Légende urbaine : Elle tweete, elle tweete la rumeur du 9-3 !
Depuis des mois, une rumeur tenace circule et rebondit sans cesse au sujet de villes françaises qui accueilleraient des familles noires originaires de Seine-Saint-Denis en échange de moult subventions publiques et autres prébendes. En dépit des démentis et des plaintes des édiles concernés, une certaine vox populi n’en finit pas de colporter l’histoire où le Web social n’est pas la moindre chambre d’écho. Décorticage d’un mécanisme viral difficile à contrer.
C’est actuellement la rumeur en vogue dans une France anxieuse et prompte à s’emballer face aux indices probants que d’aucuns prétendent détenir : plusieurs villes moyennes françaises auraient passé un étrange pacte financier avec le département de la Seine-Saint-Denis. Moyennant le financement d’infrastructures urbaines ou le versement de subsides par le fameux « 9-3 », les municipalités s’engageraient à accueillir et loger durablement des centaines de personnes d’origine africaine sur leur territoire communal. La ficelle a beau être énorme, elle n’en finit pas de tisser sa toile. Limoges, Poitiers, Saint-Quentin, Châlons-en-Champagne, Tulle, Le Mans ou encore Niort sont alternativement dans le viseur de quidams qui s’émeuvent de pareilles pratiques. Que retenir de cette intox galopante ?
La rumeur est ancienne
Malgré l’absurdité des allégations et l’absence d’éléments concrets, la rumeur se propage à intervalles réguliers. Au zinc des comptoirs comme derrière les claviers indignés, les tenants de la thèse sont persuadés qu’une invasion se profile à l’insu de la population française d’origine. Si la rumeur parvient autant à agréger les croyances et à gagner en consistance, c’est qu’elle dispose d’une énergie cinétique qu’elle puise dans son ancienneté.
Auteur d’un ouvrage intitulé « La rumeur, histoire et fantasme », Pascal Froissart rappelle que le schéma rhétorique de l’actuelle rumeur trouve effectivement ses racines dans une histoire similaire (1) : « Dans les années 80, la même histoire circulait déjà à la différence près qu’il s’agissait de Maghrébins. Elle s’appuie sur le fantasme de l’invasion migratoire ». A l’époque, le pays est en plein affrontement politico-médiatique sur le sujet de l’immigration entre un Front National conquérant et un mouvement associatif en plein essor, SOS Racisme.
Trois décennies plus tard, les ingrédients sont à peu de choses près les mêmes dans un contexte crisique de retour sous l’effet d’une économie dégradée et d’un sentiment d’insécurité en hausse.
La rumeur se nourrit de portions de réel
C’est toute la force de la mécanique quantique de la rumeur. Elle ne s’active pas ex-nihilo mais s’articule à partir de morceaux de faits établis et de changements avérés. Piochés au gré des fantasmagories et emboités comme des pièces d’un improbable puzzle, ces bouts de réalité forgent alors une explication qui a progressivement valeur de sens et de vérité.
Un récent reportage du Parisien Magazine cite ainsi un commercial au chômage à Niort (2) : « Depuis quelques années, des centaines de personnes des quartiers difficiles de la région parisienne sont arrivées à Niort. Pourquoi tous ces gens viennent ? C’est qu’il y a quelque chose en échange ».
Cette réalité distordue, le député UMP et adjoint au maire de Châlons-en-Champagne, Benoist Apparu, est le premier à en attester pour avoir également subi à son détriment cette rumeur insidieuse (3) : « Il y a des départs d’Ile-de-France dans des villes proches avec des loyers beaucoup moins élevés. Mais cette réalité n’est absolument pas organisée ». Et le directeur adjoint de cabinet de cette même ville d’enchaîner (4) : « Avant, on était un bourg provincial. On se transforme en petite métropole. Il y a un brassage de population. Peut-être que des gens de couleur, on n’en voyait pas beaucoup jusqu’à il y a quatre ou cinq ans ». Qu’importe pour ceux qui souscrivent à la rumeur. Ces faits sont suffisants pour établir le canevas de leurs croyances.
