Risque & Progrès : Principe de précaution ou principe d’inaction ? (12/12)
Aujourd’hui face au progrès et au risque inhérent, un décideur politique et/ou économique est systématiquement confronté à un tryptique épidermique où se mêlent exigence forcenée de sécurité absolue, refus inflexible du changement et méfiance viscérale à l’égard de l’innovation. Dans une société où la confiance réciproque n’est plus de mise à cause de scandales comme le sang contaminé, l’allergie à l’incertitude a atteint un niveau de paroxysme tel que chaque produit doit quasiment afficher 100% de bénéfice et 0% de risque pour être acceptable aux yeux de ses utilisateurs.
Aucun secteur n’échappe à ce schématisme certes abusif et binaire mais tellement plus rassurant et facile à comprendre au bout du compte pour ceux que la peur anime avant tout. Au lieu de questionner ouvertement et en profondeur, d’intégrer les risques par un raisonnement éclairé et amendé au fur et à mesure des connaissances nouvelles, on préfère souvent répondre dans l’immédiat, en surface et à grand renfort d’agitation médiatique, de décision péremptoire, voire de sanction judiciaire, pour exiler le risque le plus loin possible et s’efforcer ainsi de préserver à tout prix l’illusion de la sécurité totale.
Apparu dans les années 80, la notion de principe de précaution visait initialement à redonner une certaine sérénité aux nécessaires débats liés au progrès technologique et aux risques. Rattrapée par le contexte anxiogène de la société, cette notion a été progressivement détournée de sa substance. D’un principe d’encadrement éclairé des avancées technologiques, elle est souvent devenue un principe d’interdiction au nom de l’illusoire risque zéro. Itinéraire d’un principe gâté.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Rabelais)
A l’origine et avant d’être aujourd’hui l’objet d’interprétations antagonistes ou réductrices, le principe de précaution est un concept éthique novateur face à la multiplication des risques encore mal ou pas connus que chaque nouvelle innovation humaine entraîne dans son sillage. C’est d’abord dans le champ de l’environnement que les premiers ferments du principe de précaution ont levé. Dès 1972 sous l’égide des Nations Unies, la conférence mondiale de Stockholm sur l’environnement énonce dans le principe 1 de la déclaration finale : « L’homme a un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures ».
Cette déclaration intronise un point fondamental : le principe de précaution s’inscrit bien au-delà du classique principe de prévention qui vise avant tout à se prémunir contre les conséquences d’un risque connu et avéré à des échéances plus ou moins brèves. Avec le principe de précaution, il s’agit d’instaurer une prospective du risque sur des horizons plus vastes et lointains, de déterminer autant que possible les contours d’une action et d’en limiter les éventuelles implications dramatiques pour la société et sa future descendance.
Il faudra vingt années et quelques désordres écologiques supplémentaires pour que le principe de précaution connaisse vraiment la consécration internationale et une forte exposition médiatique. C’est au cours du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en juin 1992 qu’il accède à la reconnaissance planétaire. Lors de ce sommet, la déclaration finale réaffirme le principe de précaution en matière d’environnement à travers le principe 15 qui veut que « pour protéger l’environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risques de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ».
Cet énoncé marque un virage capital considérable. Le principe de précaution englobe désormais dans son spectre les risques hypothétiques, c’est-à-dire pas encore étayés scientifiquement mais suffisamment identifiables pour qu’ils puissent être désormais intégrés avec la prudence qui incombe. Pour autant, précaution ne signifie pas dans l’esprit, abstention ou blocage face à l’ignorance du moment mais au contraire action immédiate du mieux possible, en fonction des connaissances du moment puis corrigée à mesure de l’émergence de nouveaux éléments de savoir.
