Robert Zarader : « Plus les opinions sont variées envers une entreprise, plus la réputation est volatile et à risque »

Plus qu’un communicant à la mode dont on s’arracherait les oracles, Robert Zarader est avant tout un homme aux facettes multiples. Avant de créer en 2008 l’agence de conseil en communication corporate Equancy & Co, l’homme a emprunté un itinéraire professionnel polymorphe de chercheur en économie, d’enseignant universitaire, d’entrepreneur dans l’habitat social avant de rejoindre le monde des agences et d’être (aussi) un fidèle compagnon de route de l’actuel président de la République. C’est justement ce riche et étoffé curriculum vitae qui forge chez Robert Zarader, une vision très pointue et très moderne de la communication et de la réputation. Il a accepté de débattre avec le Blog du Communicant sur les challenges des communicants.

Robert Zarader est aux antipodes de ces patrons d’agence de communication qui pontifient du fin fond de leur fauteuil club, qui se gargarisent de buzzwords pour signifier qu’ils sont encore à la page de la communication d’aujourd’hui mais qui peinent à élever leur pensée dès qu’on parle stratégie et société connectée. Chez cet homme engagé aux vies multiples, l’intellect marche de pair avec une observation très affûtée des enjeux de communication que les entreprises et les institutions doivent désormais relever sous peine de décrocher. Le préformatage ? Très peu pour lui. La preuve au cours de cet entretien à bâtons rompus.

Le paradigme relationnel classique de la communication corporate où les médias étaient les principaux interlocuteurs et relais auprès de l’opinion publique, est maintenant en partie caduc. Aujourd’hui, l’entreprise et ses acteurs évoluent en effet dans un univers digitalisé où l’expression, l’opinion et l’information sont multidimensionnelles et multiformes. Chacun peut désormais prendre la parole comme il l’entend, à n’importe quel moment et avec parfois un impact et une vitesse de propagation qui défie les lois du temps médiatique traditionnel et des hiérarchies sociétales. Quel regard posez-vous sur ce phénomène ?

Zarader - portraitRobert Zarader : Ce phénomène constitue le véritable sujet de la communication contemporaine : la construction et l’évolution de l’opinion. Aujourd’hui, celles-ci sont clairement devenues de plus en plus erratiques, variées et aléatoires. Elles sont faites de surcroît d’un mélange de commentaires individuels et d’expressions collectives qui s’assemblent, se heurtent ou s’émiettent. C’est effectivement un profond renversement que tout émetteur de messages doit dorénavant appréhender dans sa communication. La question ne tourne plus autour de « comment j’influence » mais plutôt autour de « comment je contribue à la construction de cette influence ». C’est un processus plus égalitaire et plus contributif qu’auparavant où la voix de l’expert ou l’affirmation du statut suffisaient souvent à donner du corps et de l’impact au message par rapport aux publics destinataires.

Pour autant, si participer est nécessaire pour toute organisation, le retour sur investissement n’est pas toujours automatique. On ne s’improvise pas communicant sur la seule foi de sa marque, sa notoriété ou son pouvoir. Par les actions que l’on mène, les contenus que l’on partage, il s’agit en quelque sorte de gagner « son permis de construire l’opinion ». Les grands acteurs traditionnels n’ont pas encore vraiment intégré cette notion. Or la crise de confiance sociétale ou la fin des sachants sont des faits acquis. Aujourd’hui, nous évoluons dans une société qui relève quasiment du paradoxe émis par l’économiste américain Kenneth Arrow. Dans son livre « Choix social et valeurs individuelles », il tente notamment de démontrer qu’il n’y a pas du tout de système assurant la cohérence de l’opinion, sauf dans celui où le choix social est le fait d’un dictateur ou d’une unanimité totale. Aujourd’hui plus qu’hier, les opinions ne s’agrègent pas mathématiquement pour former un tout homogène mais elles se chevauchent, changent ou se contredisent. Pour la stratégie de communication d’une entreprise, cela implique l’acceptation d’entrer dans une logique d’interdépendance avec son écosystème et non plus une vision unilatérale qui décrète et se contrôle.

