Uber : Jusqu’à quel niveau une communication provocatrice peut fonctionner ?
Dire qu’il existe une guerre de communication sans merci entre Uber et les chauffeurs de taxis traditionnels relève de la litote. Partout où l’application de réservation d’un VTC sur smartphone débarque, il s’ensuit de véritables batailles juridico-médiatiques où coups de poings, procès et insultes sous les caméras donnent le tempo d’un enjeu réputationnel où chaque protagoniste n’entend pas céder une once de terrain pour s’attirer les faveurs des usagers. A ce jeu, Uber est cependant loin d’être l’innocente et innovative start-up qui tente de se frayer un chemin dans un monde de brutes épaisses obtuses et rivées sur leur rente séculaire de taxi urbain. Si faire bouger les lignes et alimenter le débat incombe à une stratégie de communication, peut-on sciemment souffler sur les braises d’un côté et évacuer de l’autre les vraies problématiques à son seul et unique profit ?
A l’instar d’Attila, rois des Huns mettant l’Europe entière sous son joug, partout où Uber passe, le macadam des taxis trépasse (ou si peu). C’est peu de dire qu’en 5 ans d’existence, son fondateur et toujours actuel PDG, Travis Kalanick, a brûlé (ou presque) tous les feux rouges que les régulations nationales et les lobbies acharnés (concurrents VTC y compris) lui ont systématiquement objectés. Résultat : la start-up américaine revendique aujourd’hui 1 million de chauffeurs dans le monde, 2,4 milliards de kilomètres avalés annuellement, 311 villes et 58 pays desservis et « last but not least », un chiffre d’affaire évalué à 2 milliards de dollars pour 2015 et une valorisation boursière oscillant entre 40 et 50 milliards selon les projections des analystes (1).
Ce rouleau-compresseur a même engendré un néologisme anxiogène dans la bouche même du PDG de Publicis, Maurice Levy en décembre 2014 : « se faire uberiser ». En d’autres termes, la publication de l’avis d’obsèques des vieux fleurons économiques ne tient plus qu’à un fil et à l’appétit sans complexe des jeunes pousses affamées d’innovation, disruptives à souhait et arrogantes envers les règles en vigueur. N’y aurait-il pourtant pas un petit fond de vérité dérangeante dans la trop belle réputation qu’Uber s’échine à bâtir un peu trop binairement ?
Un allié paradoxal d’Uber : les taxis eux-mêmes
C’est peu de dire que les taxis traditionnels ont eux-mêmes creusé leur tombe réputationnelle depuis des années. Quelle que soit la ville considérée, irritabilité caractérisée, sens du service aléatoire, corporatisme obsolète jusqu’au bout des ongles, spéculateurs de plaques entre « amis » qui conduit à des pénuries de véhicules à certaines heures, opérations escargots à la moindre réformette qui pointe son nez surgissent avec une récurrence implacable et la liste est loin d’être close. Autant dire qu’avec de pareils attributs d’image, l’entièreté de la profession n’a fait que se liguer contre elle au fil du temps une quantité d’acteurs entre usagers excédés, artisans indépendants pressurisés et décideurs politiques impuissants. Dès lors, l’idée d’écorner leurs avantages ou de bousculer leur mode de régulation a même le don de susciter de larges sourires chez de nombreuses personnes. Tout le monde a pourtant encore en mémoire l’enterrement en catimini en 2008 du rapport Attali qui préconisait de libéraliser un marché des taxis consanguin et archaïque. Enterrement effectué sous la simple menace de quelques journées d’action où le trafic routier était paralysé dans les grandes villes.
A force de multiplier les entraves et même de se livrer à des actes encore plus délictueux comme démolir un VTC ou frapper physiquement des chauffeurs travaillant pour Uber ou d’autres compagnies, les taxis traditionnels avec la compagnie G7 en tête n’en finissent plus de se tirer des balles dans le pied et paradoxalement de faire gonfler la cote de sympathie de ces concurrents où ponctualité, qualité de service, information en direct du temps d’attente, voitures impeccables et politesse des chauffeurs sont les maîtres mots (même si là aussi les accrocs existent par ailleurs !). Uber a été clairement la première entreprise à pleinement tirer parti de la détestation populaire plus ou moins affirmée des taxis classiques. Qu’il s’agissent des emblématiques « black cabs » de Londres, des mythiques « yellow cabs » de New York ou des taxis «à Mimile » de Paris, les reproches n’en finissent plus de pleuvoir. Et ça, Uber l’a parfaitement intégré dans sa communication où la part belle est réservée à l’innovation et la créativité. Exemple récent en date : au dernier Festival de Cannes ultra-médiatisé (à se demander d’ailleurs s’il était encore question de 7ème art tant les marques phagocytaient les plateaux, les salles et les marches), Uber a signé un partenariat exclusif avec une société d’hélicoptères de la région pour transporter les stars en « Ubercopter » tout de noir paré (2). Effet garanti avec retombées médias à la clé et commentaires admiratifs des fanas d’Uber.