Glissement des responsabilités et ambivalence
L’avènement du principe de précaution entraîne également une ambivalence nouvelle quant au degré de responsabilité des décideurs en termes de gestion des risques. Avec lui, on passe en effet de la notion de « celui qui savait mais n’a rien fait » qui prévalait jusqu’alors à celle infiniment plus complexe et aléatoire de « celui qui ne savait pas mais aurait dû prévoir ». C’est d’ailleurs cette complexité qui amène plus de 4000 intellectuels et scientifiques de haut rang (dont une cinquantaine de Prix Nobel comme le physicien Pierre-Gilles de Gennes) à s’émouvoir et à lancer l’appel d’Heidelberg à l’issue du sommet de Rio :
« Nous demandons formellement par le présent appel que cette prise en compte, ce contrôle et cette préservation soient fondés sur des critères scientifiques et non sur des préjugés irrationnels. Nous soulignons que nombre d’activités humaines essentielles nécessitent la manipulation de substances dangereuses ou s’exercent à proximité de ces substances, et que le progrès et le développement reposent depuis toujours sur une maîtrise grandissante de ces éléments hostiles pour le bien de l’humanité (…) Nous mettons en garde les autorités responsables du destin de notre planète contre toute décision qui s’appuierait sur des arguments pseudo scientifiques ou sur des données fausses ou inappropriées ».
L’appel d’Heidelberg entend en effet mettre le doigt sur un point clé crucial que soulève le principe de précaution. En faisant de la gestion de l’incertitude un élément essentiel de gouvernance des risques, ce dernier impose du même coup une révolution comportementale. Il ne s’agit plus de prendre des décisions rationnelles basées uniquement sur les certitudes de l’expertise scientifique mais bel et bien de prendre des décisions en fonction de l’acceptabilité collective des risques. Cela signifie par conséquent que des acteurs autres que scientifiques peuvent avoir voix au chapitre et peser dans la balance des décisions finales.
Or à leurs yeux, c’est là que se nichent des dérives potentielles. Loin de vouloir jalousement défendre leur fonds de commerce et de garder une main exclusive sur la connaissance scientifique, les signataires d’Heidelberg veulent avant tout affirmer une éthique scientifique soucieuse de précaution et de responsabilité sociale mais aussi désireuse de rigueur et n’ayant pas prise aux passions excessives ou peurs irrationnelles. Ils sont d’accord pour reconnaître que le chercheur ne peut plus se draper péremptoirement dans son savoir d’expert comme ce fut souvent le cas dans le passé. De même, ils acquiescent qu’il doit maintenant mieux mesurer les conséquences sociales, environnementales et économiques de son travail au sein de la société. En revanche, soulignent-ils, cette nécessité d’associer toutes les parties prenantes de la société et toutes les disciplines (y compris les savoirs considérés comme profanes) dans l’évaluation et la gestion des activités potentiellement nocives, doit s’effectuer avec une rigueur extrême en toutes circonstances.
Selon Poul Harremoës, professeur de science et d’ingénierie de l’environnement à l’université technique du Danemark et coordinateur de l’équipe de rédaction du rapport, l’approche doit être la suivante (1) : « Le recours au principe de précaution peut présenter des avantages allant au-delà de la réduction des retombées sanitaires et environnementales en stimulant l’innovation et l’amélioration de l’activité scientifique (…) S’il était tenu davantage compte aux niveaux scientifiques, politiques et économiques d’une quantité plus importante d’informations issues de sources plus variées, la société verrait grandir considérablement ses chances d’établir un meilleur équilibre entre les innovations et les risques futurs qu’elles représentent (…) Aucun de ces enseignements ne résoudrait les dilemmes qui surgissent lors de la prise de décision dans un contexte d’incertitude et lorsque les enjeux sont importants (…) Mais ils peuvent au moins augmenter les possibilités d’anticiper les retombées néfastes et coûteuses ou d’instaurer un meilleur équilibre entre les avantages et les inconvénients des innovations technologiques ».
En d’autres termes, le traitement des sujets à risques implique d’intégrer dans les processus de gouvernance et de décision publique, des éclairages issus de plusieurs disciplines et des contributions de multiples acteurs sociaux et économiques. Le principe de précaution consacre une évolution nette de la relation entre la connaissance et la prise de décision politique.