Fin 2014, plus de 300 dirigeants d’entreprises basés en Amérique du Nord et Latine, en Europe, en Asie Pacifique et au Moyen-Orient Afrique ont été interrogés sur les risques majeurs concernant leur activité par les cabinets Forbes Insights et Deloitte. 87% d’entre eux ont répondu que la réputation était le risque n°1. L’image d’une société n’a effectivement jamais été autant à risque depuis que les parties prenantes (notamment les ONG comme Greenpeace) ne se privent pas d’interpeler jusqu’à organiser des mobilisations digitales extrêmement déterminées. Pourtant, hormis quelques exceptions notables, la transformation digitale de la communication corporate peine encore à s’extirper des vieilles habitudes managériales « top-down ». Peu de sociétés ont des stratégies de conversation digitale vraiment élaborées, ouvertes, agiles et participatives. Comment expliquez-vous cette inhibition (voire un attentisme forcené) qui persiste chez les dirigeants et leurs communicants ?

Zarader - Michelin bibendumRobert Zarader : Opter pour l’attente est une vision artificielle. L’exposition médiatique des entreprises a atteint un tel niveau qu’attendre équivaut à une voie sans issue. A ce propos, le « silence marketing » est une blague. Prétendre à plus de silence est une voie risquée. A l’heure actuelle, le moindre silence est interprété. Et parfois, il peut se retourner contre votre réputation. Comme l’opinion que j’évoquais à l’instant, la réputation est également entrée dans une logique de construction collective. Elle est un amalgame de regards variés et pas toujours forcément alignés ou cohérents. Prenons l’exemple de Michelin qui a annoncé des licenciements en 2013. Pour les analystes boursiers, la perception a été bonne et la réputation de l’entreprise rehaussée d’autant. Pour les médias, les syndicats ou l’opinion publique, la perception a été négative et la réputation impactée d’autant. Il faut désormais comprendre que la somme de la réputation ne se réduit plus seulement aux aspects financiers et sociaux et qu’elle ne procède pas d’une rigueur mathématique imparable.

D’ailleurs, Michelin l’a très bien compris. L’entreprise a su faire évoluer son territoire d’expression en lien avec son cœur de business pour alimenter plus substantiellement et concrètement sa réputation. Elle agit et communique en particulier sur l’empreinte environnementale de ses produits, sur la durabilité de ses pneus, de leurs performances en matière de sécurité ou de consommation de carburant, etc. Du coup, l’opinion est aussi exposée à ces aspects et modifie de fait sa perception de l’entreprise.

Quels risques potentiels voyez-vous pour la réputation corporate (qu’il s’agisse de marque employeur, d’acceptabilité sociétale d’une activité ou de confiance dans les produits et les services de l’entreprise) des acteurs qui s’entêtent à mettre en place (y compris sur le digital) des dispositifs uniquement basés sur les messages incantatoires et/ou le marketing ludique ou qui n’hésitent pas parfois à revendiquer des positionnements qui s’avèrent parfois être des tricheries comme par exemple l’affaire Volkswagen où le constructeur allemand s’efforçait de nourrir une image de « diesel propre » alors qu’il truquait les réelles émissions de gaz polluants de ses véhicules ?

Zarader - TotalRobert Zarader : Les risques réputationnels sont inhérents à la communication, surtout lorsqu’une crise éclate. Cependant, il faut être pragmatique. Vous me parlez de l’affaire Volkswagen. La réputation est effectivement altérée depuis que le système de triche a été éventé. La dynamique réputationnelle de l’entreprise est-elle pour autant totalement réduite à néant ? Ce n’est pas si sûr surtout si le dossier se conclut au final par une énorme amende aux USA. Mais ailleurs dans le monde, Volkswagen ne subit pas les mêmes impacts.

La réputation n’est pas une science exacte. Je vais vous citer deux exemples. Le premier est le groupe Total. Voilà une entreprise qui a collectionné les catastrophes comme AZF, le naufrage de l’Erika et la pollution qui en a résulté, etc. Malgré les tentatives de boycott, les critiques sévères et les attaques diverses, Total a paradoxalement gardé une image attractive en termes d’emploi et de carrière, notamment pour les ingénieurs. Cela peut sembler cynique mais l’opinion comprend en même temps que l’essence même des activités de Total présente un risque de pollution. Comme pour n’importe quel pétrolier d’ailleurs. En revanche, Orange a paradoxalement nettement plus souffert de la vague des suicides qui a endeuillé l’entreprise entre 2008 et 2009. Pourquoi ? Parce que la force de la réputation de l’entreprise résidait dans ses hommes qui en reliaient d’autres grâce aux systèmes de télécommunications. Et voilà maintenant que des salariés meurent « à cause » de cette entreprise. Le décalage d’image induit était devenu tellement brutal qu’il a sérieusement endommagé l’image d’Orange.

