Daniel Ichbiah : « Vos libertés ? Les géants du Web n’en ont cure !»

A l’heure où Facebook souffle la 10ème bougie de sa jeune existence, j’ai eu l’opportunité de m’entretenir avec Daniel Ichbiah. Ecrivain et journaliste, il vient de publier un remarquable ouvrage de réflexion sur les 7 géants d’Internet qui ont investi nos quotidiens connectés. Intitulé « Les nouvelles super puissances », cet essai s’interroge sur le niveau d’immixtion et de contrôle que Google et consorts ont acquis sur la vie numérique de leurs utilisateurs sans pour autant toujours daigner se préoccuper des conséquences que les données digitales peuvent avoir sur l’existence de certains individus. Conversation à bâtons rompus.

Autant prévenir d’emblée : le pavé de 455 pages de Daniel Ichbiah est un livre que tout internaute devrait lire pour prendre conscience que s’il est certes difficile de s’affranchir totalement de Google, Facebook, Twitter, Apple, Yahoo, Microsoft et Wikipedia, il est en revanche crucial de mieux connaître les contours et les finalités de ces sociétés qui ne jouent pas toujours volontiers la carte de la transparence. Et pour cause : les données personnelles que nous semons volontairement ou à notre insu, sont l’indispensable carburant stratégique de ces machines à algorithmes sans cesse plus gourmandes.

Daniel Ichbiah, passionné par les géants du Web et aussi fan de culture pop-rock !

Daniel Ichbiah, passionné par les géants du Web et aussi fan de culture pop-rock !

La solidité de la thèse développée par Daniel Ichbiah ne découle pas d’un simple pamphlet opportuniste surfant sur les peurs liées au syndrome « Big Brother ». Depuis les années 80, l’homme est pétri de culture informatique, jeux vidéo et réseaux en ayant collaboré à de nombreuses revues spécialisées du secteur. Il est en outre l’auteur de biographies sur des monstres sacrés comme Steve Jobs et Bill Gates. A ce titre, il a vu naître et évoluer chacune de sept sociétés qu’il décortique dans son ouvrage. Raison de plus pour creuser au cours d’un entretien avec le Blog du Communicant.

Vous faites partie des journalistes et écrivains qui ont été très tôt attirés par les nouvelles technologies. On vous sent passionné par ce domaine et pourtant vous développez une théorie plutôt radicale dans votre dernier ouvrage où les géants du Web (Google, Yahoo!, Facebook, Wikipedia, Apple, Twitter et Microsoft) seraient loin d’être les entreprises au service de leurs utilisateurs comme elles le clament en permanence. Qu’est-ce qui a déclenché l’écriture de ce pamphlet très documenté ?

Daniel Ichbiah : Tout est parti d’un coup de fil qu’un ami m’a passé en mai 2011. A l’époque, il m’a contacté pour que je vienne en aide à une de ses proches. Celle-ci se débattait en effet avec un préjudice réputationnel lié à Google. Lorsqu’on tapait son nom sur le moteur de recherche, ce dernier était associé à des horreurs qui n’avaient de surcroît rien à voir avec elle. Cela posait un véritable problème pour son employabilité. Elle avait tenté en vain de joindre les services de Google en France. Comme je suis journaliste, j’ai intercédé auprès d’une personne du département Communication pour tenter de trouver une solution. J’ai été sidéré par la teneur de la réponse que je cite d’ailleurs dans mon livre (NDLR : page 236). On était en train de me dire que Google ne pouvait rien faire pour modifier les informations erronées. En d’autres termes, cela signifiait « ce n’est pas de notre faute. Ce n’est pas de chance ! ».

Google Suggest, une fonction qui peut d'avérer destructeur en termes de réputation pour certaines personnes

Google Suggest, une fonction qui peut d’avérer destructeur en termes de réputation pour certaines personnes

Intrigué, j’ai alors décidé de consacrer une enquête plus approfondie dans un numéro de « Comment ça marche », une revue mensuelle dont je suis le rédacteur en chef. Ce que nous avons constaté, était effarant. Chez Google, un jeune homme en recherche d’emploi était en délicatesse avec un homonyme aux attributs pas franchement flatteurs. Là encore, Google s’est refusé à intervenir. A chaque fois, tout se passe comme si ce n’était plus l’affaire de ces sociétés qui déclarent pourtant toutes être amies des internautes. Jérémie Zimmermann, cofondateur et porte-parole de la Quadrature du Net, me confiait récemment que 10% des jeunes se heurtent actuellement à ce genre d’avatar numérique au cours d’un recrutement avec des conséquences souvent fâcheuses au final.