Chéri, j’ai rétréci le principe de précaution !
Dans la foulée du sommet de Rio, le principe de précaution a connu une rapide transposition dans les règlementations nationales et internationales. Toutefois, il va également muter au gré des sensibilités diverses et des intérêts particuliers et s’éloigner assez vite de l’essence même de la philosophie développée par Poul Harremoës.
Une première illustration est fournie avec l’article 130 du traité européen de Maastricht. Celui fonde le principe de précaution de la manière suivante : « La politique de la Communauté (…) vise un niveau de protection élevé (…) Elle est fondée sur le principe de précaution et d’action préventive, sur le principe de correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement et sur le principe du pollueur-payeur ». Le choix des mots est particulièrement révélateur de l’inclinaison juridique qu’est en train de conférer le législateur européen au principe de précaution. De la notion initiale d’acceptabilité des risques, on glisse furtivement mais fermement vers une notion de responsabilité des risques nettement plus restrictive et sécuritaire.
En France, c’est la loi n° 95-101 du 2 février 1995 sur le renforcement de la protection de l’environnement (appelée plus communément loi Barnier) qui intègre le principe de précaution pour la première fois dans le droit national. Elle s’inscrit dans le droit fil européen en faisant explicitement référence aux principes de pollueur-payeur et de participation financière en cas d’atteinte à l’environnement. Trois ans plus tard, le principe de précaution pénètre le domaine de la santé publique avec l’adoption de la loi du 1er juillet 1998 sur la veille sanitaire.
Au cours des années 90, tous les grands pays industrialisés transcrivent au fur et à mesure le principe de précaution dans leurs textes juridiques. Avec parfois de notables différences d’interprétation selon les cultures. Au Royaume-Uni, le principe de précaution se borne aux coûts économiques applicables dans le cadre de risques importants provoqués sur l’environnement. Aux Etats-Unis, le principe de précaution n’est pas reconnu en tant que tel. L’appréciation du niveau des risques se détermine par des seuils de tolérance scientifiquement établis. En cas d’impossibilité de démontrer le risque, l’activité considérée se poursuit jusqu’à preuve du contraire, c’est-à-dire de sa nocivité avérée.
La compréhension de la mise en œuvre du principe de précaution est donc sujette à de nettes variations à mesure que celui-ci se répand dans les différentes législations nationales et internationales. En revanche, une chose est certaine. Au lieu d’être un outil pour faire émerger les enjeux et calibrer l’acceptabilité des risques, le principe de précaution se transforme peu à peu en une arme juridique où refus de l’incertain et scénario catastrophiste dictent désormais les orientations et les évolutions de ce principe. La précaution doit être maximale et tendre vers un risque absolument minimum. Autrement dit, il faut tout faire pour éviter le risque. Conséquence de ce glissement sémantique : le principe de précaution s’éloigne de l’impératif de départ « dans le doute, mets tout en œuvre pour agir au mieux » et se rapproche du célèbre dicton populaire « dans le doute, abstiens-toi ».
Chirac prend ses précautions juridiques
Dans cette tendance restrictive du principe de précaution, la France s’est particulièrement distingué. Impulsée par Jacques Chirac, président de la République, la loi constitutionnelle n°2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement est entérinée par le Parlement avec une nouveauté de taille : elle installe le principe de précaution dans la Constitution même de la nation, soit le rang le plus élevé dans la hiérarchie des normes juridiques. Dans cette loi, il est écrit que (2) « la charte subordonne le principe de précaution à un dommage grave et irréversible ; cette mise en œuvre passe par l’adoption de mesures provisoires et proportionnées destinées à éviter la réalisation du dommage ».