La réputation n’est pas un mètre-étalon mais la résultante complexe, subtile, subjective, évolutive d’un contexte historique, temporel, culturel, géographique, voire d’autres critères. Attention aux hit-parades de la réputation qui sont régulièrement édités. Plus les opinions sont variées envers une entreprise, plus la réputation est volatile et à risque.

L’adoption massive des médias sociaux et l’explosion de la publication de contenus ont notamment eu pour conséquence d’accroître le niveau de connaissance et d’exigence de l’opinion publique en matière de transparence et d’engagement sociétal des entreprises. Si pendant longtemps, la RSE a essentiellement été un vernis pour verdir la réputation, elle constitue désormais un axe stratégique essentiel. Pour vous qui accompagnez plusieurs grandes sociétés sur ce terrain, quels sont les prérequis indispensables pour une stratégie efficace et quels bénéfices espérer en retour ?

Robert Zarader : A mes yeux, le premier prérequis est l’évaluation grâce à des référentiels de mesure comme ceux développés par exemple par Vigeo ou PricewaterhouseCoopers. Il est indispensable de pouvoir objectiver et mesurer les actions accomplis, savoir si les objectifs sont atteints ou si des écarts persistent. Sans ce socle, on risque de parler dans le vide. Ensuite, un projet de responsabilité sociétale d’entreprise doit être intrinsèquement articulé avec le projet de l’entreprise. Sinon, cela se résume à un cataplasme sur une jambe de bois. Autrement dit, les employés, la recherche & développement, le prix de revient des produits, etc doivent être partie intégrante d’un projet de RSE. Sinon, ce n’est pas crédible. Enfin, la RSE n’a de sens que si elle s’inscrit dans un contexte et un mouvement national ou international, avec des règles du jeu qui obligent à s’améliorer. La récente COP21 a bien montré que beaucoup d’entreprises avaient saisi l’enjeu même s’il subsiste çà et là encore quelques accrocs.

Au début de 2014 lors d’une interview accordée au Figaro Magazine, vous aviez déclaré qu’en fin de compte, « on n’a rien fait de mieux en com que La Société du spectacle ». Pensez-vous que l’entertainment (au sens anglo-saxon du terme) demeure encore une option communicante viable à l’heure où le corps sociétal entend savoir la réalité des faits et faire valoir ses opinions envers les marques et les entreprises et qu’il ne se contente plus seulement de divertissement. Dans le contexte de défiance sociétale que nous connaissons, croyez-vous que le spectacle puisse être un levier efficace pour communiquer avec des publics ?

Zarader - CSR CycleRobert Zarader : Lorsque je parle de société du spectacle, je fais référence à l’ouvrage éponyme du philosophe Guy Debord qui a connu un fort retentissement en France après les événements de mai 68. Cet ouvrage dissèque avec acuité les mécanismes de la société moderne de consommation. Il montre que le monde est devenu une accumulation d’images qui déterminent le reste. Aujourd’hui encore, cette pensée demeure forte d’autant que l’inflation d’images est montée d’un cran. Mais je ne dis pas que c’est un levier à privilégier à tout prix. D’ailleurs, cette augmentation des images nous pousse à développer des anticorps pour faire une analogie avec la biologie. Regardez le succès du fact-checking, des bloqueurs de publicité. Des résistances nouvelles apparaissent face au trop-plein d’image. Il n’en demeure pas moins que des notions comme l’envie, le désir, l’utopie sont de véritables moteurs pour fonder une communication et la partager. Mais avec pertinence et pondération !

Vous êtes notoirement connu pour avoir une sensibilité plutôt à gauche et être par ailleurs un ami proche de longue date de François Hollande avec lequel vous échangez régulièrement. Le microcosme médiatique vous prête d’ailleurs une influence avérée même si vous n’avez jamais figuré dans l’organigramme des communicants de l’Elysée. Comment jugez-vous la communication présidentielle depuis « l’homme normal » de mai 2012 à celui qui a dû endosser les habits de chef de guerre en 2015 après les attentats de janvier et novembre à Paris ? A vos yeux, quels sont les points forts à retenir et capitaliser et les séquences faibles ou ratées ?

