Communication de crise du Hijab : Décathlon ne s’est pas voilé la face !

En envisageant de commercialiser un hijab de sport pour les femmes musulmanes, Décathlon s’est certes attiré les foudres d’une partie de l’opinion publique et du corps politique. Mais dans cette crise frénétique, l’enseigne est pourtant parvenue à préserver l’essentiel de sa réputation sans se renier et en sachant ne pas aller trop loin. En revanche, cette polémique montre que si les mécanismes de propagation de crise demeurent les mêmes, les marques doivent parfois savoir lâcher du lest lorsque la controverse dépasse la simple remise en cause d’un accessoire sportif à connotation religieuse pour verser dans un débat de société. Résumé des faits.

L’affaire du hijab de Décathlon aurait sans doute pu passer sous le radar médiatique comme Nike y est parvenu trois mois plus tôt en commercialisant un modèle similaire. C’était sans compter la perspicacité du blogueur Al Kanz. Observateur réputé des tendances de consommation des populations de confession musulmane, il est le premier à remarquer le 21 février que Décathlon France propose à la vente en ligne un hijab siglé Kalenji. Il publie dans la foulée un billet où il se réjouit qu’un tel produit soit lancé en France pour les femmes musulmanes qui pratiquent la course à pied tout en rappelant que Décathlon n’est pas la première marque à prendre une telle initiative. Pourtant, il pressent déjà le risque de polémique qui pourrait enfler autour du hijab de Décathlon, conscient que l’islamophobie en France n’est pas un épiphénomène.

Des mécanismes de propagation bien connus

La suite ne va guère tarder à lui donner malheureusement raison. La mécanique de la controverse s’enclenche très vite et en deux temps. Ce sont d’abord les réseaux sociaux estampillés extrême-droite et Printemps Républicain, un mouvement laïc radical, qui bruissent et s’agitent à coups d’indignations furieuses et dénonciatrices à la lecture de l’article d’Al Kanz. Néanmoins, l’emballement n’est pas encore massif comme le fait remarquer Nicolas Vanderbiest, expert en réputation digitale et dirigeant du cabinet spécialisé Saper Vedere (1) : « Alors qu’il n’y a presque pas de retweets autour de cette affaire (moins de 4000 tweets pour le premier jour), La Dépêche en fera un article ». C’est effectivement le quotidien régional, la Dépêche du Midi, qui va activer la véritable dynamique de crise (en plagiant au passage l’article d’Al Kanz !) en consacrant un papier sur le sujet sur son site Web le 24 février.

Cartographie par Saper Vedere

 

Cette fois, le coup est parti. Les habituels snipers de la politique française embrayent illico et en masse. Lydia Guirous, porte-parole des Républicains diffuse un communiqué outré par le lancement du hijab de Décathlon. Sa compère de parti, Valérie Boyer (toujours prompte à l’islamophobie) emboîte le pas. Puis c’est au tour d’Aurore Bergé de la République en Marche d’y aller de son couplet moralisateur, de Valérie Rabault du Parti Socialiste et d’autres encore. Les micros des médias se tendent aussitôt vers les ministres, les associations féministes et autres acteurs de la vie publique. Les reportages se multiplient sur les chaînes d’info, les radios et les journaux télévisés. Impossible d’échapper au débat qui s’intensifie également sur les réseaux sociaux. Du 24 au 27 février, Décathlon est mentionné plus de 510 000 fois sur Twitter (2) dont une forte proportion tourne directement autour de l’histoire du hijab. La pression est maximale.

La communication de Décathlon entre en scène

Devant ce front réprobateur (mais avec tout de même quelques soutiens pour pondérer l’ensemble), la direction de la communication de Décathlon prend aussitôt la mesure du dossier mais hésite un peu sur la ligne de conduite à tenir. Dans un premier temps (le lundi 25), le directeur de la communication, Xavier Rivoire, a d’abord tenté de minimiser la crise en plaidant une erreur technique de la part de Décathlon. Au Figaro, il explique que ce hijab était initialement destiné aux femmes marocaines mais n’avait pas vocation à être vendu en France. Et d’ajouter que la mise en ligne de la fiche produit sur le site français était le fruit d’une mauvaise manipulation. Sauf qu’Al Kanz n’en démord et fait remarquer que le hijab est bien prévu pour être commercialisé dans l’Hexagone.