Uber est-il le Calimero du VTC ?
Le problème avec Uber est qu’il n’aime guère qu’on lui résiste. On ne compte plus ses innombrables démêlés administrativo-juridiques avec les villes. Rien que durant les dernières semaines écoulées, Uber est par exemple allé à la castagne à Montréal durant le Grand Prix de Formule 1. Des centaines de chauffeurs utilisant UberX ont vu leur voiture saisie par le Service de police de la Ville et le Bureau du taxi de Montréal. A Lausanne en Suisse, la municipalité veut contraindre la start-up américaine à appliquer les mêmes règles légales que les chauffeurs de taxis locaux. Au Royaume-Uni, la police mène des investigations des comptes d’utilisateurs qui auraient été hackés et délestés au passage de menues sommes d’argent. Contactée par les médias, la société Uber rejette la faute à des mots de passe trop faibles choisis par les usagers.
En France, le lancement d’UberPOP en France a été l’occasion de plusieurs échauffourées très virulentes (et certaines inadmissibles) entre les VTCistes et les taxis traditionnels. Vidéos et photos des incidents ont largement circulé sur les réseaux sociaux et ont été repris en boucle par les chaînes tout-info où les chauffeurs marseillais ont été notamment la « meilleure » des caricatures dont pouvait rêver Uber pour ensuite se poser en victime. Ce que n’a d’ailleurs pas manqué d’exploiter la communication d’Uber comme cette déclaration d’Alexandre Molla, directeur général chargé de l’expansion d’Uber France sur BFTMTV (3) : « Je suis scandalisé. Quel pays laisse des voyous intimider, insulter, et violenter des citoyens en dégradant leur véhicule personnel ? Ils desservent leur profession ». Difficile en effet de lui donner tort.
Uber est-il le Dark Vador du VTC ?
Cette victimisation est une marque de fabrique de la stratégie de communication d’Uber depuis ses origines. A chaque problème mettant en cause Uber, l’entreprise réagit systématiquement par des contorsions sémantiques subtiles où elle parvient en fin de compte à s’absoudre elle-même des fautes commises. Ainsi, lorsque Travis Kalanick, le PDG d’Uber est taclé par la presse, celui-ci n’en démord pas et réplique fermement (4) : « La hausse des tarifs ne se déclenche que pour maximiser le nombre de voyages et par conséquent réduire le nombre de voyageurs coincés. Si Uber ne pouvait pas répondre à la demande, les consommateurs viendraient à penser que le service n’est pas fiable et choisiraient de l’éviter dans le futur ». Un sophisme qui n’a pourtant guère été goûté par le ministre de la Justice estimant ces augmentations soudaines illégales.
Chaque mise en cause, même légitime d’Uber est automatiquement suivie de cris d’orfraie de la part de l’entreprise qui entend manœuvrer à sa guise et ne jamais plier sous les fourches caudines d’aucun législateur. Ces derniers jours, UberPOP s’est fait taper sur les doigts à Milan en Italie. Le juge a ordonné de bloquer pour l’instant l’application sous peine d’une astreinte financière quotidienne non négligeable. Aussitôt, Uber est monté au créneau en endossant l’habit du preux chevalier injustement freiné dans son combat (5) : « Nous regrettons la décision du juge que nous respecterons mais nous continuerons à nous battre par les voies légales afin que le public puisse continuer à jouir d’une alternative fiable et économique pour se déplacer dans les villes ». Et d’enchaîner dans la foulée sur son compte Twitter à l’adresse du premier Ministre Matteo Renzi (6) : « Aidez-nous à ne pas arrêter le changement » !
