Woke washing : Doit-on redouter un nouveau green washing dans la communication des marques et des entreprises ?

Dans le sillage du mouvement Black Lives Matter et des manifestations antiracistes en Europe et en Amérique du Nord, nombre de marques ont publiquement pris position contre la discrimination raciale à travers des actes concrets mais aussi des paroles plutôt incantatoires et du marketing maquillé pas toujours de bon aloi. Bien que les entreprises soient clairement attendues sur les questions sociétales, l’opportunisme et les faux-nez ne sont jamais bien loin. Allons-nous entrer dans l’ère du woke washing ?

C’est peu de dire que la mort de George Floyd a suscité un tsunami de protestations contre la ségrégation souvent imposée aux communautés noires. A tel point que le groupe Mars, propriétaire de la célèbre marque Uncle Ben’s, songe très sérieusement à se débarrasser de la bobine conviviale de son effigie qui a pourtant accompagné la toute première marque de riz au monde depuis les années 30. A l’aune des contestations antiracistes, Uncle Ben’s incarne désormais la résurgence d’un passé esclavagiste dans les Etats du Sud. Sitôt l’effet d’annonce passé, d’autres marques se sont engouffrées de diverses manières dans le débat antiraciste mais non sans déclencher parfois des grincements de dent et des critiques cinglantes. Entre activisme des marques et mercantilisme opportuniste, les marques et les entreprises marchent sur le fil du rasoir.

Un engouement sans précédent

S’il était jusqu’alors l’apanage de quelques acteurs historiques comme Ben & Jerry’s, Starbucks ou encore Patagonia, l’engagement sociétal et politique des marques a connu une accélération phénoménale depuis l’affaire George Floyd. L’équipementier sportif Adidas a par exemple annoncé que dorénavant, 30% des recrutements en son sein seront réservés aux communautés afro-américaines et latinos. Netflix a débloqué 120 millions de dollars à destination d’universités majoritairement fréquentées par des étudiants noirs. Le fabricant de jouet Lego a versé de son côté 4 millions de dollars à des ONG qui militent pour la tolérance auprès des enfants.

Notoirement engagé depuis plusieurs années sur le sujet de la discrimination des Noirs, Nike n’a pas été en reste. Dans la droite ligne de sa campagne de 2018 avec le joueur de foot américain et symbole de la lutte antiraciste, Colin Kaepernick, la marque au swosh a tapé du poing sur les réseaux sociaux pour mobiliser les antiracistes. La société de livraison de repas à domicile, Uber Eats, a fait encore plus fort. Son PDG Dara Khosrowshahi a décidé que tous les restaurants tenus par des afro-américains aux USA et au Canada seront exemptés de frais de livraison. Et l’on pourrait continuer ainsi d’égrener la liste tellement celle-ci regorge d’actions mais aussi de paroles et de décisions plus ou moins pertinentes et crédibles.

S’engager mais pourquoi ?

Que penser en effet de cette course à l’échalotte entre entreprises et marques sur une si cruciale question sociétale ? Devraient-elles soigneusement se tenir à l’écart des polémiques ou au contraire envoyer des signaux concrets pour affirmer leur réputation et prendre leur part dans des enjeux qui préoccupent la société en général ? La question peut effectivement se poser tant cette culture de l’engagement des entreprises reste encore à l’heure d’aujourd’hui un phénomène très anglo-saxon même si l’on voit poindre des choses similaires en Europe, notamment sur les thématiques environnementales. Politologue franco-américaine, Nicole Bacharan confirme ce tropisme nord-américain (1) : « C’est la grande tradition du capitalisme américain. Le monde du business n’a jamais eu de complexe lorsqu’il s’agit de récupérer une cause pour améliorer l’image de l’entreprise. Leurs patrons n’y voient que de bonnes retombées, susceptibles de plaire à l’opinion ».