Rapidement et alors que la polémique ne retombe pas, la stratégie de communication de Décathlon esquisse alors une autre tonalité de message dans la journée du lundi et la matinée du mardi. Cette fois, la marque assume pleinement son choix et le présente même comme un engagement sociétal. Le community manager de Décathlon prénommé Yann réplique à Lydia Guirous sur Twitter que « Rassurez-vous, nous ne renions aucune de nos valeurs. Nous avons toujours tout fait pour rendre la pratique du sport plus accessible, partout dans le monde. Ce hijab était un besoin de certaines pratiquantes de course à pied, et nous répondons donc à ce besoin sportif ». Le directeur de la communication est sur la même longueur d’onde. Il précise que cet « accessoire initialement développé et commercialisé au Maroc, à la demande de pratiquantes locales de course à pied sera rendu disponible en France et partout dans le monde dans les magasins Decathlon qui en feront la demande. Nous assumons complètement le choix de rendre le sport accessible pour toutes les femmes dans le monde. C’est presque un engagement sociétal, si cela permet à des coureuses de pratiquer la course à pied, nous l’assumons avec sérénité ». Même la chef de produit qui a conçu le hijab, Angélique Thibaut, mêle sa voix en se disant à l’AFP (4) : « mue par la volonté que chaque femme puisse courir dans chaque quartier, dans chaque ville, dans chaque pays, indépendamment de son niveau sportif, de son état de forme, de sa morphologie, de son budget. Et indépendamment de sa culture ».

Malheureusement, le repositionnement du discours de Décathlon ne fonctionne pas. Les figures politiques continuent d’y aller de leurs commentaires plus ou moins cinglants et d’aucuns appellent au boycott. Mais c’est indéniablement sur le terrain que le déchaînement vire au pugilat verbal. Côté réseaux sociaux, le CM de Décathlon maintient ses réponses posées et argumentées à l’encontre de tous ceux qui l’interpellent sans prendre de gants. Rien n’y fait toutefois. La pression est totale et se double de courriels et d’appels téléphoniques agressifs dans les magasins Décathlon. Ces mêmes magasins où des collaborateurs de l’enseigne sont littéralement menacés et insultés par des personnes offusquées qu’un hijab puisse être en vente dans les rayons du distributeur. Le mardi à 18 heures, la marque est contrainte de rétropédaler et de battre en retraite. Sur les ondes de RTL, le directeur de la communication fait tomber le couperet (5) : «Nous prenons effectivement décision en toute responsabilité en ce mardi soir de ne pas commercialiser à l’heure qu’il est ce produit en France face à une «vague d’insultes et de menaces sans précédent et plus de 500 appels et mails».

Gestion de crise ratée ou réussie ?

Pour le blogueur Al Kanz, la décision de Décathlon constitue une erreur d’appréciation de la situation (6) : « Décathlon n’aurait pas dû considérer la situation à travers le prisme déformant des réseaux sociaux. L’enseigne aurait mieux fait de laisser passer la tempête et surtout ne donner aucune prise aux messages haineux et autres menaces ». A ses yeux, la marque malmenée aurait dû s’inspirer de l’attitude de la chaîne de burgers Quick qui fut largement chahutée en 2010 lorsqu’elle annonça la mise en vente de menus halal dans ses restaurants. L’enseigne avait tenu contre vents et marées et la controverse avait fini par passer. Et le menu de continuer à être servi aux convives. Pourtant, même si l’on peut comprendre la déception d’Al Kanz, fervent défenseur des produits musulmans, on ne peut guère reprocher à Décathlon son choix final.

Même si la marque a un peu flotté au début dans son narratif, elle s’est vite ressaisi pour assumer courageusement sa position d’entreprise engagée sociétalement. Cependant, comme le fait remarquer Nicolas Vanderbiest, il n’existait pas véritablement d’échappatoire (7) : « Décathlon n’est pas réellement le principal acteur de la crise. Décathlon est transporté dans une arène qui n’est pas la sienne et est utilisée par les différentes communautés pour parler d’un sujet bien plus global et sociétal. C’est très compliqué, car quel que soit la réponse de Décathlon, elle ne pourra satisfaire tout le monde, car il y a absence de demande unifiée ce qui est le cas de la plupart des crises ». Ce point est particulièrement à retenir pour les stratèges communicants. En dépit de sa réputation flamboyante (Décathlon figure à la 1ère place du classement RepTrack100 France en 2018), la marque n’est pas parvenue à enrayer une polémique qui dépassait ses propres attributs d’image si excellents soient-ils. A l’heure où marques et entreprises entreprennent des chantiers conséquents en matière de responsabilité sociétale, l’opinion publique reste cependant crispée sur des clivages profonds (dont l’islamophobie n’est pas le moindre) qui dépassent de loin l’influence réputationnelle de l’entreprise.

