketing !)
    est fréquemment inexistante ou déficitaire. C’est un lourd handicap au regard d’une population jeune et militante et connectée. Souvent la génération Y, celle qui règne en maître sur les réseaux.

Quelles pistes de réflexion peuvent alors développer les communicants de grands groupes pour s’adapter à ce paysage mutant ?

David Millian : Évoluer dans un monde où chacun peut prendre part à l’infowar nécessite un changement de posture au sein des entreprises et plus particulièrement auprès des responsables des communications et de la stratégie. Voici quelques critères indispensables selon moi à intégrer dans cette nouvelle approche des enjeux informationnels et des stratégies d’influence.

Évoluer dans un monde où chacun peut prendre part à l’infowar nécessite un changement de posture au sein des entreprises et plus particulièrement auprès des responsables des communications et de la stratégie

Il y a d’abord la connaissance de l’adversaire. Cela peut sembler une évidence mais avez-vous vraiment une cartographie à jour de vos contestataires les plus actifs ? Ensuite, avez-vous identifié vos propres failles informationnelles potentielles ? Par exemple, entre ce que vous clamez être et ce que vous êtes vraiment, y a-t-il cohérence ou hiatus ? Dans la foulée, connaissez-vous les principaux modus operandi susceptibles d’être mis en place par une ONG pour précisément exploiter ces failles et appuyer là où ça fait mal ? Toutes ces questions doivent être impérativement creusées.

La veille classique (monitoring web, presse…) ne peut pas tout. Celle-ci doit être pro-active, c’est-à-dire aller à la cueillette du renseignement quelle que soit sa forme

Par ailleurs, si vous ne connaissez pas des basiques tels que 10 Tactics et la manière dont ils pourraient être utilisés à votre encontre, il est grand temps de vous renseigner. Si beaucoup de compagnies font de la veille stratégique, celle-ci est souvent orientée vers le marché et ses opportunités commerciales. En réduisant à ce point le spectre des recherches, on arrive à une cécité sur une grande partie de son environnement informationnel. En d’autres termes, on ne trouve que ce que l’on cherche… mais on perd de vue des signaux faibles qui devraient nous alerter avant qu’il ne soit trop tard.

Enfin, la veille classique (monitoring web, presse…) ne peut pas tout. Celle-ci doit être pro-active, c’est-à-dire aller à la cueillette du renseignement quelle que soit sa forme. Certaines industries, après être passées proche d’une crise ont mis en place quelques mesures exploratoires. Ainsi, j’ai personnellement eu l’opportunité de faire un monitoring pour une industrie de défense. A l’époque, il s’agissait de connaître l’état des réflexions des ONG oeuvrant sur les domaines de l’armement et des conflits. Israël était en pleine offensive dans les territoires occupés et l’emploi en zone urbaine d’obus au phosphore, à des fins tactiques, posait des questions épineuses. On s’est donc demandé quelles seraient les failles exploitables par les ONG, comment et quand…

Au delà du changement culturel que cela implique pour les entreprises et leurs communicants, comment peut-on selon vous intégrer et assumer ces nouvelles dimensions dans les pratiques au quotidien ? Autrement dit, y a-t-il des leviers sur lesquels s’appuyer pour aborder différemment les stratégies d’influence et de communication ?

David Millian : Cela suppose en effet une capacité de l’entreprise à embrasser un changement culturel important. Pour y parvenir, je distingue principalement 3 leviers qui me semblent incontournables pour sensibiliser et mettre en oeuvre les indispensables outils qui permettront de contrer ou répliquer avec efficacité.

