Communication de crise & Lactalis : Quand une stratégie corporate pasteurisée vire au lait caillé d’un autre âge !

C’est peu de dire que la communication de crise du groupe Lactalis a viré au désastre intégral au fur et à mesure des retraits de laits infantiles contaminés à la salmonellose. A cela s’ajoute la cacophonie de la grande distribution qui reconnaît avoir continué à commercialiser les produits incriminés sans parler des révélations du Canard Enchaîné qui pointent l’amateurisme (ou la cécité ?) des services de contrôle de l’Etat et les légèretés de la direction laitière dans l’usine Lactalis de Craon, creuset initial de la crise. Là où d’autres auraient prestement communiqué et pris des mesures fortes, le PDG du groupe mettra près de 5 semaines à accorder une interview à un quotidien dominical tandis que son dircom sortira les rames sur les chaînes TV tout info. Vous n’avez pas rêvé ! Nous sommes bien en 2018 et la communication façon « hommes des cavernes » sévit encore et c’est gravissime.

Alors même que l’affaire Lactalis avait déjà commencé à déborder de la casserole, les Etats Généraux de l’Alimentation se félicitaient le 21 décembre dernier d’avoir réussi à tracer les contours « d’un projet de loi au début de cette année pour garantir des conditions de marché justes, efficaces, saines » et d’ainsi restaurer la confiance entre des consommateurs toujours plus suspicieux sur ce qu’ils mangent et boivent et des industriels vus comme des empoisonneurs patentés et/ou de cupides exploiteurs du monde agricole. L’enjeu est effectivement de taille d’autant que la filière alimentaire est loin de n’être qu’une association de margoulins se souciant peu de la qualité de ses produits et de la santé de ses consommateurs. En revanche, compter dans ses rangs un énorme acteur comme Lactalis à la communication moyenâgeuse (si tant est qu’on puisse encore user du vocable « communication » dans son cas) est une épine dans le pied qui va relancer les polémiques suspicieuses autour des produits qui terminent dans les assiettes. Retour sur une crise qui ne pouvait que dégénérer. Et encore Lactalis s’en tire malgré tout plutôt « bien ». Les astres auraient pu être pires. A moins que …

C’est d’abord l’histoire d’une entreprise hors du temps

Photo Eric Dessons JDD

Rendez-vous compte que l’interview accordée le 14 janvier 2018 au Journal du Dimanche par Emmanuel Besnier (photo ci-contre) constituait son dépucelage médiatique ! Lui qui est pourtant à la tête de l’empire familial des produits laitiers  depuis 1999 à la mort de son père. Presque vingt années se sont écoulées sans que ne parle publiquement à des médias le n°1 d’une entité leader de son marché avec un chiffre d’affaires de 17,3 milliards d’euros en 2016, 75 000 collaborateurs dans 85 pays et 246 sites de production dans 47 pays (1). Une gageure que les 3 journalistes n’ont pas manqué de relever dans l’introduction de leur entretien avec l’homme qualifié depuis longtemps comme le plus invisible et secret du monde des affaires. Pourtant, Lactalis n’est pas novice en matière de crises diverses et variées. Le nom de l’entreprise est par exemple régulièrement mis en exergue dans la presse quand il s’agit de la fixation drastique des bas prix du lait acheté aux agriculteurs. Fixation tellement exigeante qu’elle a suscitée lors de l’été 2016 un rugueux bras-de-fer avec les organisations agricoles.

En octobre 2016, le magazine « Envoyé Spécial » essuie également les foudres du premier groupe laitier mondial pour avoir recueilli les témoignages de deux éleveurs laitiers financièrement étranglés par Lactalis (Emmanuel Besnier vient d’être débouté par la justice). La réaction sera à la hauteur de la discrétion maladive de ses dirigeants : communiqués de presse cinglants et se posant en victimes tout en envoyant les avocats faire le ménage chez les outrecuidants qui ont osé défier la parole du seigneur de la Mayenne.

Dans le JDD, Emmanuel Besnier soutient et explique cette communication sidérante qui s’est répétée à l’identique avec les laits infantiles contaminés à la salmonellose (2) : «  Le groupe a communiqué sur de nombreux éléments mais en réalité, on me reproche de ne pas avoir pris la parole personnellement. Nous sommes une entreprise discrète. Ma famille a grandi dans une culture de la simplicité et de la discrétion. C’est aussi la mentalité de notre région. Ici, en Mayenne, c’est vrai, c’est le travail d’abord, la parole après ».

Tous aux abris, c’est fini !

