Activisme des marques : axe crédible de communication ou opportunisme déplacé ?

Début septembre, Nike a détonné dans l’univers souvent policé de la communication sportive. La marque au swosh a en effet choisi comme égérie de sa nouvelle campagne, le footballeur américain Colin Kaepernick. Le même qui avait mis un genou à terre pendant l’hymne national en guise de protestation contre les violences policières envers les populations noires. Ce qui avait déclenché illico des tweets furibards et indignés de Donald Trump et ravivé les débats sur la ségrégation raciale aux USA. Pour autant, une marque peut-elle se faire le porte-drapeau d’une cause sans être taxée de récupération opportuniste, voire de « brainwashing » communicant ? La question mérite d’être posée à l’heure où le regard des citoyens-consommateurs posé sur les marques évolue nettement.

Associer et engager une marque au service d’une cause sociétale potentiellement clivante est une idée qui aurait certainement fait se dresser les cheveux sur la tête de multiples communicants et marketeurs il y a encore quelques années. Hormis des marques atypiques comme Patagonia et Ben & Jerry’s qui ont originellement couplé leur ADN d’entreprise avec des prises de position tranchées sur de thèmes d’intérêt public, peu d’acteurs se risquaient à afficher des convictions politiques, sociales, environnementales de crainte de faire fuir leurs consommateurs et faire péricliter leurs affaires. D’aucuns contournaient le sujet en établissant des partenariats avec des ONG ou des célébrités notoirement engagées mais souvent de façon ponctuelle et micro-ciblée pour éviter des effets boomerang. Bien qu’en France, les marques restent globalement encore frileuses ou mesurées, elles hésitent de moins en moins aux Etats-Unis à s’impliquer dans des débats qui dépassent le simple marketing. Est-ce pertinent et légitime ?

Le cas emblématique de Nike/Colin Kaepernick

Pour célébrer les 30 ans de sa signature mondialement connue « Just Do It », Nike a décidé de mettre les pieds dans le plat. C’est le moins qu’on puisse dire ! Parmi la brochette de sportifs élus pour incarner la nouvelle campagne, l’équipementier sportif a inclus Colin Kaepernick. Si son nom et son visage ne sont guère notoires Outre-Atlantique, c’est totalement le contraire qui prévaut aux Etats-Unis. En 2016 alors que la saison de football américain touchait à sa fin, l’ancien quart-arrière des 49ers de San Francisco s’est agenouillé sur la pelouse tandis que retentissait le « Star-Spangled Banner », l’hymne national joué à chaque début de rencontre. Par ce geste, Colin Kaepernick entendait marquer sa contestation contre les excès de violence de la police qui frappent plus souvent qu’à leur tour les communautés noires. Imité par d’autres joueurs, Colin Kaepernick se voit aussitôt admonesté par une déclaration rageuse et sans filtre de Donald Trump : « Sortez ce fils de pute du terrain. Dehors, il est viré. Il est viré ».

Si l’athlète a contribué à susciter le débat médiatique, il a aussi ruiné sa carrière puisqu’il n’a plus retrouvé de club où évoluer depuis son coup d’éclat symbolique. Il est également en procès avec la NFL (Ligue nationale de football US) qu’il accuse de collusion pour l’exclure des terrains. Enfin, la plupart de ses sponsors ont pris leurs distances. Excepté une marque avec laquelle il est sous contrat depuis 2011 : Nike. Ce n’est pas la première fois que la marque à la virgule reste fidèle. Lors des déboires conjugaux et professionnels du golfeur Tiger Woods, elle avait maintenu la relation contractuelle en dépit d’une pression médiatique calamiteuse pour le champion des greens. C’est donc fort logiquement que Colin Kaepernick devient l’un des visages du 30e anniversaire du slogan « Just do it » aux côtés de la tenniswoman au caractère bien trempé, Serena Williams et du basketteur mythique de la NBA, LeBron James.

Chaud bouillant devant !

En invitant Colin Kaepernick dans son casting, la marque est pleinement consciente de la polémique qui risque de s’ensuivre. Interviewé par la chaîne sportive ESPN, Gino Finasotti, vice-président Brand Marketing de Nike, assume sans fléchir (1) : « Nous croyons que Colin est l’un des sportifs les plus charismatiques de sa génération qui utilise la puissance du sport pour faire bouger le monde ». De fait, le sportif controversé donne le coup d’envoi le 3 septembre depuis son compte Twitter avec sa photo en gros plan et une citation percutante : « Croyez dans quelque chose. Même si cela signifie tout sacrifier ». L’effet est immédiat et les réactions virulentes. Sur les réseaux sociaux, des consommateurs publient des vidéos où ils brûlent leurs chaussures estampillées Nike. 60 % des commentaires sont hostiles (2). Donald Trump en rajoute évidemment une louche acerbe. Pour finir, le cours de l’entreprise chute de 3 % en une journée.

