Salarié ambassadeur : Utopie RH ou levier réputationnel stratégique pour les entreprises ?

A mesure que les réseaux sociaux gagnent en prépondérance et en parts de voix sur la formation de la réputation des entreprises et des marques, ces dernières redécouvrent un atout longtemps jugé quantité négligeable ou bien forcément acquis à la cause du fait de son lien de subordination hiérarchique et financier : leurs salariés. Entre quelques-uns parmi ces derniers qui n’ont pas attendu un imprimatur officiel pour avoir une activité digitale et s’exprimer et ceux qu’il est essentiel d’embarquer sur le Web conversationnel, les organisations disposent effectivement avec leurs collaborateurs, d’acteurs bien plus visibles, influents et efficaces qu’il ne peut paraître à première vue. A condition de respecter certains fondamentaux sinon le retour de bâtons n’est jamais très loin. Réflexions.

Bien que d’aucuns dirigeants s’échinent encore à couper ou restreindre l’accès aux médias sociaux depuis le lieu de travail, nombreux sont les collaborateurs qui s’expriment depuis des lustres sur Twitter, Facebook et consorts. Une étude réalisée conjointement en mars 2014 par l’agence de communication Weber Shandwick et l’institut KRC Research s’est ainsi penché sur l’implication de 2300 employés âgés de 18 à 65 ans, issus de 15 pays et travaillant pour des sociétés de plus de 500 personnes. De cette analyse pointue, il ressort notamment que 50% d’entre eux ont déjà posté des informations relatives à leur employeur sur les réseaux sociaux. Autres points cruciaux à retenir de cette étude : 1 salarié sur 5 est particulièrement actif et 1 sur 3 possède le potentiel pour accroître son engagement digital. A contrario et à l’attention des paranoïaques encore pétris de « contrôlite aiguë », ils ne sont que 16% à réellement émettre des opinions négatives susceptibles d’impacter la réputation de l’entreprise. C’est donc acquis. Le collaborateur peut être un porte-voix essentiel dans une stratégie de communication mais pas n’importe comment, ni avec les ficelles éculées de la surannée communication interne ultra-verticale qui a longtemps prévalu sur les Intranets et les magazines corporate.

Des salariés qui inspirent plus confiance

Le fait peut surprendre mais il est pourtant avéré. Sur les réseaux sociaux, les salariés d’une entreprise ont souvent plus de pouvoir de prescription et de cote de confiance que le compte officiel d’une marque ou d’une société, voire la voix de son n°1 ou des hauts dirigeants. L’édition 2016 du célèbre Trust Barometer de l’agence de communication Edelman a encore remis en lumière ce phénomène déjà à l’œuvre et palpable depuis plusieurs années. La parole d’un proche ou d’un employé est jugé fiable respectivement à 78% et 55% là où celle exprimée par le PDG ne franchit pas le cap des 50%. Mieux encore, lorsqu’il s’agit de parler de sujets plus pointus relatifs à l’activité intrinsèque de l’entreprise, le salarié est considéré comme le porte-parole le plus digne de confiance. Par exemple, sur le sujet des conditions de travail et managériales, celui-ci obtient un taux de confiance de 48%, loin devant un membre du comité de direction (24%) et le PDG (19%). Cet état des lieux est loin d’être superfétatoire en matière de stratégie de communication et d’influence. Une autre étude signée par MSL Group en 2014 relevait déjà qu’un message émanant d’une marque mais posté par un employé était 24 fois plus partagé que le message diffusé par la marque elle-même. Un sacré renversement de paradigme qui a évidemment conduit nombre d’entreprises, de directions générales et d’équipes de communications à repenser petit à petit leur approche des salariés en matière de présence sur les réseaux sociaux.

Salarié - Edelman Trust Barometer 2016 - 2

Dans un livre blanc publié en 2014 et intitulé « Le Pouvoir des salariés ambassadeurs », l’éditeur de plateformes collaboratives en ligne Hootsuite fait précisément remarquer qu’un programme d’employés ambassadeurs chez Whole Foods, une enseigne américaine de distribution de produits naturels et bio a obtenu des résultats très probants. Il s’avère ainsi que les contenus partagés par le personnel ont obtenu huit fois plus d’engagement que lorsqu’ils étaient partagés via les canaux de la marque. Hootsuite qui travaille par ailleurs avec le groupe AccorHotels sur la même problématique, observe les mêmes effets tangibles pour l’enseigne hôtelière.