Il est vrai que certains autres industriels sont eux passés maîtres dans l’art du faire-savoir sans forcément disposer d’un savoir-faire avéré grâce à une communication cosmétique, offensive et sans complexes. Pour autant, la posture communicante d’Emmanuel Besnier ne tient pas la route en 2018. La jouer discret peut effectivement être une qualité dans cet univers surmédiatisé où n’importe quelle déclaration peut vite être mal interprétée, démantibulée et jetée en pâture au tribunal bavard des réseaux sociaux. Mais être amnésique et muet lorsqu’on a déjà eu à faire à des cas similaires devient alors un choix stratégique plutôt glissant. En 2005, l’ONG FoodWatch avait notamment déjà épinglé l’usine de Craon (la même qui est aujourd’hui au cœur de la tempête médiatique) pour une contamination à la salmonellose de produits infantiles qui avait causé une vingtaine de nourrissons malades (3). D’ailleurs, l’Institut Pasteur en a remis une couche début janvier en déclarant que (4) : « D’après les analyses, les deux salmonelles, celles de 2005 et de 2017, sont extrêmement proches ».

Et si l’on reprend les éléments chronologiques mentionnés par deux articles du Canard Enchaîné, il est question de dates surprenantes qu’un PDG si investi dans son entreprise, ne peut décemment ignorer. Dans son numéro du 3 janvier 2018, le palmipède satirique cite un expert (5) : « Comment les contrôleurs s’y sont-ils pris pour ne détecter en septembre aucune salmonelle alors que l’on sait aujourd’hui après enquête, que l’usine était infecté depuis février au moins ? ». Au mois d’août puis en novembre, Lactalis avait lui-même repéré des souches suspectes dans son usine de Craon, dixit le même hebdomadaire. Dès lors, pourquoi ne pas tenir compte de ces signaux plus que pas faibles de crise en puissance ? Tout communicant sait pertinemment qu’une anomalie est vecteur de crise potentielle. Soit celle-ci est corrigée avec de nouvelles procédures et le retour à la normale s’effectue. Soit, on ignore, on ergote ou on tergiverse et on prend le risque qu’un élément déclencheur à un instant T (qui peut être plus loin dans le temps) ouvre la boîte de Pandore et alimente alors la polémique.

Le syndrome de la tour assiégée

Ce type de réaction est fort répandu dans les entreprises où la communication interne est réduite à sa plus simple expression et où la remontée d’informations se fait au compte-goutte et via des canaux bien spécifiques. Ce fut notamment le cas avec le DieselGate de Volkswagen. Nombre de managers étaient tétanisés à l’idée de s’inscrire en faux contre les volontés du PDG de l’époque qui clamait à tout va que ses moteurs diesel étaient les plus propres du monde. On connaît la suite. Et il n’est pas interdit de penser que c’est un mécanisme similaire qui s’est produit chez Lactalis. On ne dit rien, on joue la montre et on croise éventuellement les doigts pour qu’aucun autre événement ne vienne contrarier les embarrassantes découvertes.

Pourtant, la salmonellose est une bactérie que les industriels de l’alimentaire connaissent très bien et qu’ils ont en permanence dans le viseur pour l’éradiquer en cas d’apparition. Le dit événement surviendra le 2 décembre 2017 lorsque la Direction générale de la Santé (DGS) annonce avoir procédé au retrait et au rappel de 12 lots de laits infantiles 1er âge commercialisés sous trois marques différentes et tous produits dans l’usine Lactalis de Craon. Raison de cette décision : 20 jeunes enfants âgés de moins de 6 mois ont été contaminés dans 8 régions différentes par ces produits contenant la salmonelle.

Cacophonie communicante

Dès lors, Lactalis est mal engagé. L’entreprise a beau poster une bannière d’information sur son site Web au sujet du retrait des produits puis annoncer suspendre partiellement l’activité de l’usine suspectée. Il est trop tard. Sans compter que Lactalis paie aussi au passage sa culture obsolète de la communication blindée. En effet, un rappel de produit (bien qu’il soit souvent vécu par l’entreprise comme un événement traumatisant où réputation de la marque et confiance des consommateurs peuvent rapidement s’évaporer) ne sonne pas forcément le glas réputationnel. Si certains fondamentaux sont respectés, la communication qui accompagne la crise, peut aider à surmonter les obstacles et même être source d’améliorations et de confiance pour ses clients. Il suffit de consulter les sites de la DGCCRF ou des organisations consuméristes comme Que Choisir et 60 millions de consommateurs pour noter que les rappels ne sont pas des exceptions où la marque est systématiquement étrillée par les médias et les réseaux sociaux. Pourquoi ? Parce que la marque joue d’emblée la transparence envers ses consommateurs mais aussi son réseau de distribution pour retirer les produits défectueux.