Devant une telle flambée négative, beaucoup de dirigeants auraient probablement reculé, fait amende honorable ou annulé la suite de la campagne. Pas chez Nike ! La marque maintient la diffusion de son film intitulé « Dream Crazy » qui s’attaque ouvertement aux conventions et aux stéréotypes sociaux, le tout avec la voix off de Colin Kaepernick. Et le moins qu’on puisse dire est que le pari est gagné ! Directeur de création à l’agence canadienne Rethink, Xavier Blais observe que Nike cumulait déjà plus de 50 millions de dollars de visibilité médiatique gratuite dans les 48 heures précédentes (3). Dans son éditorial du 10 septembre, la journaliste spécialisée communication et marketing Geneviève Petit relevait que (4) « les ventes en ligne ont progressé de 31 % (vs 17%) ». Pour autant, il serait réducteur de ne s’arrêter qu’au succès commercial de l’opération. L’activisme de marque dont Nike a fait preuve s’inscrit dans une stratégie intrinsèque à la vision de l’entreprise. Ce que rappelle avec justesse Xavier Blais (5) : « L’initiative de Nike est très en phase avec son ethos, de vouloir apporter l’inspiration aux athlètes, tout en contribuant positivement dans les communautés où elle opère. Traditionnellement, Nike ne s’est jamais vraiment trompée dans ses commandites et s’est souvent immiscée dans la controverse. Rappelons qu’elle n’a jamais abandonné le golfeur Tiger Woods alors que tout le monde le faisait.».

Etre légitime pour s’engager

C’est dans cette persistance assumée à entretenir un lien fort avec les communautés qui aiment et utilisent ses produits que Nike a puisé sa légitimité à exprimer une voix engagée sur le problème de la ségrégation raciale. Ceci d’autant plus que nombre de ses consommateurs sont issus des communautés noires et immigrées aux Etats-Unis. Dès lors, il n’y a pas de hiatus préjudiciable, ni de récupération abusive sur le dos d’une cause sociétale. Autre point à noter (probablement plus culturellement américain mais important à comprendre) : depuis l’élection de Trump, les marques se positionnent de plus en plus sur les questions de société. Adidas, le concurrent direct de Nike, a comme égérie (parmi d’autres) le rappeur Kanye West qui n’a jamais fait mystère de ses sympathies pro-Trump. Chez Under Armour, c’est le directeur général lui-même, Kevin Plank qui affiche une grande proximité avec le président des Etats-Unis.

Cet engagement s’avère de plus en plus récurrent au fil des ans, ceci dans quasiment tous les secteurs d’activité même s’il demeure encore essentiellement plutôt d’imprégnation anglo-saxonne. L’an passé, Starbucks avait ainsi annoncé l’embauche de quelque 10 000 réfugiés dans le monde dans les cinq prochaines années, en signe de désapprobation du décret anti-immigration signé par Donald Trump. Quelques mois plus tard, la marque textile Patagonia taclait publiquement le président américain pour son projet de restreindre la surface d’espaces naturels protégées dans l’Utah d’environ deux millions d’hectares. Autre exemple qui souligne l’amplitude de cette tendance de marque activiste : Apple. Depuis son coming-out à propos de son homosexualité, Tim Cook, le président de la marque à la pomme, a fait de son entreprise un soutien de poids pour l’Equality Act, une loi protégeant la communauté LGBT contre les agressions et la discrimination. A contrario, les marques silencieuses ou se cantonnant discrètement à l’écart des débats qui traversent la société peuvent parfois se retrouver embarquées à leur insu en étant accusées de soutenir telle ou telle cause alors que ce n’est pas le cas. D’où la nécessité pour les communicants de commencer à repenser la sphère d’influence d’une marque au-delà de son objectif marketing et commercial.

Des prises de position attendues

Autrement dit, il va s’agir désormais de dépasser l’aspect purement mercantile (même si le business demeure de toute évidence le moteur) pour intégrer à la marque des dimensions supplémentaires signifiantes et inspirantes. Ce challenge est loin d’être une lubie utopiste ou une vue de l’esprit d’un communicant hippie ! En 2017, une étude d’Opinion Way pour Havas Paris et Paris Retail Week avait mis en évidence que l’utilité économique et sociale de l’entreprise est devenue un critère nettement plus scruté par les citoyens-consommateurs. 79% pensent que les entreprises ont le devoir d’agir pour la société et 64% que c’est une bonne chose qu’elles prennent part au débat public pour défendre les valeurs auxquelles elles croient (6). Présidente du cabinet canadien de conseil marketing Cohésion Stratégies, Cristiane Bourbonnais confirme l’émergence de cette tendance (7) : « Nous entrons dans une ère où les marques devront développer leur propre registre pour défendre une position, voire leurs valeurs. Il ne s’agit pas de défendre n’importe quelle cause afin de s’attirer du capital de sympathie. Il faut trouver un engagement social lié à la nature de l’entreprise. La prise de position exige sincérité, engagement, légitimité et intime connaissance de cause ».

