Traçage Covid-19 : Quels leviers de communication pour l’acceptabilité sociale d’une application ?

Qui aurait cru que les technologies numériques s’inviteraient autant au débat dans la lutte contre la pandémie de coronavirus ? D’un côté, il y a les adversaires obstinément rétifs à toute forme de traçabilité des données personnelles de santé. De l’autre, il y a les fervents adeptes du solutionnisme technologique pour disposer d’une réponse sanitaire radicale et ciblée face à la propagation du virus. Entre ces deux tenants, il y a une société transie de peur (parfois irrationnelle), d’exigence de risque zéro mais aussi de défiance exacerbée et de colère à l’égard des autorités gestionnaires de la crise. Cette équation de communication confine-t-elle à la quadrature du cercle (ou pas) alors que le gouvernement parle aujourd’hui d’une éventuelle application mobile StopCovid ?

Le 26 mars dernier sur l’antenne d’Europe 1, Stéphane Richard, PDG du groupe télécoms Orange, a jeté un sacré pavé dans la mare en expliquant que son entreprise collabore actuellement avec l’Inserm pour recueillir les données de géolocalisation anonymisées de ses abonnés dans l’optique de mieux comprendre d’éventuelles corrélations entre les mobilités individuelles et la diffusion potentielle du virus mais également de déterminer le niveau de respect des consignes de confinement. C’est ainsi que le grand public a appris que 17% des Franciliens « étaient partis » lors de la mise en place du confinement, tandis que la population de l’île de Ré avait « augmenté de 30% » (1) dans le même temps.

Ces données rendues anonymes par l’opérateur sont également présentées comme un outil particulièrement utile pour « améliorer les estimations prévisionnelles épidémiologiques par zone (…) et adapter en temps réel le système de soin aux prévisions de nouveaux cas » (2). En revanche, le PDG d’Orange se refuse à tout tracking individuel d’une personne ayant contracté le virus. Depuis, le gouvernement s’est emparé du sujet qu’il avait un temps mis sous le boisseau. Le 8 avril, Olivier Véran et Cédric O, respectivement ministre de la Santé et secrétaire d’Etat au Numérique, ont officiellement annoncé envisager la création d’une application mobile baptisée StopCovid et basée sur le volontariat pour (3) « limiter la diffusion du virus en identifiant des chaînes de transmission », voire poser les premiers jalons d’un futur déconfinement progressif. Un ambitieux chantier dont les enjeux de communication pour créer l’acceptabilité sociale sont loin d’être aisés à atteindre.

Une opinion publique bien mitigée

Le concept s’inspire de ce qui existe déjà opérationnellement dans d’autres pays (à des degrés variables en termes de niveau d’information récoltée). Une fois l’application installée volontairement sur son mobile et à condition d’avoir activé le mode de connexion en Bluetooth, le titulaire recevra des notifications dans le cas où il aurait eu des contacts avec un malade atteint du virus et se verra inviter alors à effectuer un test de dépistage. A ce jour, le projet est encore au stade exploratoire mais il n’a pas manqué de susciter une levée de boucliers tous bords politiques et sociaux confondus en dépit des précautions oratoires du ministre de la Santé (4) : « Il faut se garder du fantasme d’une application liberticide. Notre hypothèse est celle d’un outil installé volontairement, et qui pourrait être désinstallé à tout moment. Les données seraient anonymes et effacées au bout d’une période donnée. Personne n’aura accès à la liste des personnes contaminées, et il sera impossible de savoir qui a contaminé qui ».

Pourtant, un sondage Ifop-Fondation Jean-Jaurès paru le 12 avril dessine une opinion publique nettement plus contrastée et réticente à l’idée d’embarquer une telle application dans un smartphone. Si 53% sont clairement hostiles à un dispositif qui serait imposé par les autorités sanitaires (5), les suffrages ne sont guère plus enthousiastes dans une configuration reposant cette fois sur le volontariat (piste privilégiée pour l’instant) : 46% se disent prêts à installer StopCovid mais quasiment autant (45%) déclarent qu’ils ne le feraient pas. Autant dire que la question de l’acceptabilité ne coule pas de source même si par ailleurs, l’enquête souligne qu’elle a tendance à être plus forte chez les personnes ayant un usage habituel du smartphone et d’applis mobiles. Il n’en demeure pas moins que si StopCovid finit par voir le jour, il lui faudra gagner en confiance auprès d’une majorité suffisamment vaste d’utilisateurs pour que le dispositif soit viable d’un point de statistique et épidémiologique. Dans le cas contraire, autant mettre à la benne un outil qui serait voué à être marginal. Selon le journaliste spécialisé nouvelles technologies, Olivier Tesquet, « les chercheurs s’accordent à dire qu’il faut enrôler au moins 60% de la population pour qu’une application soit efficace » (6).