Pour autant, il devient de plus en plus hasardeux pour une marque de se recroqueviller dans un mutisme précautionneux. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la tectonique sociétale n’a jamais connu autant de soubresauts ces dernières années. Et les marques s’y retrouvent de plus en plus interpelées même si c’est à leur corps défendant. Aux yeux de Jeremy Ghez, professeur associé d’économie et d’affaires internationales à HEC, trois raisons concourent à faire sortir les marques de leur bulle : « La première est pour protéger leur réputation : il leur est devenu impossible de rester comme avant. La deuxième est liée aux ressources humaines : la génération qui vient est attirée par les valeurs de l’entreprise. Pour attirer les talents et les garder, dans un monde concurrentiel, il faut donc évoluer pour séduire les jeunes et leur montrer que l’entreprise défend leurs valeurs. La troisième raison, moins tangible, vise à créer une valeur partagée. Autrement dit, l’entreprise, qui existe dans une société et un écosystème, n’a aucun intérêt à voir celui-ci pourrir de l’intérieur. Cela limiterait sa prospérité. Il faut donc intégrer ces différences culturelles, sans quoi les divisions risquent de s’accroître et parasiter le développement économique ».

Les salariés sont aussi à la manœuvre

Philanthropie ou pas, on l’aura compris, l’esquive est par conséquent de moins en moins une option possible. Et contrairement à certaines idées reçues, la pression ne provient pas forcément et systématiquement de l’externe. Les collaborateurs sont de manière croissante des aiguillons envers leur top management. C’est un des enseignements forts que révèle l’édition 2019 du Trust Barometer de l’agence de communication Edelman. Plus des trois quarts (76 %) des personnes interrogées déclarent qu’elles souhaitent que leur PDG prenne l’initiative du changement, plutôt que d’attendre que le gouvernement ne l’impose. 73 % estiment que les entreprises peuvent mettre en place des mesures pour améliorer à la fois leur rentabilité et les conditions économiques et sociales où elles opèrent. Les salariés s’attendent en outre à ce que des employeurs se joignent activement à eux pour défendre les causes sociales (67 %). Les entreprises qui le font sont récompensées par un engagement plus important (83 %), plus de mobilisation (78 %) et de loyauté (74 %) de la part de leurs employés. « On assiste à l’émergence d’un nouveau contrat entre le salarié et l’employeur, que nous appelons la Confiance au travail » (3) déclare Richard Edelman, PDG de l’agence éponyme.

Dans le cas contraire, les salariés se privent de moins en moins pour faire entendre leurs vues, voire exprimer publiquement leurs désaccords avec le comportement de leur entreprise. Facebook vient d’en faire la récente expérience. Au départ, il est question de deux tweets extrêmement polémiques émis par Donald Trump. Twitter étiquette alors le premier comme mensonger et le deuxième comme une incitation à la violence. Confronté au même problème, Mark Zuckerberg préfère néanmoins s’abstenir. Il n’en faut pas plus pour déclencher en interne une vague de protestations contre l’absence de messages d’avertissement à l’instar de ce que pratique Twitter. La fronde devient rapidement publique, en particulier par la voix de Ryan Freitas, directeur du design pour le fil d’infos de Facebook qui tweete (4) : « Mark a tort, et je vais m’efforcer de le faire changer d’avis en faisant beaucoup de bruit ».

Deux semaines de charivari interne et public seront encore nécessaires pour que le réseau social se décide enfin à durcir ses règles de modération. Il faut dire que le concert de critiques a été rejoint entretemps par Unilever, Coca-Cola et d’autres gros annonceurs qui ont suspendu leurs dépenses publicitaires sur la plateforme !

(Photo by Chip Somodevilla/Getty Images)

Des marques très scrutées … et aux aguets

Cette pression des marques est d’ailleurs symptomatique. Derrière ce choix de couper temporairement les budgets dépensés sur Facebook, existe une préoccupation majeure : éviter que les marques ne se retrouvent à leur insu sur des pages et des groupes prônant la violence, le racisme et le sexisme. Ceci d’autant plus qu’elles sont régulièrement taclées sur le sujet par un collectif comme celui de Sleeping Giants. Ces militants scrutent en permanence les réseaux sociaux avec comme objectif de lutter contre le financement des discours de haine sur Internet et dans les médias. S’attaquer aux publicités faites par les marques fait évidemment partie de l’attirail.

Mais au-delà de cet activisme spécifique, les marques doivent également faire face à des consommateurs de plus en plus avertis et exigeants. Là encore, le Trust Barometer d’Edelman note que 64% de ces derniers choisissent leurs produits en fonction du point de vue des marques sur des questions sociétales. Une tendance qui ne cesse de se consolider à mesure que les années passent bien que les clients demeurent aussi et encore paradoxaux dans leurs achats. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre l’exemple d’Amazon.