  • La polémologie : Vous n’êtes pas les seuls à avoir des failles informationnelles. A  votre tour, vous pouvez exploiter celles de vos adversaires (d’où la pertinence de la collecte d’information et de renseignement) pour répondre ou allumer des contre-feux. Par exemple, l’ONG WWF ne fait-elle pas face à une crise sans précédent depuis qu’elle est mise devant ses propres contradictions ? En revanche, cela implique d’être prêts à assumer un usage offensif de l’information. C’est une question à se poser.
  • La transdisciplinarité : Mener des actions de luttes informationnelles ou préparer des dossiers pertinents et étayés nécessite des compétences variées (communication, histoire, sociologie, psychologie, etc.) et… de la créativité. Cette dernière ne doit pas être seulement cantonnée à l’usage du marketing et de la pub. Les ONG l’ont bien compris et elles l’utilisent contre les entreprises de façon redoutable.
  • Le cyber warfare : Ce sont clairement des compétences techniques à intégrer dans un arsenal communicationnel et cela va au-delà de la simple approche SSI. Bien qu’il soit impossible de développer plus longuement dans le cadre de cet interview, ce point doit être soulevé, notamment à l’égard du cadre légal et éthique. En tout cas, une chose est sûre. Il me paraît difficile de faire l’impasse sur l’énorme pan du cyber warfare des luttes informationnelles en cours et à venir.

Finalement, ne sommes-nous pas dans un changement de paradigme qui annonce la fin des classiques « directions des communications » au profit de ce que nous appellerions au sein des grands groupes, « direction des enjeux informationnels » ?

David Millian : La montée en puissance du concept de « Strategic Communication(s) » ces 10 dernières années aux États-Unis est, de ce point de vue, éloquente. Cela s’est notamment traduit par de multiples réarticulations de la diplomatie publique « 2.0 », des directions «Affaires Publiques» ou encore le lien accru entre renseignement et opérations d’information. Toutes ces évolutions convergent vers une même but : maintenir un leadership et une légitimité dans l’arène internationale (la mise à jour du corpus doctrinal US pour 2012 est d’ailleurs disponible ).

Certaines grandes entreprises restent des géants aux pieds d’argile pour refuser d’appréhender la nouvelle donne informationnelle

Les entreprises transnationales ont les mêmes impératifs. On pourrait certes m’objecter qu’il est malvenu de comparer la pratique de grands groupes internationaux à celle des États souverains. Pourtant, les uns comme les autres ont des intérêts vitaux à défendre sur de multiples territoires et sphères d’influence. Or, certaines entreprises,
même si elles sont actuellement plus riches que les états, restent des géants aux pieds d’argile en n’appréhendant pas cette transformation radicale des enjeux informationnels. Ne serait-ce parce qu’elles sont en Bourse, un domaine où la mauvaise information peut avoir un impact fort et durable sur leur valorisation, leur performance économique, voire leur pérénité.

Sur le plan de la communication, je pense que nous assistons à une convergence de modèles, publics et privés, née de contraintes communes. Dans mes derniers articles je soulevais d’ailleurs une partie de la problématique au travers de deux exemples : l’utilisation de la polémologie en Afghanistan sur Twitter ainsi que le sophisme ingénieux d’Ethical
Oil et, d’autre part, l’intégration des méthodes et personnels militaires des opérations psychologiques dans le secteur de l’énergie.

Brève biographie de David Millian

David Millian

David Millian, expert en intelligence économique, stratégie de communication et enjeux informationnels
David Millian exerce depuis plus de deux ans au Québec l’activité de consultant en stratégies de communication, d’influence et d’intelligence économique. On peut retrouver ses réflexions et ses analyses de cas pratiques sur son blog intitulé Comfluences.

Auparavant, David a travaillé plusieurs années pour l’Établissement Francais du Sang en France (au sein de différentes directions régionales et au siège) et en Outre-Mer (en tant que responsable communication & affaires politiques). A ce titre, il a notamment eu à gérer la crise sanitaire du Chikungunya lorsqu’il était en poste à La Réunion (2006).

Diplômé en droit, en communication et, plus tard, de l’École de Guerre Économique (2009), il a réalisé de nombreuses missions dans des secteurs aussi variés que l’industrie de la défense, l’aéronautique ou l’énergie.