Bien que ces anecdotes ne cessent de se multiplier, aucune de ces sociétés ne s’est résolue à bouger et à tenir compte des conséquences des outils qu’elles mettent en ligne. Elles s’évertuent à ignorer les lois des Etats où elles sont implantées. En cas de plainte ou de requête concernant des informations personnelles impropres, elles se retranchent derrière la Constitution américaine et la liberté d’expression. Dans ces conditions, le droit à l’oubli devient quasiment impossible à garantir. Vous n’êtes plus jamais à l’abri de voir fleurir ou ressurgir un fait gênant, un commentaire négatif ou une attaque personnelle. L’avènement de ces entreprises constitue un énorme changement de civilisation avec de vraies avancées mais aussi des problématiques nouvelles où l’internaute ne doit pas être le perdant de l’histoire. Malheureusement, j’ai le sentiment qu’on n’en prend guère le chemin.

Ne pensez-vous pas que ces entreprises jouent un jeu dangereux pour leur propre réputation qui est précisément fondée sur la confiance que les utilisateurs leur accordent, sur des slogans « idéalistes » comme le célèbre « Don’t Be Evil » de Google et sur une vision d’un monde meilleur où tout le monde accède à la connaissance ? Avec les dérives que vous décrivez, pêchent-ils par arrogance toute-puissante et risque de se saborder ?

Ichbiah - GoogleDaniel Ichbiah : Les données du problème se posent différemment. Pour une grande majorité des gens, ces sites ne sont finalement guère palpables, ni vraiment proches. En règle générale, ils leur rendent des services gratuits et ils s’en satisfont de cette manière. Ils n’ont donc rien de particulier à reprocher à l’un de ces sites, ni d’affect envers eux. Ce n’est que lorsqu’une personne est confrontée à un problème que les choses commencent à se corser. Ils réalisent alors qu’il n’y a personne en face d’eux pour répondre concrètement et humainement à leurs doléances. Pis, on les laisse se dépatouiller, on fait mine d’ignorer, on les noie avec des explications en ligne pas franchement claires ou alors on les expédie dans des forums fouillis.

Cependant, en dépit des ratés qui s’accumulent, ces puissances numériques ne sont guère impactées. La gratuité des services les rend très attractives et l’absence d’alternatives vraiment compétitives maintient les utilisateurs dans leurs habitudes. Il y a peut-être Google qui commence à voir sa réputation se ternir légèrement à force d’être absolument partout et de commencer à inquiéter. Sauf que YouTube, Gmail, Android, etc ne sont pas prêts d’être délaissés par les internautes qui ne s’acquittent de rien pour les utiliser. Mais à terme, c’est une gratuité qui risque de nous coûter cher à force de confier nos données à ces services sans jamais pouvoir exercer un quelconque contrôle. Faudra-t-il payer demain pour être libre ?

Vous vous attardez longuement sur le cas Wikipedia où vous pointez le fait que des fausses informations peuvent rester en ligne pendant des mois sans aucune correction et avec de possibles préjudices pour ceux qui en sont victimes. Cette encyclopédie en ligne serait-elle un leurre collectif où le « savoir » n’est finalement qu’une bagarre d’influences dès lors qu’on tente de définir des sujets sensibles ou parler de personnalités controversées ?

Ichbiah - wikipediaDaniel Ichbiah : Avec Wikipedia, c’est encore une fois un problème de choix qui se pose. Lorsque vous tapez une requête sur Google, c’est systématiquement Wikipedia qui émerge parmi les premières réponses. Il existe pourtant une multitude de très bonnes encyclopédies gratuites comme Larousse ou Imago Mundi. A la différence près qu’elles n’arrivent que loin derrière dans les pages indexées par Google et rarement en première page.

Pour moi, c’est un vrai souci dans la mesure où Wikipedia est avant tout un site où des contributeurs pas forcément experts s’autocorrigent, où d’autres valident en fonction de ce qui leur semble bien ou mal et où la paresse du « copier-coller » est légendaire. Une preuve éclatante de cette omniprésence de Wikipedia a été bien mise en évidence en 2012 par un professeur de lettres qui a piégé ses élèves en inventant une fausse notice biographique d’un obscur poète. La moitié a recopié intégralement sans se soucier de la véracité du contenu. Pour eux, Wikipedia est la Référence du Web !

C’est préoccupant dans la mesure où sur Wikipedia, peuvent subsister pendant des mois des informations erronées, farfelues ou diffamatoires sans que personne ne les corrige. Sans parler des luttes militantes et des foires d’empoigne sur certains sujets sensibles où une page Wikipedia peut alors changer sans cesse de contenu, passer d’une version à une autre sans aucune cohérence, ni vérification solide.