Salarié - Employee Advocacy 1Grâce à un plan d’action pour mobiliser en masse les salariés des établissements hôteliers du groupe sur les médias sociaux depuis fin 2015, AccorHotels est parvenu à plus que doubler le nombre de ses hôtels actifs en passant de 700 initialement à plus de 1600 aujourd’hui. En termes d’audience, le score est également sans appel. L’audience du groupe AccorHotels a été multipliée par 6 sur les réseaux sociaux. Autrement dit, le groupe est passé de 4,8 millions de personnes qui le suivaient sur les réseaux sociaux à plus de 27 millions de personnes. L’objectif est désormais d’avoir l’ensemble des hôtels actifs sur les réseaux sociaux d’ici la fin de l’année 2016.

Pour achever de se convaincre, il suffit également de se référer à l’étude réalisée par Linkedin et Altimeter Group sur les 100 entreprises les plus engagées sur la dite plateforme sociale professionnelle. Trois bénéfices se dégagent des observations menées : 40 % des organisations engagées sur les médias sociaux ont plus de chances d’être perçues comme compétitives par les communautés de leur écosystème digital, 57 % ont plus de probabilité d’obtenir davantage de contacts et de générer par conséquent des opportunités d’affaires et enfin, 58 % ont plus de capacité d’attirer des talents de haut niveau. Un point qui est loin d’être marginal pour des acteurs issus de nombreux secteurs d’activité très concurrentiels et confrontés de surcroît à une génération Y nettement plus volatile et critique que ses aînés si l’entreprise n’est pas concrètement engagée et cohérente entre ses propos et ses actions.

Salarié - Edelman Trust Barometer 2016

 

Entreprise/salariés : Je t’aime, moi non plus

En dépit des initiatives spontanées des uns et des efforts programmatiques des autres pour capter avec succès ce désir d’engagement digital, un fossé d’incompréhension et/ou d’appréhension demeure cependant entre les collaborateurs et leur entreprise. Pourtant, ce n’est pas faute de la part des premiers à témoigner de leur implication. L’étude Weber Shandwick/KRC Research démontre notamment que 33 % des salariés partagent naturellement des messages, des photos ou des vidéos faisant la promotion de leur employeur sur les médias sociaux. 39 % vont jusqu’à tarir des éloges publics et des commentaires positifs en ligne. 56 % ont même plaidé pour leur employeur auprès de leur famille et leurs amis, voire sur une tribune publiée sur un site Internet ou un blog. Des actes et des postures qui vont donc à rebours d’un état d’esprit souvent prégnant au sein des strates dirigeantes où la parole externe du collaborateur est toujours plus ou moins empreinte de suspicion ou de crainte. D’où ce tropisme qui a consisté (et consiste encore pour d’aucuns) à édulcorer, lénifier ou même passer sous silence des informations et des clés de compréhension de peur d’en dire trop ou d’alimenter des fuites au profit des concurrents ou des médias.

Salarié - Employee-Advocacy 2Cette tentation à la rétention qui n’avoue pas toujours son nom, est toutefois de moins en moins tenable. Même si çà et là, on trouve encore des employeurs qui restreignent ou coupent carrément l’accès aux réseaux sociaux depuis l’environnement de travail, la porosité n’a cessé de s’accentuer à mesure que les salariés ont adopté l’usage des médias sociaux. 80% des salariés sont en moyenne présents sur les réseaux sociaux à des degrés divers. Une porosité qui de surcroît n’est pas aussi menaçante que certains s’obstinent à le croire. La même étude Weber Shandwick/KRC Research pointe au contraire une appétence des collaborateurs pour être mieux et plus au courant de la vie de leur entreprise. Or, sur ce point-là, le moins qu’on puisse est que la frustration règne si l’on en juge les chiffres du rapport. 45 % seulement des employés déclarent comprendre clairement ce qu’ils peuvent faire ou pas sur les réseaux sociaux concernant les sujets liés à l’entreprise. Autre facteur inhibant : 40 % des employés savent décrire précisément aux autres ce que fait leur employeur ou quels sont ses objectifs. Pire encore, moins de 17 % des employés se disent satisfaits de la fréquence de communication des managers de l’entreprise.