Une réticence intrinsèquement française mais pas que …

Ensuite, la France est culturellement un pays allergique d’emblée aux mesures perçues comme sécuritaires et par extension comme entraves à la liberté individuelle. L’ancien ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet (qui vient de s’éteindre ces jours derniers) en a par exemple clairement fait l’expérience en 1979 en imposant en toutes circonstances le port obligatoire de la ceinture de sécurité à l’avant des véhicules. Nombreux furent les réfractaires immédiats invoquant divers arguments pour ne pas boucler la ceinture lorsqu’ils étaient au volant ou assis à côté du conducteur. Tout récemment, le phénomène s’est encore vérifié avec la mise en place du confinement et les astuces déployées par nombre de citoyens français pour s’en affranchir ou contourner. A ce jour, ce sont plus de 528 000 verbalisations qui ont été dressées pour non-respect.

Dans le cas d’une application mobile, la réticence potentielle est encore plus phénoménale au-delà même de l’indécrottable atavisme contestataire français. Les révélations d’Edward Snowden en 2013 sur la collecte massive de données personnelles opérée par les services de renseignements américains et britanniques ont levé un premier voile sur la froide réalité du numérique. Plus on recourt à ses services (pour la plupart gratuits et ludiques), plus on concède en retour des pans entiers de vie privée aux plateformes et par extension, aux autorités d’un pays disposant d’accès informatiques spécifiques. L’affaire Cambridge Analytica/Facebook qui a explosé en 2018 n’a fait qu’enluminer la persistance de pratiques délétères concernant l’exploitation des données personnelles. Aujourd’hui, le digital est assimilé très rapidement à du flicage organisé (même si paradoxalement, les Français continuer de gaver Facebook et consorts de données parfois très intimes !).

Dessin KAK/L’Opinion

Jusqu’où pousser le curseur du traçage ?

Pourtant, il est encore certains technologistes béats pour s’esbaudir en permanence devant les solutions technologiques déployées en Asie ou ailleurs afin d’enrayer la propagation du coronavirus et d’identifier les porteurs asymptomatiques et les malades. Esquivant peut-être un peu trop prestement le degré d’intrusion que d’aucuns pratiquent en divers lieux du globe. En Israël, l’agence de sécurité intérieure, le Shin Bet, a par exemple obtenu le droit légal depuis mi-mars d’hacker les téléphones portables de patients atteints du Covid-19 et de surveiller leurs mouvements. En Pologne, les personnes en quarantaine pour cause de coronavirus doivent régulièrement envoyer des selfies pour attester de leur respect du confinement. En cas de manquement, la police débarque à leur domicile sous 20 minutes. Enfin, en Chine, l’usage maximal de la surveillance numérique est à son comble entre espionnage des données, drones à caméra thermique, attribution d’un score social et reconnaissance faciale. Il existe même une entreprise de services de livraison à domicile qui indique la température corporelle de son livreur au client final (voir photo ci-dessous).

Tous ces exemples mettent en évidence l’extrême volatilité du curseur en matière d’exploitation de données personnelles, et encore plus lorsqu’il s’agit de santé. La plupart des exemples cités ci-dessus provient certes de pays où le régime ne tergiverse guère dès lors qu’il s’agit de faire preuve d’autoritarisme poussé d’autant plus que les populations n’ont pas vraiment d’autres options à leur disposition, ni les moyens de s’insurger. En revanche, cette association d’image « technologique numérique = atteinte aux libertés individuelles » n’est pas à prendre à la légère en France comme dans les pays occidentaux. Le fichage industriel effectué par l’Allemagne nazie et ses affidés durant la Seconde Guerre Mondiale reste encore traumatique dans l’inconscient collectif tant il a abouti à un sinistre carnage humain.

Or, aujourd’hui, la puissance des data numériques n’est plus à prouver même si elle ne résout pas tout par ailleurs. La constitution de fichiers attenant à la santé des personnes n’est pas qu’une simple affaire de processus opérationnel pour mieux cerner le virus et préparer un futur déconfinement. Dans une récente interview, le journaliste Olivier Tesquet pose un pertinent questionnement (7) : « Édouard Philippe a déjà prévenu que (…) le « contact tracing » était une hypothèse tout à fait envisageable. J’y vois une victoire à la Pyrrhus : pour un bénéfice immédiat, nous serions prêts à sacrifier des libertés à moyen voire à long terme. La crise va durer dans le temps, des études britanniques et américaines montrent que les mesures de distanciation sociale pourraient durer jusqu’à deux ans, le temps qu’on trouve un vaccin et à condition qu’il marche. Les équilibres auxquels on touche sont loin d’être anodins. À quoi ressemblera la vie privée dans un an ? Dans quel état va-t-on retrouver le secret médical ? ».