Durant la crise du hijab, cette dernière a pourtant aussi reçu des soutiens sur les réseaux sociaux. Toutefois, face au déferlement haineux, insister aurait pu tourner vinaigre. Décathlon a au contraire su moduler pour éviter le pire, notamment pour ses salariés, comme en témoigne Xavier Rivoire dans le quotidien La Voix du Nord (8) : « Il y a eu trop de menaces par courrier, par téléphone ou messagerie et surtout sur les réseaux sociaux. Quand notre centre de relation client de Villeneuve d’Ascq reçoit «allez tous vous faire brûler dans des fours en Pologne», on se doit de réagir. C’est inadmissible ». A cet égard, Décathlon a de nouveau donné l’image d’un employeur responsable là où d’autres auraient probablement pu s’entêter pour des raisons commerciales et financières.

Ceci d’autant plus que l’enseigne n’a pas trahi l’engagement sociétal qu’il affichait en début de crise du hijab. Comme le rappelle Xavier Rivoire (9) : « « Suspendu ne signifie pas renoncer même si nous devons avouer notre maladresse dans l’annonce du produit dans le timing actuel en France ». Décathlon était même très conscient du risque que ce hijab sportif pouvait engendrer. Yann, le CM qui a dû gérer le front des mécontents, raconte (10) : « On était au courant de l’arrivée de ce produit depuis plusieurs semaines. Les concepteurs du hijab sont venus nous en parler parce qu’ils savaient que ça pouvait être un sujet sensible, propice à la récupération. On avait prévu d’être proactifs, mais le timing nous a échappé ». Humilité, agilité et responsabilité ont été au final les meilleurs atouts de communication de Décathlon qui a de surcroît placé la sécurité de ses collaborateurs avant toute autre considération. C’est aussi cela une gestion de crise réussie !

Sources

– (1) – Nicolas Vanderbiest – « La polémique du Hijab de Décathlon : le spectateur comme arme de communication sur les réseaux sociaux » – Reputation Lab – 27 février 2019
– (2) – Ibid.
– (3) – « Face à la polémique, Decathlon « assume » la commercialisation d’un « hijab de running » » – FranceTVinfos – 26 février 2019
– (4) – Ibid.
– (5) – Wladimir Garcin-Berson – « Sous pression, Decathlon renonce à commercialiser son «hijab de running» en France » – Le Figaro – 27 février 2019
– (6) – Al Kanz – « Menaces et injures : Decathlon suspend provisoirement la vente de son hijab de sport » – Blog Al Kanz – 26 février 2019
– (7) – Nicolas Vanderbiest – « La polémique du Hijab de Décathlon : le spectateur comme arme de communication sur les réseaux sociaux » – Reputation Lab – 27 février 2019
– (8) – Yannick Boucher – « Polémique Affaire du hijab de running : la folle semaine des salariés de Décathlon » – La Voix du Nord – 1er mars 2019 Polémique
– (9) – Ibid.
– (10) – Julien Laloye – « «Hijab» de running: «On ne s’habitue jamais aux messages de haine», raconte Yann, le CM magique de Decathlon » – 20 Minutes – 1er mars 2019



4 commentaires sur “Communication de crise du Hijab : Décathlon ne s’est pas voilé la face !

  1. Pascal Kryl  - 

    Bravo pour cet article très complet sur l’affaire du hijab-Decathlon. On note une constante de la communication de cire : assumer plutôt que fuir. Un bref décrochage au début, mais dès que l’équipe de Decathon dit oui et assume une position responsable, elle reprend la main, dans la clarté. Au final, certes une suspension sur le mode « ils ont gagné », mais un beau gain en communication : notoriété (on parle de la marque.) ; la chaîne de magasins crée un lien profond avec la communauté musulmane, mais, avec le refus, contente l’autre partie, plus virulente. Je ne suis pas de ceux qui veulent réduire ce coup à une volonté de faire du buzz. Je pense qu’à la base, Decathlon était dans une démarche de répondre à une demande, peut-être de dimension plus internationale, quand bien même ils avaient bien anticipés les risques. Bravo à Yann au passage, CM qui passe au rang de star olympique de sa discipline.

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