La rumeur est à double tranchant
Face à une trame qui se colporte de bouche en bouche et se retweete dans un incessant ressac numérique, il est extrêmement malaisé de tordre le cou à la rumeur pour ceux qui en sont les premiers affectés. Docteur en sciences de la communication et de l’information à l’Université catholique de Louvain en Belgique et auteur de « Gérer les rumeurs, ragots et autres bruits », Aurore Van de Winkel connaît par cœur toute la difficulté à endiguer, voire éradiquer une rumeur.
Certains comme le maire PS de Tulle, Bernard Combes ou le président PS du conseil général de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel, ont adopté le silence comme tactique. Une approche que la spécialiste belge juge risquée (5) : « Dans la plupart des cas de silence prolongé, la personnalité ou l’organisation visée par une rumeur doit finalement prendre position afin de limiter les dégâts mais elle a alors perdu un temps précieux ». Autrement dit, se taire peut générer des effets négatifs et accréditer précisément le bien-fondé de la rumeur.
Mais là où l’exercice devient pervers, c’est qu’une prise de parole ne résout pas pour autant la problématique. Qu’il s’agisse d’un démenti officiel ou d’une plainte déposée en justice, la contre-attaque peut elle aussi engendrer des conséquences délétères. Sociologue et auteur du récent essai « La Démocratie des crédules », Gérald Bronner est extrêmement précautionneux à l’égard de cette attitude (6) : « Le démenti a un effet paradoxal. Il officialise en quelque sorte la rumeur et contribue à la diffuser. Si on dément, c’est forcément qu’on a quelque chose à se reprocher ». L’édile PS de Niort, Geneviève Gaillard est bien placée pour le savoir. Dès 2011, elle a pilonné la rumeur, enquêtes de la presse locale à l’appui. En vain. Les bruits ont continué même s’ils se sont construits avec d’autres arguments au fil du temps.
Analyse de cas
Dans cette lessiveuse fantasmatique, les réseaux sociaux ont été vite préemptés pour amplifier et solidifier les récits les plus improbables. Dans le cas précis de la rumeur de Niort, il suffit d’aller naviguer quelques instants sur des sites d’obédience extrêmisante de droite et sur des comptes Twitter de militants subjugués pour saisir la viralité opiniâtre du ouï-dire. A ce jeu obstiné de vouloir voir ce qu’on a envie de voir, le site nationaliste Fdesouche constitue un flagrant exemple des mécanismes à l’œuvre pour souffler sur les braises de la rumeur.
Depuis le 12 octobre, le site s’est emparé de l’affaire de Niort. Il consigne scrupuleusement tous les divers rebondissements qui interviennent en démolissant d’un côté les thèses qui veulent invalider la rumeur et en accumulant de l’autre, des éléments souvent extirpés de leur contexte pour valider la théorie véhiculée par la rumeur. La lecture du billet intitulé « Niort : immigrés contre argent, « la rumeur infernale » incontrôlable » est symptomatique. L’auteur entasse un incroyable bric-à-brac de pièces censées prouver que la rumeur est bien plus qu’une rumeur. Pour se rendre encore plus crédible, il n’hésite ainsi pas à emprunter des bouts de rapports officiels et de déclarations d’élus politiques pour les accommoder ensuite à la sauce conspirationniste.
Ce capharnaüm aux accents fallacieux de « vérité vraie » est un pain bénit pour tous ceux qui sont en mal d’étayer leurs propres convictions. C’est ainsi qu’une dénommée « Pauline Lefèvre » alias @poposey88 sur Twitter s’est aussitôt emparé de l’article pour clamer que la rumeur est vraie. Une autre twittos se prénommant Isabelle Verger alias @iVerger est encore plus virulente sur sa timeline et se réfère sempiternellement aux sources balancées par Fdesouche. Et lorsqu’on regarde de plus près les descriptifs des deux internautes citées et de ceux qui partagent illico leur prose, on s’aperçoit d’un point commun qui rejoint exactement ce que Pascal Froissart décrit au début de ce billet : des convictions anxiogènes se réclamant vigoureusement du fatras anti-partis traditionnels, du nationalisme et des litanies phobiques récurrentes de l’extrême-droite.
Y a-t-il un chasseur de rumeur dans l’arène ?