Lactalis n’étant pas par essence une organisation très tournée vers son écosystème, elle a choisi de se retrancher derrière la décision administrative. Cela aurait pu être la bonne solution si les 12 premiers lots rappelés avaient été les seuls et que l’histoire s’arrêtait là. Or, c’était loin d’être le cas. Le 9 décembre, Lactalis annonce un nouveau rappel de 600 lots et encore, sous la pression du ministère de l’Economie. Lequel étendra ensuite le périmètre des retraits. Parallèlement, les actions judiciaires s’enclenchent. Une première plainte est déposée par un père de famille dont le nourrisson a consommé un des laits concernés. Puis, l’association de consommateurs UFC-Que Choisir annonce également son intention de porter plainte. Enfin, s’ouvre une enquête préliminaire du Parquet pour « blessures involontaires », « mise en danger de la vie d’autrui », « tromperie aggravée » et « inexécution d’une procédure de retrait ». N’en jetez plus, les boîtes sont pleines !

Or, plus les nuages s’amoncellent, plus Lactalis se recroqueville, se fait convoquer à Bercy le 12 décembre et se retrouve dans le viseur d’un reportage de Cash Investigation diffusé le 16 janvier (voir par ailleurs la mise à jour de l’article à la fin). Autant dire une véritable hécatombe communicante où les réseaux sociaux s’en sont donnés à cœur joie et la presse d’y consacrer ses gros titres avec la régularité d’un métronome. Expert en réputation digitale, le chercheur belge Nicolas Vanderbiest s’est penché sur la propagation digitale de la crise Lactalis. A la différence des bad buzz qui sont souvent des éruptions spontanées qui s’effilochent au bout de 24 ou 48 heures, l’affaire Lactalis n’a cessé d’alimenter les conversations. Et comme l’entreprise est restée avare d’explications avec un PDG aux abonnés absents, la cristallisation n’a pas manqué d’opérer. Ceci d’autant plus que Lactalis est totalement absent des réseaux sociaux donc pas vraiment de surcroît en mesure de saisir la teneur de la crise qui l’accable.

Emmanuel Besnier pourra bien clamer dans le JDD : « Nous indemniserons toutes les victimes », Lactalis n’est plus audible car la question centrale s’est déplacée sur un deuxième terrain sans réponse à l’heure actuelle : comment un groupe aussi important a-t-il pu faillir à ce point dans ses processus industriels alors même qu’il avait affronté un épisode similaire une décennie plus tôt ?

Requiem pour Lactalis ?

Une chose évidente est que la réputation de Lactalis sortira de cette affaire très écornée surtout si d’autres éléments à charge venaient à être découverts ultérieurement. En revanche et malgré les sidérantes erreurs de communication commises par la société, cette dernière peut s’estimer « heureuse » jusqu’à présent. Tout d’abord, les deux marques de ses produits infantiles mises en cause sont Picot et Milumel. Des marques certes connues des jeunes parents mais qui n’ont pas l’aura de marques concurrentes comme Blédina, Gerber ou encore Nidal de Nestlé. Du coup, le feu médiatique s’est focalisé sur la marque Lactalis qui elle, est dorénavant en situation périlleuse. Elle ne mourra pas pour autant mais son nom est inéluctablement associé à un scandale sanitaire de taille tout comme le laboratoire Servier le fut avec son médicament le Mediator (à tel point que l’entreprise  a plusieurs fois réfléchi à changer de nom).

L’autre « atout » qui a limité la casse pour Lactalis est l’absence de morts. La remarque peut paraître cynique (ce n’est pas mon intention !) mais un ou des bébé(s) décédé(s) à cause de la salmonellose des produits Lactalis aurai(en)t complètement modifié l’écho crisique et amplifié l’émotion légitime de l’opinion publique qui est déjà suffisamment sur des charbons ardents pour tout ce qui touche à l’enfance. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à regarder les débats autour des 11 vaccinations obligatoires décrétées par le gouvernement. En revanche, l’interview du JDD aura surtout permis d’avoir un joli scoop pour les trois journalistes. Lorsqu’on lit en effet le contenu, on a la fâcheuse sensation d’un dialogue pesé au trébuchet (pour ne pas dire relu et amendé, ce qui ne serait pas si surprenant au regard de l’atavisme anticommunicant de Lactalis).