Le commerçant électronique est loin d’être un parangon de vertu et de respect des employés dans ses entrepôts. Il fait régulièrement l’objet d’attaques virulentes, y compris en interne où les salariés regimbent comme Tim Bray, ingénieur et vice-président de la division cloud computing d’Amazon qui a volontairement démissionné en mai pour contester la politique sanitaire de l’entreprise face au coronavirus. Une telle posture devrait en effet dissuader de continuer à acheter sur Amazon. Et pourtant, la plateforme ne s’est jamais aussi bien portée financièrement parlant. Pas le genre de la maison à s’excuser même si le site s’est orné par ailleurs d’une bannière « Black Lives Matter » et a valu à Jeff Bezos, une bordée de courriels d’insultes de clients racistes.

Ambivalence et suivisme

A ce titre, le cas d’Amazon est intéressant. Le géant de Seattle n’a pas hésité une seconde fois à rejoindre les rangs des protestataires à la suite de l’arrestation mortelle de George Floyd. A son enceinte vocale Alexa, l’entreprise fait dire la chose suivante lorsqu’une question concerne le mouvement Black Lives Matter (5) : « Les vies noires comptent. Je crois en l’égalité raciale. Je suis solidaire de la communauté noire dans son combat contre le racisme systémique et l’injustice ». On ne saurait être effectivement plus clair en termes de soutien. Or, c’est précisément là que l’engagement des marques est empreint d’ambivalences encombrantes et se borne souvent à l’expression de pieuses paroles mais plus rarement d’actes effectifs. Selon le rapport annuel d’Amazon (6), l’entreprise compte aux Etats-Unis, 34,7% de salariés blancs contre 26,5% de salariés noirs qu’on retrouve avant tout parmi les salaires les plus bas dans les entrepôts. Paradoxal non ?

Amazon est loin d’être la seule société percluse de tels décalages entre les discours et les actions. Universitaire spécialisée en marketing, Nathalie Veg-Sala a une explication (6) : « Il suffit qu’une marque se positionne et occupe l’espace médiatique pour que ses concurrents lui emboîtent le pas. Cela n’empêche pas de réels changements. Mais dans ce cas, les entreprises concernées n’attendent pas ce genre d’événement pour s’engager. Le reste relève plutôt de l’opportunisme ». Et c’est là tout le nœud du problème. Les entreprises durablement et concrètement engagées ne risquent-elles pas à terme de voir leurs efforts et leur image brouillés à cause de marques suiveuses qui surfent momentanément sur l’air du temps et avec des visées nettement plus pécuniaires.

Le woke washing affleure

A l’instar de certaines grosses entreprises pétrolières qui avaient délibérément verdi leur discours pour augmenter leur acceptabilité sociale sans pour autant passer à l’acte sur le terrain (d’où le terme de green washing qui s’en est ensuivi), les causes sociétales ne sont pas non plus à l’abri de récupérations mercantiles du même acabit. Un nouveau vocable est même apparu pour qualifier ce phénomène : le woke washing. Le terme de « woke » provient de l’argot afro-américain qui signifie littéralement « être éveillé » et conscient des injustices sociales. C’est la chanteuse noire américaine Erykah Badu qui a popularisé l’expression en soutien au groupe de rock féministe, les Pussy Riots. Chez les marketeurs et communicants toujours friands de nouveaux concepts, on ne parle pas en revanche de woke washing mais de « purpose marketing ». Autrement dit, il s’agit d’engager sa marque dans la défense d’une cause sociétale et inciter ses consommateurs à la soutenir par l’achat du produit.

Inéluctablement (et avant la vague Black Lives Matter), les premières dérives sont survenues. En mai 2019, la marque de textile et de vêtements sportswear Lacoste s’est par exemple joliment pris les pieds dans le tapis avec son opération « Save Our Species ». Celle-ci consistait en une édition limitée de 10 polos où le crocodile emblématique de la marque était remplacé par des espèces en voie de disparition. Les internautes ont aussitôt réagi avec virulence en signalant que le site officiel de Lacoste continuait lui, à vendre des gants et des sacs en cuir animal. Dans un registre similaire, la marque automobile Audi s’est fait bousculer lors de la finale du Super Bowl en 2017. Dans un clip spécialement tourné pour la circonstance, elle affichait son engagement pour l’égalité des salaires entre hommes et femmes avant qu’elle ne soit vite épinglée publiquement sur le fait que son comité de direction n’incluait que deux femmes sur 14 membres.