Au-delà de l’image, les spin doctors sont à l’œuvre
En plus de surfer sur son image de « libérateur » du transport automobile urbain, Uber n’hésite pas non plus à lorgner du côté plus « obscur » de la force en s’adjoignant les services de professionnels passés maîtres dans l’art de manœuvrer en coulisses pour défendre un profit exclusif : celui d’Uber ! En août 2014, la compagnie de Travis Kalanick avait déjà embauché un certain David Plouffe qui fut un ancien conseiller en communication de Barack Obama en 2008. Son rôle évoluant depuis quelque temps, Uber est allé récupérer une autre belle « prise de guerre » en la personne de Rachel Whetstone qui a longtemps opéré à la tête de la communication et des affaires publiques de Google. Une communicante très politique (proche du camp conservateur britannique de David Cameron) et volontiers adepte de la communication gros sel pour moucher un contradicteur. Comme le raconte un article du Guardian, elle n’avait pas hésité à publier un billet officiel où elle se payait ouvertement la tête du magnat de la presse Rupert Murdoch, empêtré dans des affaires d’écoutes illégales. En France, Uber a carrément débauché un ex-conseiller du ministère des Transports, Grégoire Kopp, pour lui confier la direction de la communication. Le même qui pourtant n’hésitait pas à assassiner la société de VTC avec des tweets mordants !
Il n’en demeure pas moins qu’Uber évolue sur une ligne de crête communicante plus risquée qu’il n’y paraît. Si elle a indéniablement secoué un marché sclérosé (et c’est tant mieux !), sa posture régulièrement arrogante et provocante (il n’est pas en effet pas bien difficile de faire grimper au cocotier de l’énervement des chauffeurs de taxis déjà à cran et souvent discrédités) peut lui jouer des tours. Même avec ses concurrents directs du secteur VTC, Uber est de surcroît loin d’être un acteur vertueux et ne se prive pas de coups bas pour porter atteinte à ce qui le gêne. De même, le traitement managérial des chauffeurs est de plus en plus souvent l’objet de polémiques récurrentes. Sans parler des contestations de consommateurs eux-mêmes traités parfois avec un mépris qui frôle le déni (particulièrement dans certains cas de harcèlement sexuel de clientes par des chauffeurs). Pour le moment, Uber n’a pas encore d’adversaire à sa taille. Mais attention, l’image sympathique du trublion qui secoue des taxis bougons pourrait se retourner à force de trop vouloir provoquer et passer en force. Et une fois qu’on est devenu Dark Vador, difficile de revenir en arrière !
Sources
– (1) – Nicolas Richaud – « 5 années de conquête mondiale en 10 dates » – Les Echos – 11 juin 2015
– (2) – Akhillé Aercke – « Pour le Festival de Cannes, Uber transporte ses clients en hélicoptère » – Le Figaro – 13 mai 2016
– (3) – Alexandra Gonzalez – « Marseille: Certains taxis menacent de jeter les voitures Uber à la flotte » – BFMTV.com – 10 juin 2015
– (4) – Ben Popper – « Uber surge pricing: sound economic theory, bad business practice » – The Verge – 18 décembre 2013
– (5) – Pierre de Gasquet –« La justice italienne ordonne la suspension d’UberPOP » – Les Echos – 11 juin 2015
– (6) – Ibid.
Pour en savoir plus
– Tom Huddleston Jr – « What you need to know about the latest Uber controversies » – Fortune – 10 décembre 2014
– Tx Zhuo – « What Uber needs to do to fix its reputation » – Fast Company – 10 février 2015
– Erika Semtei – « Understanding the Importance of a Good Reputation: Uber and UN Women » – Blog Crimson Hexagon – 24 mars 2015
– « Trois affaires qui enfoncent la réputation d’Uber » – France TV Info – 8 décembre 2014
– « Taxis parisiens : peuvent-ils se défaire d’une réputation calamiteuse ? » – Le Blog du Communicant – 10 février 2014
– « Réputation : à quoi joue exactement la compagnie Uber ? » – Le Blog du Communicant – 24 janvier 2014
4 commentaires sur “Uber : Jusqu’à quel niveau une communication provocatrice peut fonctionner ?”-
Guigui -
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Olivier Cimelière -
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Kamel -
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Olivier Cimelière -
La désignation récente de Grégoire Kopp, ancien conseiller du Ministère des Transports, à la tête de la communication de Uber France vient étayer votre excellent article.
Laurent Guigui
Merci Laurent ! J’ai en effet découvert cette nomination après la première publication de l’article ! Du coup, j’ai évidemment fait la petite mise à jour. Visiblement, je ne suis effectivement pas très loin de la réalité 🙂
Article intéressant et potentiellement évolutif tellement l’actualité d’Uber est chargée.
Attention au dernier paragraphe en doublon 😉
Merci Kamel pour l’oeil de lynx ! Je viens donc de corriger ce doublon ! Mes petits doigts sont décidément fâchés avec les logiciels de CMS 😉
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