Pourtant sur Google, c’est Wikipedia qui continue inéluctablement à émerger en priorité. Certains analystes s’interrogent d’ailleurs sur une possible connivence entre les deux sites. Dans mon livre (NDLR : page 410), je cite notamment le résultat d’une étude menée en 2012 par Intelligent Positioning. Le résultat parle de lui-même : sur un millier de requêtes, Wikipedia arrive sur la première page des résultats de Google UK dans 99% des cas ! Là encore, c’est un problème pour les libertés individuelles et le droit à l’oubli. Même si vous effacez un contenu gênant, Wikipedia peut en permanence le ramener parce qu’untel estimera qu’il est nécessaire.

A plusieurs reprises dans votre livre, vous déplorez la communication silencieuse ou alors a minima et stéréotypée de ces entreprises et notamment Google. Selon vous, de quelle manière devraient-elles évoluer dans leur façon d’interagir avec leurs publics plutôt que se retrancher derrière des discours artificiels et un peu trop « Bisounours » ?

Ichbiah - google handcuffsDaniel Ichbiah : C’est peu de dire qu’effectivement la communication de ces sociétés est extrêmement réduite, totalement dépersonnalisée et fortement encadrée. Si vous êtes un journaliste, vous pouvez espérer accéder à un interlocuteur mais ce n’est pas pour autant que vous aurez une réponse précise.

Généralement, on reçoit plutôt des paragraphes calibrés et plutôt lénifiants. La seule exception où le contact est particulièrement réactif, c’est lorsque vous voulez réaliser de l’achat d’espaces ou de mots-clés. Là, vous êtes garanti d’avoir illico un commercial pour vous prendre en charge

En revanche, pour le commun des mortels, il est très difficile, voire impossible d’obtenir des informations. Même si vous envoyez un courriel, celui-ci restera soit sans retour, soit avec une réponse aseptisée et anonyme ou flanquée d’un seul prénom. Je trouve cette démarche contre-productive. Bien des affaires pourraient se régler rapidement et simplement à travers un coup de fil ou une réponse adaptée. Au lieu de cela, on néglige. Parfois, cela prend en effet une vilaine tournure qui peut aller jusqu’au procès ou à la polémique médiatique. Mais même dans ces cas-là, Google et consorts s’en tirent toujours en procédant à des règlements à l’amiable qui dégonflent l’affaire.

Je déplore vraiment l’irresponsabilité sociétale de ces sociétés qui n’assument pas les conséquences parfois problématiques de leurs services. Elles préfèrent continuer comme si de rien n’était et éventuellement transiger lorsque la situation empire ou lorsque la contestation se fait jour. Cela a été le cas par exemple avec Google et sa numérisation à tour de bras des ouvrages des bibliothèques. L’entreprise s’est servi librement sans se soucier au préalable des ayant-droits éventuels mais plutôt en réglant au cas par cas. C’est un peu comme si quelqu’un ouvrait votre frigo, le dévalisait tranquillement en vous demandant si ça ne vous dérange pas jusqu’au moment où vous râlez !

Google vient récemment de faire plusieurs fois la Une de l’actualité avec l’inauguration de son Centre culturel à Paris, l’annonce d’accords avec des constructeurs automobiles pour implanter Android dans les voitures, les acquisitions de Nest, un thermostat domestique intelligent et de Deep Mind, une société d’intelligence artificielle et enfin le projet de lentilles connectées pour diabétiques. Va-t-on vraiment vers l’avènement d’un « Big Brother » absolument ubiquitaire et de surcroît très proche semble-t-il de la NSA depuis les révélations d’Edward Snowden ?

S'opposer à Bezos, c'est s'exposer à des retours brutaux !

S’opposer à Bezos, c’est s’exposer à des retours brutaux !

Daniel Ichbiah : Il ne faut pas se leurrer malgré les démentis mous des uns et des autres. Toutes les grosses sociétés américaines du Web sont maquées avec la NSA. Depuis que le Patriot Act a été instauré par George Bush à la suite du 11-Septembre, le mot d’ordre a été « ouvrez nous les portes de vos services en ligne ». A cet égard, je trouve qu’Edward Snowden devrait obtenir le prix Nobel de la Paix pour ce qu’il a eu le courage de révéler au monde entier.

Le cas de Google est encore plus symptomatique car cette société est devenue incontournable. Je ne pense pas que ses fondateurs, Larry Page et Sergey Brin soient des personnes foncièrement mauvaises avec des intentions dangereuses. Le souci est qu’ils mettent en place une infrastructure vertigineuse de collecte de données comme jamais l’humanité n’en a disposé. Si un jour, celle-ci venait à tomber entre des mains nettement moins vertueuses, le dévoiement ne serait pas très loin. Avec des conséquences dramatiques pour les libertés individuelles. Il serait par exemple facile de déréférencer les médias qui n’adoptent une ligne éditoriale allant dans le sens souhaité.

