Unilever fait la chasse aux influenceurs tricheurs. Une initiative à encourager ?

Serait-ce la fin de la poule aux œufs d’or pour les petits malins de l’influence en ligne frelatée ? Probablement pas totalement et pas tout de suite. Néanmoins, la récente prise de position de Keith Weed, directeur de la communication et marketing d’Unilever basé au Royaume-Uni a jeté un pavé dans la mare aux tricheurs. Deuxième annonceur mondial en termes de budgets publicitaires dépensés, le géant des biens de grande consommation entend combattre la fraude digitale et les influenceurs qui gonflent artificiellement leurs profils pour mieux les monnayer ensuite auprès des marques et des entreprises. Simple effet d’annonce ou véritable enjeu de réputation ?

Acheteurs compulsifs de faux fans, adeptes frénétiques du mass-following ou bidouilleurs patentés de bots vont devoir sûrement y regarder à deux fois avant de s’autoproclamer influenceur digital et de lorgner sur les budgets communication et marketing que les entreprises consacrent à leurs marques pour se rapprocher de communautés en ligne de consommateurs. La triche qui sévit sur le Web social n’est pas nouvelle et nombreux sont celles et ceux qui y ont cédé pour diverses motivations. Seulement, à force de mordre allègrement les lignes jaunes, on se fait parfois rattraper par la patrouille. C’est en tout cas le mot d’ordre lancé par Unilever le 18 juin lors du festival international des Cannes Lions qui rassemble le gotha des professionnels de la publicité, marketing et communication. Par la voix de son dircom et marketing Keith Weed, la multinationale a annoncé qu’elle allait intensifier sa lutte pour une plus grande transparence dans les pratiques de communication et d’influence digitales.

Unilever part en croisade

Personne ne pourra plus dire qu’il ne savait pas. Unilever n’en est pas en effet à son premier coup de semonce à propos du marigot du Web social et ses remugles de fake news, de haine gratuite et d’imposteurs de l’influence. En février 2018, le fabricant anglo-néerlandais de Dove, Knorr, Axe, Rexona, Signal, Magnum, Skip (pour ne citer que les marques les plus connues) avait déjà tonné contre les grandes plateformes digitales, Facebook et Google en tête, et les réseaux sociaux. C’est encore Keith Weed qui avait pris le mors aux dents et déclaré sans ambages (1) : « Unilever, en tant qu’annonceur fiable, ne veut pas mettre de publicités sur des plates-formes qui ne fournissent pas une contribution positive à la société (comme) les fake news, le racisme, le sexisme, les messages de haine diffusés par des terroristes, les contenus toxiques à destination des enfants (…) Il est dans l’intérêt des médias numériques d’écouter et d’agir sur ce sujet ». La problématique n’est effectivement pas neutre car des marques voyaient soudainement leurs bannières publicitaires s’afficher sur des sites propagandistes très controversés.

En 2016, Kellog’s, numéro 1 mondial des céréales (qui ne fait pas partie d’Unilever), avait remarqué que l’image de ses produits s’affichait notamment sur le site Breitbart News animé par Steve Bannon, l’ex-conseiller ultra-droitier de Donald Trump. En cause : les programmes automatisés des régies d’achat d’espace en ligne chargées de pousser les publicités auprès des internautes. Kellog’s a aussitôt ordonné le retrait de ses annonces du site controversé. Cependant, les cas d’affichages inappropriés ont continué à se multiplier. C’est d’ailleurs dans cette optique que s’est créé le collectif en ligne d’internautes baptisé Sleeping Giants fin 2016. Leur but ? Alerter les entreprises et les marques qui se retrouvent à financer à leur insu des sites haineux via l’achat d’espaces publicitaires. L’initiative s’est très vite enrichie d’une version française qui opère de la même façon et interpelle les marques sur Twitter dès lors qu’elles notent leur présence publicitaire sur des sites extrémistes.