C’est là où réside toute la difficulté de l’exercice pour la marque et l’entreprise qui la produit. Une difficulté qui confine parfois à une quadrature bien insoluble tant les entreprises (surtout si elles sont grosses et connues) sont l’objet d’une grande défiance par le corps sociétal mais aussi les médias et bien évidemment les multiples ONG qui ferraillent continuellement contre elles pour dénoncer leurs contradictions ou pire leurs manipulations ou mensonges. Soyons lucide et honnête. La tentation de récupération à vil prix ou le lavage de cerveau façon lessivier restent des réflexes encore vigoureux chez certains professionnels. C’est le cas par exemple de la marque automobile allemande Audi qui s’est fait pincer en flagrant délit d’incohérence. En 2017, durant la finale du Super Bowl, la marque aux anneaux avait diffusé un film pour promouvoir l’équité des genres en termes de carrière professionnelle et de salaires. Problème : Audi n’était pas vraiment raccord entre ses intentions déclaratives et ses pratiques au quotidien. Ce qui lui a valu une bordée de critiques mordantes sur YouTube où le film était posté avec quasiment 35 000 pouces baissés contre à peine 3000 levés (8) et des commentaires très précis comme le fait qu’aucune femme ne siège au comité de direction du constructeur automobile ! On ne s’improvise pas supporter d’une cause sans allier paroles et actes.

D’abord se poser les bonnes questions

On l’aura donc compris. Le moindre faux pas ne sera pas toléré et sera source d’effets inverses à ceux recherchés par la marque. Si Nike apparaît comme crédible dans son engagement contre la ségrégation raciale, c’est parce que la marque soutient depuis des décennies des athlètes de toutes origines et conditions sociales. Faire de Colin Kaepernick son porte-voix s’inscrit donc un schéma cohérent et tangible aux yeux des consommateurs comme des observateurs. Même si Nike n’est pas forcément irréprochable sur d’autres aspects comme le pointe Yonnel Poivre – Le Lohé, auteur du respecté blog de la Communication responsable. Dans un récent billet, il tient à pondérer l’opération Nike en soulignant que si l’engagement auprès de Kaepernick et des symboles qu’il incarne ne se discute guère, d’autres points sont sujets à caution (9) : « Nike est-elle légitime dans la lutte contre le racisme ? Il me semble qu’on peut facilement leur répliquer qu’ils devraient commencer par arrêter d’exploiter des travailleurs à l’autre bout du monde. Ou que leur anti-racisme vient en opposition avec leur uniformisation des modes planétaires qui ressemble fort à une domination culturelle ».

Bien que l’exigence sociétale grandisse à l’égard des marques et des entreprises, la ligne de crête est toutefois étroite. Une marque qui ne fait rien et/ou qui ferme les yeux sur des problèmes la concernant directement, met alors de plus en plus sa réputation sur le fil du rasoir. Pour autant, une marque qui choisit une cause sans légitimité particulière envers celle-ci, se verra vite renvoyer dans les cordes. Alors faut-il temporiser et s’en tenir aux bons vieux canons de la communication et du marketing ceinture-bretelles ? Pas vraiment. Simplement, il convient de se poser au préalable les vraies bonnes questions et s’assurer que la cohérence d’un activisme de marque est avérée. Avec des preuves palpables à la clé. Planeur stratégique au sein de l’agence Sensio Grey, Axel Julien a posé trois jalons fondamentaux (10) pour embrasser intelligemment ce challenge qui se posera de plus en plus aux marques :

  • Sur quel sujet ma marque est-elle légitime pour prendre la parole ?
  • Possède-t-elle un savoir-faire qui permette d’apporter des solutions concrètes au problème ?
  • A-t-elle les moyens de s’engager et d’agir sur le long terme ?

Ces pertinentes questions permettent effectivement de bâtir une feuille de route qui évitera de vouloir trop en faire et de retomber dans les travers que « greenwashing » et autres avatars ont souvent engendrés. Engagez-vous mais avec sincérité, concrétude, écoute même si tout ne sera pas forcément parfait. La sincérité est le meilleur gage de crédibilité.

Sources

– (1) – « Nike choisit Colin Kaepernick pour incarner son slogan « Just do it »» – Huffington Post – 4 septembre 2018
– (2) – Geneviève Petit – « Balls » – Petit Web – 10 septembre 2018
– (3) – Anne-Sophie Poiré – « Nike, l’activisme de marque et le cas québécois » – Infopresse – 7 septembre 2018
– (4) – Geneviève Petit – « Balls » – Petit Web – 10 septembre 2018
– (5) – Anne-Sophie Poiré – « Nike, l’activisme de marque et le cas québécois » – Infopresse – 7 septembre 2018
– (6) – « Ethical Branding : quelle stratégie pour 2018 ? » – L’ADN – 12 janvier 2018
– (7) – Anaïs Brasier – « Tendances 2016: ces marques qui jouent aux activistes » – Infopresse – 15 janvier 2016
– (8) – Julien Rath – « Audi is under a heap of criticism for its gender pay equality Super Bowl ad » – Business Insider – 3 février 2017
– (9) – Yonnel Poivre Le Lohé – « Colin Kaepernick, Nike et la question de la légitimité » – Le Blog de la Communication Responsable – 7 septembre 2018
– (10) – « Ethical Branding : quelle stratégie pour 2018 ? » – L’ADN – 12 janvier 2018

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