Zarader - Macron busRobert Zarader : D’emblée, je vous réponds que réduire la politique à la communication politique est une erreur. De même pour les sondages. En réalité, le problème que les politiques (ceux qui sont au pouvoir comme ceux qui sont dans l’opposition), ont avec la communication, réside dans un triptyque : être capable de formuler un diagnostic partagé, montrer qu’on se met en mouvement et indiquer clairement où l’on veut aller. Or, aujourd’hui, très peu de politiques sont capables de réunir les trois conditions dans leur communication. Soit ils n’assument pas le diagnostic, soit ils se contentent d’être en mouvement, soit ils n’ont pas de vision. La difficulté de ce quinquennat tient sûrement au fait qu’au début, le gouvernement n’a pas assez donné le sentiment qu’il était en mouvement alors qu’il faisait pourtant des choses.

De même, l’opinion a globalement eu des difficultés à comprendre le sens des actions même si je note une évolution depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au sein du gouvernement. Certains l’ont moqué lorsqu’il a parlé de dossiers comme le travail du dimanche, le développement des transports en autobus, celui des VTC face aux taxis ou encore la réforme du statut des notaires. On peut être ou ne pas être d’accord sur les propositions. En revanche, il a le mérite de parler de micro-politique plutôt que de macro où personne ne comprend vraiment la finalité. En termes de communication, c’est très concret et ancré dans le quotidien des citoyens. C’est d’ailleurs tout le problème de la société française encore régie par une monde très technocrate qui a une telle distance d’avec la réalité que celui-ci nourrit une image distordue et pas vraiment au fait des attentes de l’opinion. Enfin, l’autre difficulté réside également dans le temps politique. Entre la prise de décision et sa mise en application, il s’écoule souvent 18 mois, le temps que tous les organismes parlementaires soient consultés. Vous en connaissez beaucoup des entreprises qui ont un temps de latence aussi long ? Ce n’est donc pas seulement une difficulté de communication !

Lorsque François Hollande vous a remis la Légion d’Honneur en février 2015, celui-ci a déclaré à votre endroit : « Vous êtes un homme d’idées. C’est ce qu’il y a de plus rare, les idées. D’abord parce que tout le monde pense en avoir. Ce qu’il convient de faire, c’est de chercher la nouvelle idée ». Vers quoi devrait idéalement évoluer la communication qui aujourd’hui fait l’objet d’une défiance forte (pour ne pas dire procès d’intention) de la part des citoyens comme des journalistes et qui a même tendance à rendre suspect le métier de communicant quel que soit son domaine d’activité (politique, entreprise, institution, etc) ?

Zarader - Einstein 2020Robert Zarader : Je vais vous faire une tautologie mais le monde a toujours avancé avec des idées ! Avoir des idées est évidemment essentiel. Pour autant, j’établis un distinguo entre l’idée et l’invention. L’idée se nourrit du travail et du débat. Or, on manque cruellement de débat dans notre société actuelle. Aujourd’hui, on ne débat plus. On campe sur des positions et on assène comme par exemple Eric Zemmour et Thomas Piketty. On ne cherche plus à donner du sens en confrontant intelligemment les idées. Qui sont ceux qui incarnent les Sartre, Aron ou Revel du 21ème siècle ? La communication pourrait aider effectivement à créer les conditions du débat et non pas les conditions de la domination d’une pensée. Sauf qu’actuellement, on accepte mal la divergence et on est vite catalogué si l’on est ainsi. Chacun campe sans qualité sur ses opinions. C’est devenu le « Vieux Campeur » des idées ! Pourtant même cette belle enseigne a su se régénérer avec de nouvelles idées !

Si vous aviez un seul conseil à donner à un communicant d’aujourd’hui, quel serait-il et pourquoi ?

Robert Zarader : N’avoir jamais aucun point de vue mais tous les points de vue ! Attention à ne pas se méprendre sur mon propos ! Je ne suis pas en train de dire qu’il faille être incolore. Un bon communicant d’aujourd’hui est celui qui a la capacité de changer d’angle de vue et d’identifier le bon. Pas bon au sens « meilleur » du terme mais celui qui est adapté au contexte donné pour faire avancer les choses. Pour agir et communiquer, il faut analyser, débattre, faire l’expérience. Il faut être en quelque sorte le Zelig de Woody Allen. Ce personnage fantasque était capable de prendre les traits de son interlocuteur pour se réinventer lui-même. La communication figée, c’est terminé !



Un commentaire sur “Robert Zarader : « Plus les opinions sont variées envers une entreprise, plus la réputation est volatile et à risque »

  1. Yves  - 

    J’ai aimé ce que vous avez dit à propos de la communication surtout les effets du « silence marketing ». L’évolution des média nous a fait entrer dans un nouvel ère, la communication est une arme sophistiquée pour les PME et le grandes boîte. En tout cas, ça fait réfléchir.

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