Sans confiance, pas d’influence

Si Facebook, Google et consorts ont progressivement commencé à s’atteler à ses collisions dommageables de contenus, Unilever n’entend pas relâcher la pression sur les piliers du Web social comme l’a réitéré Keith Weed à Cannes (2) : « En Février, j’avais dit que nous avions besoin de reconstruire la confiance entre nos écosystèmes digitaux et la société au sens large. Une des façons d’y parvenir est d’accroître l’intégrité et la transparence au sein de l’espace des influenceurs. Nous avons besoin de traiter ce point avec du contenu responsable, des plateformes responsables et des infrastructures responsables ». Cette remarque est intéressante à plus d’un titre. Elle ne se contente pas effectivement de cibler les médias sociaux qui ont certes leur part de responsabilité à assumer. Elle s’attaque à une autre plaie d’Internet : les tricheries en tout genre que certains éditeurs de contenus (voire copieurs/colleurs !) n’hésitent pas à commettre pour se rendre incontournables et monétiser leurs services auprès des annonceurs.

L’enjeu n’est pas neutre pour les entreprises. En premier lieu, la réputation de leurs marques risque d’être affectée en s’associant avec des acteurs digitaux magouilleurs. Or, l’état de grâce dont jouissaient jusqu’à présent les contenus émanant d’influenceurs, commence tout doucement à s’effriter. L’édition 2018 du Baromètre de la Confiance d’Edelman le pointe. Pour la première fois, les internautes témoignent de plus en plus d’une certaine réserve envers les contenus glanés sur les réseaux sociaux. 18ème du nom, l’étude met en exergue une légère décrue de la confiance dans ces derniers avec un recul d’un point. Les moteurs de recherche ne sont pas épargnés non plus avec une perte de 5 points et un degré de confiance qui se stabilise à 54%. PDG de l’agence de communication éponyme, Richard Edelman avance une explication (3) : « Face aux nombreuses fake news et face à cette méfiance vis-à-vis des médias sociaux, on observe le retour en grâce du travail journalistique, du travail d’investigation et de la qualité de l’information. Les Français sont conscients de l’impact et de l’influence des médias».

Petit glossaire non-exhaustif de l’influence factice

Ceci étant dit, les fake news ne sont qu’une des déviances (certes pas la moindre !) que des acteurs digitaux pratiquent sans vergogne. Maintenant que les médias sociaux se sont dorénavant immiscés dans le quotidien des internautes, l’audience et l’engagement de ceux-ci sont devenus une source conséquente de business. Et là, les astuces pullulent pour devenir l’influenceur à la mode, se retrouver invité à des événements prestigieux, garnir au passage son compte en banque et faire ronronner son ego numérique. Consultante en stratégies digitales, Aurélie Siou s’en agace tant le phénomène ne cesse de croître (4) : « Voici venu l’ère des faux influenceurs proclamés, mais qui pilote l’avion?! Ils se reproduisent sur la toile comme une épidémie…Les réseaux sociaux pullulent de ce genre de profils narcissiques. Cette culture de l’apparence ou chacun se galvanise d’un titre qu’il serait bien incapable de définir, est donc devenu un modèle économique… ou pas! Icônes de la surconsommation et de la culture du vide, pas de doute. “Influenceurs”, non! Et j’ai envie de dire que c’est un peu comme le “name dropping”, c’est de la poudre aux yeux, c’est futile et ça noie bien le poisson ! ».

Et le moins qu’on puisse dire est que ces « fake influenceurs » ne s’embarrassent pas de préventions. Ils recyclent les vieilles ficelles de trucages digitaux qui commencent avec l’achat de faux fans, des auto-partages programmés via des comptes bidons et des bots, du mass-following, de recyclage de contenus édités par d’autres, de backlinks abusifs, etc. Sans parler du marché parallèle de l’influence à vendre qui s’est mis en place pour abreuver qui veut faire miroiter des chiffres faramineux à de potentiels annonceurs. Même si les plateformes comme Twitter, Instagram, etc opèrent de temps à autre des coups de balai dans ce carnaval des faux masques, ces pratiques demeurent largement répandues. Pas étonnant donc que dans ces circonstances, un groupe comme Unilever veuille à son tour mettre de l’ordre dans la flopée d’influenceurs qui collaborent pour ses marques. Il en va de la crédibilité de l’entreprise. Keith Weed est inflexible sur cet enjeu (5) : « Chez Unilever, nous pensons que les influenceurs sont un canal important pour toucher les consommateurs et développer nos marques. Ce pouvoir provient d’une connexion profonde, direct et authentique avec les gens mais certaines pratiques comme acheter des abonnés peuvent facilement saper ces relations (…) La clé pour améliorer la situation est triple : nettoyer l’écosystème des influenceurs en supprimant l’engagement trompeur, rendre les marques et les influenceurs plus conscients des pratiques malhonnêtes et améliorer la transparence des plateformes sociales pour que les marques mesurent l’impact. Nous devons urgemment passer à l’action pour reconstruire la confiance avant qu’elle ne soit partie pour toujours ». On ne saurait être plus clair !