Les débats préliminaires entre les élus furent vifs. Certains voyaient une avancée juridique majeure pour enfin assurer la sécurité des citoyens face aux excès productivistes de la technologie et aux scénarios du pire que concoctent l’industrie et la science. A l’inverse, d’autres dénoncèrent un excès frileux de réglementation qui interdit tout progrès scientifique et industriel ainsi que les bénéfices qui en découlent pour la société et qui menace de figer la société dans un statu quo stérile.
Principe de précaution
envoyé par Mediapart. – L’info video en direct.
A ce jour en tout cas, la France est pour le moment l’unique pays au monde à avoir inscrit le principe de précaution dans sa Constitution nationale. Un fait qui constitue désormais une arme à double tranchant comme l’avaient déjà deviné et redouté Philippe Kourilsky et Geneviève Viney dans un rapport remis en novembre 1999 au Premier ministre de l’époque (3) : « Le principe de précaution est entre les mains du législateur, de l’autorité réglementaire et du juge qui peuvent, à notre avis, en faire la meilleure ou la pire des choses : la meilleure, s’ils parviennent à mettre en place des mesures améliorant réellement la sécurité des citoyens, tout en évitant l’écueil d’une démission générale devant toute prise de risque ; la pire s’ils le transforment en un carcan excluant toute souplesse et décourageant les initiatives nécessaires à l’innovation et au progrès ».
Un joker dégainé à tout va
Force est de reconnaître que le principe de précaution est surtout devenu aujourd’hui un avatar basique de prévention des risques à l’instar d’une mise sous quarantaine d’une marchandise alimentaire suspecte. En diverses circonstances, le principe de précaution est usité comme un bouclier médiatique pour rassurer la société lors d’une crise profonde. Au cours de la crise de la vache folle, de la fièvre aphteuse ou plus récemment de la grippe aviaire, le principe de précaution fut systématiquement invoqué pour justifier l’abattage intégral d’un élevage où seuls quelques individus étaient contaminés.
Pareil filet sécuritaire se retrouve avec la campagne intensive de vaccination contre le virus HI1N1 en 2009 au cours de laquelle la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, s’est clairement prévalue du principe de précaution pour justifier son plan de prévention. Dans un autre registre, c’est également le principe de précaution qui a incité plusieurs pays européens à fermer leurs aéroports à tout trafic aérien suite au nuage de cendre projeté sur le continent par le volcan islandais Eyjarfjöll en avril 2010. Ces recours tous azimuts soulignent si besoin était que l’usage du principe de précaution est prioritairement mué par un réflexe d’obsession sécuritaire.
D’une manière étonnamment inflationniste, le principe de précaution est entré dans le vocabulaire courant et dégainé prestement pour le moindre dossier sujet à caution. Il suffit de regarder l’actualité quotidienne pour s’en convaincre. Interviewée par un magazine télévisé (4) au sujet de l’interdiction en France de la célèbre boisson énergisante Red Bull à cause de son taux particulièrement élevé de taurine (un acide aminé riche en protéines), une responsable de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) en charge du dossier répond sans tergiverser. L’Afssa n’a fait qu’appliquer le principe de précaution à la lumière des travaux menés sur des rats nourris avec des boissons énergétiques contenant de la caféine, de la taurine, et du glucorono-lactone. Travaux qui montrent notamment que les animaux testés adoptent des comportements violents comme l’automutilation (5).
A cet égard, la France fut le seul pays à interdire la commercialisation de cette boisson entre 2003 et 2008. Résultat : les jeunes fêtards n’hésitaient pas à faire de régulières incursions dans les pays frontaliers pour se ravitailler avec leur boisson favorite, voire à la commander sur Internet ou encore la dénicher clandestinement dans des épiceries de quartier parisiennes ! Dès lors, on peut légitimement s’interroger sur la pertinence d’appliquer le principe de précaution alors même qu’aucun cas individuel d’effet indésirable n’a jamais été relevé sur la santé des noctambules qui en sont particulièrement friands au point de placer cette boisson dans le Top 3 européen des soft-drinks en terme de volumes annuels consommés derrière les indéboulonnables Coca-Cola et Pepsi-Cola. Après moult rebondissements, Red Bull finira par obtenir son sésame de vente dans l’Hexagone en 2008.