Stop à la cannibalisation marketing !

S’il est évidemment souhaitable de voir marques et entreprises apporter leur contribution aux enjeux sociétaux qui ne manquent pas, il est en revanche indispensable que cesse la cannibalisation marketing à outrance qui tente de rebondir obséquieusement pour s’acheter une vertu et opérer au passage un bon coup d’image à peu de frais. Décréter un engagement pour une cause ne s’improvise pas au gré des débats médiatiques. Outre le fait d’être vite assimilée à une vile récupération, une marque peut également subir des retours de bâton préjudiciables à force de vouloir faire le « bon élève ». C’est par exemple ce qui est arrivé à L’Oréal le 27 juin. Le groupe cosmétique a annoncé son intention de supprimer les mentions « blanc, blanchissant et clair » apposées sur des produits de beauté vendus en Inde et en Asie du Sud-Est. La riposte a été immédiate entre ceux qui y ont vu une opération commerciale excessivement opportuniste et d’autres issus de la mouvance de la droite extrême, un racisme … anti-blanc !

Pour une marque, s’engager dans une cause suppose de respecter des fondamentaux incontournables. Cela passe d’abord par une introspection poussée en interne pour circonscrire avec pertinence les domaines où la marque dispose à la fois d’une légitimité avérée et d’un impact réel. Ce premier niveau d’exigence doit impérativement s’accompagner d’un second : la durabilité de l’engagement au lieu des agitations « one shot » ou pire des paroles incantatoires qui s’évaporent faute d’activation concrète derrière. Si Ben & Jerry’s est crédible dans son activisme contre les injustices sociales, c’est que d’emblée la marque a été bâtie dans cette perspective par ses deux fondateurs. La vraie entreprise (ou marque) engagée est celle qui avance avec des faits et des résultats sur le terrain plutôt que des gesticulations dictées par la mode ou la pression médiatique.

Lors des Cannes Lions de 2019, Alan Jope, PDG d’Unilever (photo ci-dessous) a mis en garde sur les risques du woke washing. Si tout ne devient que campagnes de communication s’arrogeant ponctuellement des causes sociétales, environnementales et sociales pour gagner en vertu et en attrait, c’est mettre en péril la confiance des consommateurs. Lesquels sont de surcroît de plus en plus affûtés et peu disposés à se faire endormir pour accorder leurs faveurs. C’est également prendre le risque de fractures en interne. Les GAFA en savent quelque chose, eux qui se sont fait rappeler à l’ordre par des salariés à force de faire le grand écart entre ce qui est dit et affiché et ce qui est réellement pratiqué. Le woke washing ne doit pas venir polluer l’authenticité de ceux qui s’engagent vraiment pour faire progresser les choses et pas juste cyniquement les subvertir à des fins commerciales.

Sources

– (1) – Thomas Rabino – « Netflix, Reebok, Google… Après la mort de George Floyd, les marques font de l’antiracisme un outil marketing » – Marianne – 10 juin 2020
– (2) – Wladimir Garcin-Berson – « Uncle Ben’s, Banania… Quand la peur guide la stratégie marketing des entreprises » – Le Figaro – 25 juin 2020
– (3) – « Un phénomène nouveau : l’émergence de « mon employeur » come figure digne de confiance – Blog de l’agence Edelman
– (4) – Alexandre Piquard – « Des employés de Facebook jugent Mark Zuckerberg trop clément avec Donald Trump » – Le Monde – 1er juin 2020
– (5) – Rachel Lerman – « From wake word to woke word: Siri and Alexa tell you black lives matter, but tech still has a diversity problem » – The Washington Post – 11 juin 2020
– (6) – Thomas Rabino – « Netflix, Reebok, Google… Après la mort de George Floyd, les marques font de l’antiracisme un outil marketing » – Marianne – 10 juin 2020