Communicants, cultivez-vous pour débusquer les faux

Au-delà des aspects de réputation et de confiance qui sont fondamentaux, il y a aussi un challenge financier. En 2017, Unilever a par exemple déboursé près de 7,7 milliards d’euros pour la promotion de ses marques dans le monde entier dont un tiers est capté par des canaux digitaux (6). Autre indicateur qui reflète l’immensité de la problématique : en 5 ans, les investissements de l’entreprise dans les médias numériques ont doublé tandis que le coût alloué à la création de contenus numériques a bondi de 60% (7). A la lumière de ces montants, on saisit effectivement mieux le caractère crucial qu’il y a à éradiquer les fraudeurs de l’influence en ligne. C’est d’autant plus crucial que tout le monde est concerné : vrais influenceurs, agences de communication, marques. Si l’on laisse le ver dans le fruit proliférer, c’est tout la chaîne d’influence qui sera corrompue et les internautes se détourneront ou pire, suspecteront même ceux qui restent dans l’éthique et les bonnes pratiques.

Alors, existe-t-il des solutions ? Oui clairement même s’il n’y a pas de martingale absolue pour mettre à jour les adeptes de la gonflette numérique. La première urgence est d’accroître la connaissance et la compréhension du digital chez les professionnels de la communication et du marketing. Trop de personnes se font encore leurrer par des façades et des promesses enjôleuses, faute de saisir réellement le fonctionnement de l’influence vertueuse sur les réseaux sociaux. Ce chantier d’explication et d’évangélisation est prioritaire. Plus nombreuses seront les personnes en capacité de lire entre les lignes et les statistiques, plus compliquée sera la vie des influenceurs abusifs. Cela passe notamment par une implication accrue des communicants et des marketeurs qui ne doivent pas se contenter d’acheter des outils et des tableaux de bord mais aussi de se former, de pratiquer et de s’entourer de vrais experts.

Il s’agit par exemple de savoir qu’un profil Twitter qui affiche fièrement plus de 972 000 abonnés tout en prétendant suivre plus de 81 700 profils (NDLR : ce profil existe en plus et en fait commerce !), a toutes les chances d’être un pseudo influenceur fana de mass-following. Une technique qui consiste à s’abonner en masse à des comptes en misant sur l’abonnement réciproque de la personne suivie. Et le pire est que cela fonctionne techniquement puisque les experts estiment à 20% en moyenne le taux de nouveaux abonnements ainsi récoltés. Pour autant, l’influence est souvent nulle ou totalement biaisée. Surtout si l’on corrèle ces chiffres avec le taux de retweets, le nombre de commentaires, etc. de l’influenceur qui se présente comme tel. Sans cette acquisition de culture digitale, les influenceurs bidon risquent d’avoir encore de beaux jours devant eux, de continuer de pérorer et de se targuer de communautés impactantes. Il est capital que l’influence façon « village Potemkine » soit enfin débusquée et remise à sa juste place. C’est-à-dire pas grand-chose. Il faut vraiment se réjouir de voir des groupes comme Unilever sonner le tocsin.

Sources

– (1) – « Unilever menace les plates-formes numériques de boycott publicitaire » – Le Monde.fr – 13 février 2018
– (2) – Communiqué de presse d’Unilever – 18 juin 2018
– (3) – Marc Michiels – « Le baromètre de la confiance Edelman 2018 » – Culture RP – 8 février 2018
– (4) – Aurélie Siou – « Après les “fake news”, les “fake influencers”, attention aux contrefaçons! » – Linkedin – 31 octobre 2017
– (5) – Communiqué de presse d’Unilever – 18 juin 2018 https://www.unilever.com/news/press-releases/2018/unilever-calls-on-industry-to-increase-trust-transparency-and-measurement-in-influencer-marketing.html
– (6) – « Unilever menace les plates-formes numériques de boycott publicitaire » – Le Monde.fr – 13 février 2018
– (7) – Ibid.