Néanmoins, le groupe va vite devoir opérer sa révolution copernicienne sur le sujet de la communication d’autant plus qu’il fabrique et commercialise suffisamment de produits alimentaires (dont des marques nettement plus célèbres comme Président, Lactel, Bridel, etc). Plus que refondre la communication caverneuse de Lactalis, il s’agit maintenant d’injecter une importante conduite du changement, à commencer par apprendre l’ouverture aux parties prenantes et ceci depuis le PDG si silencieux de nature. A cet égard, Emmanuel Besnier pourrait largement s’inspirer d’un Michel-Edouard Leclerc qui n’a d’ailleurs pas barguigné lors de la crise Lactalis. Si ce dernier sait aussi être un redoutable bretteur parfois de mauvaise foi, il n’en demeure pas moins un dirigeant qui ne vit pas reclus dans sa demeure bourgeoise à craindre l’ombre d’un micro. Surtout qu’en anticipant, Lactalis aurait largement pu s’épargner tout ce barouf médiatique.

Mise à jour du 16 janvier à 23 h 00 : Je ne sais pas qui est l’agence de communication derrière le compte Twitter @groupe_lactalis créé « opportunément » ce jour à 21h00, pile poil en même temps que la diffusion du reportage de Cash Investigation. Et sur le plateau de Cash Investigation, le dircom de Lactalis récite ses mantras éculés alors que la crise règne depuis plus de 5 semaines. En même temps, je compatis pour lui. Redorer l’image d’un groupe qui depuis des décennies, a fait de l’opacité une règle de communication, c’est envoyer à la boucherie médiatique un bon soldat.

Sources

– (1) – Chiffres clés du site Web corporate de Lactalis.
– (2) – Juliette Demey, Hervé Gattegno et Vivien Vergnaud – « Nous indemniserons toutes les victimes » – Le Journal du Dimanche – 14 janvier 2018
– (3) – Jean-François Arnaud – « Comment la communication désastreuse d’Emmanuel Besnier pénalise Lactalis » – Challenges – 12 décembre 2017
(4) – « Salmonelle dans le lait infantile Lactalis : la même bactérie qu’en 2005 ? » – AFP et Le Point – 8 janvier 2018
– (5) – Christophe Labbé – « Lait infantile : les contrôleurs étaient aveugles » – Le Canard Enchaîné – 3 janvier 2018



2 commentaires sur “Communication de crise & Lactalis : Quand une stratégie corporate pasteurisée vire au lait caillé d’un autre âge !

  1. simona  - 

    J’ai regardé Envoyé Spécial ou Cash Investigation hier soir, et souhaite revenir sur des erreurs flagrantes, A le gouvernement ne connait pas les comptes de Lactalis,totalement faux, Lactalis envoie son bilan à l’administration fiscale comme toutes les entreprises , par contre comme pas mal d’entreprises ils ne déposent pas leurs comptes au tribunal de commerce, cela certainement par crainte qu’ils ne soient épluchés par la concurrence. Sur la cooperative de Yoplait et le report à nouveau en réserves des bénéfices, toutes les entreprises portent 60 à 80% de leurs résultats en réserve rien de spécial, Tout cela était très orienté, dans ce secteur d’activités la France se fait tailler des croupières par les Allemands et les Italiens qui nous ont dépasses fortement au Canada en Inde pour fromages & autres produits, lire l’analyse de @bernard jomard qui explique assez bien ce marché : http://bernard-jomard.com/2016/02/08/comprendre-la-crise-du-business-agricole/

    1. Olivier Cimelière  - 

      Bonjour
      Merci pour vos commentaires. Permettez moi juste d’ajouter qqs remarques. Le géant du lait Lactalis refuse de publier ses comptes. C’est pourtant une obligation depuis la loi Sapin 2 en 2016. De plus, l’argument de la concurrence est partiellement caduque. D’immenses groupes cotés publient des rapports annuel financiers car là aussi c’est une obligation. C’est évidemment épluché par la concurrence. Pour avoir moi même travaillé dans de tels groupes, nous avons tjs veillé à diffuser les infos requises par la loi tout en protégeant celles qui pourraient « aider » la concurrence.
      A la différence près que les infos stratégiques ne sont pas tant dans les infos financières (hormis le business plan) mais aussi et surtout dans les dépôts de brevet, les processus de fabrication, les accords commerciaux, etc …. Des éléments qui sont en revanche l’objet d’un maximum de confidentialité.
      L’argument de ne pas publier ses comptes par crainte de la concurrence est un biais fallacieux. Danone le fait bien et n’est pas mort pour autant. Or le vice président du tribunal de commerce de Laval qui a autorité pour réclamer la publication des comptes est par ailleurs un cadre chez … Lactalis ! CQFD … D’ici à ce que les autorités trouvent des systèmes d’optimisation fiscale et autres techniques que la non publication de comptes permet justement d’occulter

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