Conclusion : quelles précautions contre l’excès de précaution ?
En matière de gouvernance des risques, la société et plus particulièrement les décisionnaires ont petit à petit zappé la notion de prudence active, éclairée et responsable contenue dans le principe de précaution. Les acteurs lui privilégient plutôt volontiers son effet barrière suspensif ou dilatoire mais toujours utile et protecteur pour ne pas être un jour accusé d’être à l’origine d’un risque dont ils auraient dû forcément se douter. Plutôt qu’avancer à pas comptés et évoluer avec vigilance, ceux-ci préfèrent s’abstenir totalement, voire tout stopper et prohiber. Dans un contexte global où la peur est omniprésente et le délire sécuritaire sans limites, le principe de précaution est devenu comme schizophrénique. Avec le principe de précaution ancré dans la constitution française, le refus allergique du risque est quasiment devenu la norme légale. Avec toutes les dérives et les excès que cela induit à l’encontre du progrès et de l’innovation.
Cette insécurité sociale comme l’a joliment résumée le sociologue français Robert Castel dans son livre éponyme (6), est un champ fertile en peurs tous azimuts où l’homme se sent de plus en plus proie et de moins en moins prédateur, lui auquel pourtant progrès et science devaient conférer la maîtrise du monde et de son destin à l’instar de n’importe quel démiurge omnipotent. L’illustre scientifique Joël de Rosnay ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit dans un récent opus (7) : « On constate un décalage de plus en plus profond entre développements technologiques et capacité des hommes à les intégrer dans leur vie, à les rendre pertinents et utiles, porteurs de sens dans une existence personnelle ou professionnelle (…) Un décalage amplifié par la rapidité du marché à s’emparer des nouvelles techniques et des nouveaux outils (…) Le bonheur collectif repose en partie sur la perception des risques et la capacité à gérer ceux liés à la vie. Or, nous vivons dans des sociétés de « mise en scène de la peur ».
Dans ce climat clairement anxiogène où chacun cherche à étouffer sa peur coûte que coûte, la tentation est grande de vouloir trouver une cohérence explicative à tout et une sécurité réassurée sur tout même si c’est au prix de raisonnements excessifs, faux, syllogiques, sophistes ou séquentiels. Au lieu de questionner les peurs en profondeur et d’intégrer les risques par un raisonnement éclairé, on préfère répondre en surface pour rejeter la peur au loin et s’efforcer de préserver à tout prix l’illusion de la sécurité totale. Les dérapages et les quiproquos sont maintenant tapis dans les coulisses de la peur. Entreprises, autorités administratives et politiques et leurs responsables sont en permanence en ligne de mire de cette exigence paroxystique de sécurité totale que déplore le sociologue Zygmunt Bauman (8) : « En l’absence de réconfort existentiel, les hommes ont tendance à choisir la sécurité ou l’illusion de la sécurité ».
Ce piège sécuritaire est particulièrement retors. A force d’empiler des mesures défensives, la peur s’autoalimente et se fortifie d’autant plus que le robinet médiatique quotidien contribue largement à égrener et étayer les perspectives hostiles du monde environnant. A ce jeu pervers, la création permanente de sécurité devient surtout un anxiogène tonneau des Danaïdes qui fait qu’actuellement la peur est profondément enkystée dans les pores de la société occidentale comme le constate Robert Castel (9) : « Nous vivons sans doute – du moins dans les pays développés – dans des sociétés parmi les plus sûres qui aient jamais existé (…), c’est précisément « nous » les plus gâtés, les plus dorlotés de tous les peuples qui nous sentons menacés, craintifs et tremblants, plus enclins à la panique et plus soucieux de tout ce qui a rapport à la sécurité et à l’assurance que la plupart des autres sociétés connues (…) Notre univers social s’est organisé autour d’une quête sans fin de protections ou d’une recherche éperdue de sécurité ».