On vient de le voir. Le propre de la rumeur est de s’auto-stimuler et de s’autoalimenter pour enfler et emporter dans son ellipse orbitale tous ceux qui ne demandent qu’à croire et à justifier leurs propres peurs. Vouloir éliminer totalement une rumeur relève donc quasiment du défi sans fin tant ce phénomène touche à l’émotionnel et l’irrationnel de ceux qui propagent.
Dans ces circonstances, mieux vaut essayer de circonscrire au maximum la rumeur en apportant le plus d’explications concrètes et pédagogiques pour éviter une contagion trop grande des esprits. Même s’il est entendu qu’une rumeur ne s’éteindra quasiment jamais tellement d’aucuns savent vicieusement entretenir le doute en dépit des preuves les plus flagrantes. Gérald Bronner le rappelle à juste titre. La tristement célèbre rumeur d’Orléans née dans les années 60 sur fond d’antisémitisme continue encore aujourd’hui à perdurer à travers diverses variantes bricolées en fonction de l’air du temps.
Ensuite, seul un minutieux travail de déminage argumentaire doit limiter la propagation d’une rumeur. C’est par exemple tout le sens de l’action menée par le site Hoaxbuster qui s’efforce de débusquer tous les mythes, histoires farfelues, légendes urbaines et rumeurs que le Web recycle inlassablement. Avec l’avènement des médias sociaux et leur viralité consubstantielle, jamais n’aura été aussi cruciale la nécessité de disposer d’outils d’information pointus pour laisser la rumeur là où elle doit impérativement rester : à la marge. Dans le cas de la rumeur du 9-3, c’est même une urgence républicaine et démocratique.
Sources
(1) – Caroline Politi – « Comment la folle rumeur du 9-3 s’est répandue » – L’Express – 23 octobre 2013
(2) – Julien Solonel – « Rumeur sur la ville » – Le Parisien Magazine – 1er novembre 2013
(3) – Caroline Politi – « Comment la folle rumeur du 9-3 s’est répandue » – L’Express – 23 octobre 2013
(4) – Ibid.
(5) – Caroline Piquet – « Rumeur du 9-3 : les élus ont-ils raison de porter plainte ? » – Slate.fr – 16 octobre 2013
(6) – Julien Solonel – « Rumeur sur la ville » – Le Parisien Magazine – 1er novembre 2013
6 commentaires sur “Légende urbaine : Elle tweete, elle tweete la rumeur du 9-3 !”-
fultrix -
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Olivier -
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fultrix -
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Olivier Cimelière -
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Aurore Van de Winkel -
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Olivier Cimelière -
Il s’agissait d’enrichir vos exemples sur le déplacement de populations contre financements particuliers.
Je suis désolée d’avoir été si peu claire.
Bonne journée.
C’est bien ce que je disais. Je vous laisse endosser l’idée qu’en France on déplace des populations contre financements. Personnellement je ne souscris pas à cette rumeur totalement infondée et qui se nourrit juste de « on dit » et de bouts de réalité assemblés en fonction de ce qu’on a envie de croire !
« du défi prométhéen » : ne s’agirait-il pas plutôt du mythe de Sisyphe ?
Pour les populations « refilées » aux départements (parce que à l’en croire la rumeur, ce sont les départements qui gèrent les déplacements des « réfugiés » auprès d’associations ou des HLM … avec une bonne copine qui cite une fonctionnaire territoriale …), au début des années 2000, nous avions les gens d’Afrique, « ventilés » dans les quartiers selon les origines nationales, religieuses etc … Dans mon patelin, à défaut d’infrastructures flambant neuves, il s’agissait de dotations « exceptionnelles » …
Dont acte pour le « défi prométhéen » !
En revanche, je vous laisse endosser vos propos suivants.
Très bon article. Si cela vous intéresse, sur mon blog, j’ai donné le pour et le contre des quatre stratégies utilisées jusqu’à présent par les élus pour démentir la rumeur du 9-3: http://famaossaconsulting.wordpress.com/2013/10/16/la-rumeur-du-9-3-la-strategie-de-dementi-est-elle-efficace/
Je serais ravie d’en discuter avec vous!
Merci Aurore
Avec plaisir pour poursuivre la discussion. J ai noté votre intéressante formation du 7 novembre maid malheureusement impossible pour moi de m y rendre. Je vous recontacte très vite. Cordialement
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