Le traçage sur fond de fracture sociétale

L’exaspération sociale est l’autre défi qu’un projet d’application de traçage de données de santé doit absolument intégrer. Au-delà du fait qu’il existe par ailleurs 13 millions de Français peu ou pas à l’aise avec l’usage de l’outil numérique (qui seraient de facto exclus de StopCovid), la crise du coronavirus a achevé de mettre en évidence la poursuite de l’archipélisation sociétale que décrit l’analyste politique Jérôme Fourquet, avec ce que cela comporte de contestation et de colère. Et le projet d’appli StopCovid n’échappe pas à cette spirale virtuellement explosive. Le sondage Ifop-Fondation Jean-Jaurès révèle ainsi que les ruraux ne seraient que 37% à accepter de télécharger l’application contre 50% chez les urbains. Le clivage opère aussi au niveau des électeurs. Les sympathisants de la France Insoumise sont opposés à 68% là où les supporters de la République en Marche sont 61% à plébisciter.

Le 12 avril, le quotidien Le Parisien a publié des extraits issus de notes confidentielles des services de renseignement intérieurs. Ils font notamment état des commentaires radicalisés qui circulent sur les réseaux sociaux. La lecture de ces derniers donne une idée assez précise de l’inflammabilité que crise du coronavirus et projet StopCovid suscitent (8) : « le confinement est utilisé pour harceler, humilier et parfois tuer ceux identifiés à risque par le pouvoir : les habitants des zones pauvres ». Quant au sujet du traçage, il est assimilé à un dispositif qui « surveille les corps et l’âme de la plèbe ». A cela, il faut ajouter la polémique tenace autour de la difficulté de se procurer des masques et/ou faire des tests de dépistage. Or, ce sont précisément ces mesures (sans doute plus concrètes et moins intrusives aux yeux des Français) qui sont nettement plus consensuelles avec par exemple 79% de personnes acceptant de porter un masque dans le sondage Ifop-Fondation Jean-Jaurès.

Transparence et exclusivité sinon rien

Si techniquement, le traçage numérique offre de toute évidence des perspectives non-négligeables pour faire reculer la pandémie du coronavirus, le gouvernement va devoir impérativement jouer la carte de la totale transparence si d’aventure le dossier StopCovid doit aboutir à une mise en œuvre sur le terrain. Cette transparence devra s’exercer au-delà de l’outil intrinsèque pour espérer recueillir cette acceptabilité sociale sans laquelle rien ne pourra se faire. Or à l’heure actuelle, le flou entoure le projet. Hormis le critère du volontariat et l’anonymisation des données qui sont pour l’instant acquis, qui serait par exemple l’instance opératrice, quels contrôles de tiers acteurs seraient possibles pour s’assurer du respect de l’éthique et de la vie privée, quelle durée de vie serait allouée à cette application après la crise, quel niveau de protection et de cryptage face au piratage (sachant en plus que la norme Bluetooth n’est pas exempte de failles de sécurité), etc. Autant de questions qui sont en suspens et qui ne concourent pas vraiment à lever les résistances déjà exprimées.

A cet égard, le Chaos Computer Club, un collectif européen de hackers (le plus ancien et le plus important au monde) qui milite pour un usage éthique des données technologiques et l’accent mis sur l’anonymat et la protection de la vie privée, s’est récemment exprimé sur le sujet d’une application européenne destinée à combattre le Covid-19. Dans un billet de blog, l’association édicte 10 commandements impératifs à scrupuleusement appliquer pour rendre une telle application acceptable et générer ainsi un recrutement significatif d’utilisateurs. Mais avec en particulier, une ligne rouge à ne pas dépasser (9) : « L’application et les données collectées doivent l’être exclusivement pour lutter contre la chaîne d’infection du Covid-19. Tout autre usage doit être techniquement empêché et légalement interdit ».

Sources

– (1) – « Comment Orange utilise les données de géolocalisation pour évaluer l’effet du confinement » – L’Express & AFP – 26 mars 2020
– (2) – Ibid.
– (3) – Martin Untersinger , Chloé Hecketsweiler , François Béguin et Olivier Faye – « L’application StopCovid retracera l’historique des relations sociales » : les pistes du gouvernement pour le traçage numérique des malades » – Le Monde – 8 avril 2020
– (4) – Ibid.
– (5) – Arthur Nazaret – « Une majorité de Français réticents au traçage » – Le JDD – 12 avril 2020
– (6) – Béatrice Sutter – « Déconfinement : nos datas peuvent-elles (vraiment) nous sortir de là ? » – L’ADN – 9 avril 2020
– (7) – Ibid.
– (8) – Jérémie Pham-Lé, Jean-Michel Decugis et Vincent Gautronneau – « La crainte de l’explosion sociale » – Le Parisien – 12 avril 2020
– (9) – « 10 requirements for the evaluation of « Contact Tracing » apps » – Blog du Chaos Computer Club – 6 avril 2020

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Un commentaire sur “Traçage Covid-19 : Quels leviers de communication pour l’acceptabilité sociale d’une application ?

  1. Inpulsia  - 

    Merci pour cet article très intéressant et complet. Cela paraît compliqué d’avoir confiance dans la tenue de la « ligne rouge » indiquée par le collectif dans ses recommandations en confiant la gestion de l’app de tracing à des sociétés privées, même sans parler de failles de sécurité…

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