L’enjeu est énorme. Si rien n’est entrepris, nous nous acheminons très inexorablement vers une société de barrières, d’interdits et de coupables en tout genre au moindre débordement ou impact qu’un progrès quelconque pourrait avoir provoqué. A cet égard, les communicants ont probablement une carte à faire valoir et un regard à apporter. De par leur fonction transversale au sein des entreprises ou des administrations et de par leur ouverture avec l’environnement externe, ils peuvent être ces passerelles et ces catalyseurs permettant aux différents acteurs de s’extirper de la logique binaire et sécuritaire pour privilégier une approche moins péremptoire et plus soucieuse de concilier innovation constante mais maîtrisée et acceptabilité sociale du risque. A la condition que ces mêmes communicants sachent s’affranchir du baratin cosmétique et court-termiste pour instaurer une authentique communication durable ! Ce n’est pas là non plus le moindre des challenges !
Lectures recommandées
– Sandrine Blanchard – « Grippe A, parabène, antennes-relais – Principe de précaution : quelles limites ? » – Le Monde Magazine – 16 janvier 2010
– Sandrine Blanchard – « Faut-il avoir peur ? »- Chronique Vie Moderne – Le Monde – 7 octobre 2010
– Pierre Le Hir – « Le principe de précaution est-il un danger » – Le Monde – 8 mai 2010
– Libération – « Principe de précaution : le nuage qui divise » – 20 avril 2010
– Interview du philosophe François Ewald – « Le principe de précaution oblige à exagérer la menace » – Le Monde – 11 janvier 2010
– Jean-Marc Vittori – « Précaution sans principes » – Les Echos – 26 avril 2010
– Nicolas Baverez – « La société de précaution » – Le Point – 29 avril 2010
Sources
(1) – Communiqué de presse de l’Agence Européenne pour l’environnement (AEE) – 10 janvier 2002
(2) – Analyse des discussions législatives et des scrutins publics sur la loi constitutionnelle relative à la Charte de l’environnement
(3) – Philippe Kourilsky et Geneviève Viney – Le principe de précaution – Editions Odile Jacob-La Documentation Française – Janvier 2000
(4) – Reportage de Virginie Tumortichi – « Pourquoi cette boisson de fêtards est-elle interdite en France ? » – Capital – M6 – 1er juillet 2007
(5) – Agence française de sécurité sanitaire des aliments – avis du 5 mai 2003
(6) – Robert Castel – L’insécurité sociale – Qu’est-ce qu’être protégé ? – La République des Idées – 2003
(7) – Joël de Rosnay – 2020, les scénarios du futur – Des Idées & Des Hommes – 2007
(8) – Zygmunt Bauman – Le présent liquide – Peurs sociales et obsessions sécuritaires – Seuil – 2006
(9) – Robert Castel – L’insécurité sociale – Qu’est-ce qu’être protégé ? – La République des Idées – 2003
Lire les précédents articles du dossier « Risque & Progrès »
– « Pourquoi est-on en crise ? » (1/12) – 15 mai 2010
– « Le mythe, le divin et le bouc émissaire comme antidotes » (2/12) – 21 mai 2010
– « La désacralisation est en route » (3/12) – 29 mai 2010
– « Le grand écart entre Science et Sacré se poursuit » (4/12) – 2 juin 2010
– « Le mythe Progrès gagne des points » (5/12) – 14 juin 2010
– « Quand un mythe chasse l’autre » (6/12) – 2 juillet 2010
– « Premières lézardes dans la confiance » (7/12) – 8 juillet 2010
– « La confiance s’ébrèche au cours du 20ème siècle » (8/12) – 20 août 2010
– « L’effet papillon est parmi nous » (9/12) – 30 août 2010
– « Quand la manipulation entre en jeu » (10/12) – 9 septembre 2010
– « L’équation délétère se met en place avec le sang contaminé » (11/12) – 26 septembre 2010