Ceci étant, certains acteurs ont déjà des pratiques qui ne sont pas loin de la coercition et du contrôle absolu. Amazon n’hésite pas par exemple à recourir à tous les moyens pour faire plier un concurrent qu’il estime gênant. Diapers.com, un site de vente en ligne d’articles de puériculture, en a fait l’amère expérience en 2009. Des émissaires d’Amazon avaient alors proposé d’acquérir le site pour l’intégrer à leur empire en ligne. Devant le refus catégorique des dirigeants, Amazon a alors mené une guerre radicale des prix allant jusqu’à consentir 30% de rabais sur les produits vedette de Diapers. De guerre lasse, ce dernier se laissa alors racheter par Amazon un an plus tard ! Cette hyper-puissance suscite en tout cas bien des questions éthiques que ces grosses sociétés évacuent prestement.

Avez-vous été depuis sollicité/contacté par les 7 entreprises depuis la sortie de votre livre. Si oui, sur quel sujet ? Si non, pourquoi à votre avis ? Absence d’humanité, de considération pour leur écosystème, sentiment de toute-puissance irréversible ?

Ichbiah - Google adsenseDaniel Ichbiah : Je n’ai eu absolument aucun écho. Je pense qu’ils s’en fichent. Je suis même certain que si je les appelle demain, ils continueront d’être sympas avec moi. A leur échelle de puissance atteinte, mon livre est d’une importance homéopathique ! Aucune d’entre elles n’a véritablement besoin de la presse et des gouvernements. Prenez Google. Son chiffre d’affaires est supérieur au budget de la Grèce. Sa valeur boursière est vingt fois supérieure à celle de Microsoft dans les années 2000. Google est assis sur une rente inestimable tirée des revenus publicitaires liés à ses services gratuits. Pour bien saisir l’immensité de leur pouvoir, c’est comme si on décidait de rendre le métro parisien gratuit pour que les voyageurs puissent encore plus facilement voir les publicités dans les couloirs et sur les quais et que celles-ci soient vendues encore plus chères grâce à cette fréquentation en hausse du public.

J’ose simplement espérer qu’il n’est pas encore trop tard pour renverser un peu la vapeur et reprendre en main nos destins numériques. Notamment en étant plus vigilants, plus exigeants et en essayant des alternatives lorsque celles-ci apparaissent. Comme je l’ai écrit dans la conclusion de mon livre, il est temps de reprendre aux géants du Web une part du pouvoir que nous leur avons conféré.

A lire en complément

– Foreign Policy – « La carte des sites les plus populaires par pays ou l’impérialisme de Google » – Slate – 6 octobre 2013
– Rémi Sussan – « Nous ne prenons pas assez au sérieux les implications politiques des entreprises du numérique » – Blog Internet Actu/Le Monde – 31 janvier 2014

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Daniel Ichbiah – Les nouvelles super puissances
Editions First – 455 pages – 17 €

Résumé du livre

Ichbiah - book cover communicationGoogle, Facebook, Twitter, Amazon, Wikipédia, Yahoo!, Apple… Ils font partie de notre vie quotidienne.
Nous avons adopté ces services et ce faisant, nous leur avons donné un pouvoir démesuré, qui aujourd’hui, va jusqu’à dépasser celui de bien des gouvernements.

Ce que nous n’avons pas réalisé, c’est qu’au passage, nous avons opéré un changement de civilisation. Internet a fait vaciller un grand nombre de valeurs de nos démocraties, des valeurs acquises au fil de l’histoire. Celles-ci ont été bafouées, dédaignées, foulées au pied :

  • Google, Facebook, Twitter, Yahoo! et autres étant des sociétés américaines, estiment que par principe, elles n’ont aucun compte à rendre en France, en Belgique ou en Suisse.
  • Elles ont acquis et stockent un volume d’informations sur les individus qui surpasse tout ce qui n’a jamais existé dans l’Histoire humaine. Et sont prêtes à les communiquer aux autorités le cas échéant.
  • Google, Facebook, et consort réalisent un chiffre d’affaires monumental en France comme en Suisse ou en Belgique mais font en sorte d’échapper à l’impôt.
  • Leur potentiel de nuisance est immense. Et lorsque la réputation d’une personne ou d’une entreprise est mise en cause par des détracteurs anonymes, elles refusent par principe d’agir.

Bien d’autres principes que nous pensions acquis sont aujourd’hui bouleversés. Saviez-vous que les chansons et livres achetés en numérique ne nous appartiennent pas complètement ? Que de nombreuses sociétés du Net se refusent à accorder le légitime « droit à l’oubli » ? Que d’ici quelques années, avec l’avènement des objets « intelligents », le moindre de vos faits et gestes pourrait être enregistré dans un ordinateur de Google, Microsoft, Apple, Facebook ou autre.



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