Conséquence : l’engagement qui pourrait se renforcer et s’accroître, surtout au regard de l’influence qu’exerce ce même collaborateur auprès de ses communautés digitales, se trouve cantonné à la périphérie des stratégies de communication de l’entreprise. Le constat de Weber Shandwick/KRC Research est à cet égard implacable : 3 salariés sur 10 se sentent réellement engagés envers leur employeur. Une autre analyse signée Bambu Sprout Social abonde dans le même sens. Bien que l’envie existe, les employés se sentent quelque peu désarçonnés pour passer à l’action. 77,3% ne reçoivent aucun encouragement de leur société pour partager des informations sur les médias sociaux. 21,6% ne savent même pas si leur entreprise attend vraiment d’eux qu’ils le fassent et 15,6% craignent de commettre un impair en diffusant une mauvaise information.

Salarié - Weber Shandwick 1

La prise de conscience opère lentement

Salarié - employee-advocacy-3Sur ce grand écart naissant, la revue L’ADN a récemment mené des investigations plus poussées en partenariat avec Entreprises & Médias, l’association des directeurs de la communication et le département digital de Publicis Consultants. Premier constat : 80% des grandes entreprises se sont dotées d’une charte sur les réseaux sociaux à destination des collaborateurs.

A la différence près qu’on est souvent dans le registre de la création de « l’outil magique » qui rassure sur la forme mais ne résout rien sur le fond. En effet, en approfondissant la façon dont ces chartes sont ensuite mises en musique et appliquées, on note que 43% seulement des entreprises ont défini des guidelines fixant précisément les usages de l’entreprise sur les médias sociaux. Quant au ton et à la ligne éditoriale à cultiver sur les différents canaux, c’est encore plus la bouteille à l’encre. 25% des grandes structures disposent de chartes éditoriales dignes de ce nom. Autant dire que les règles de jeu sont donc loin d’être explicites et peuvent du coup en partie expliquer cette difficulté que les collaborateurs ressentent dans une prise de parole relative à leur entreprise. Ce qui n’empêche pas pour autant plus de 60% des dircoms du panel interrogé de se dire satisfaits de la présence de leur entreprise sur les médias sociaux !

Heureusement, les avancées existent malgré le flou contextuel qui perdure en divers endroits. Ce même étude note par ailleurs que près de la moitié des grandes entreprises a mis sur pied un programme de salarié ambassadeur afin d’élargir leur visibilité sur les médias sociaux. Plusieurs dirigeants et communicants ont compris que la présence en ligne de l’entreprise ne relève pas uniquement de l’animation de ses propres espaces officiels mais qu’elle peut aussi se combiner et se nourrir intelligemment avec celle de ses collaborateurs les plus engagés au niveau digital. De fait, une autre étude effectuée par Linkedin en 2015 souligne de manière évidente que les entreprises doivent enfin considérer les salariés comme des acteurs tout à fait aptes à dédoubler l’écho corporate des médias digitaux officiels (1) : « Les collaborateurs disposent sur les réseaux sociaux d’une communauté dix fois plus grande en cumulé que celle de leur employeur et, alors que seulement 2% des collaborateurs partagent les contenus que leur organisation publie, ils génèrent 20% de leur engagement total ».

Quelle feuille de route ?

Salarié - employee-advocacy 4Si l’intérêt d’associer les salariés à animer l’écosystème digital de l’entreprise ne semble plus guère se discuter, il convient toutefois de respecter certains préalables pour s’épargner des erreurs de communication qui pourraient ensuite devenir franchement contre-productives. En premier lieu, il s’agit de clarifier les enjeux de l’entreprise avec les salariés, y compris les points les plus délicats comme par exemple les requêtes de clients mécontents ou encore les tacles verbaux d’activistes particulièrement remontés contre l’entreprise pour diverses raisons. Plus le niveau de partage sera ouvert, plus les salariés seront réceptifs et capables ensuite d’adopter la bonne posture qui consiste souvent à remonter en haut-lieu les cas les plus sensibles pour être traité spécifiquement. Ensuite, il faut également dispenser quelques formations adéquates, fournir un peu de matériel éditorial pouvant inspirer les uns et les autres et encourager l’échange d’expériences entre les salariés qui font partie du programme ambassadeur. Certains poussent même un cran plus loin pour titiller la motivation en introduisant des mécanismes de gamification et de récompenses pour celles et ceux qui réalisent des performances. Cet aspect peut effectivement être intéressant à exploiter mais doit malgré tout être utilisé avec modération. A trop vouloir pousser les contenus, on risque de susciter un push agressif, voire du spam totalement déplacé au détriment de l’aspect spontané et authentique qui doit prévaloir en toutes circonstances.

Autre point qui peut apparaître évident (mais qui ne l’est pas toujours dans la réalité du terrain) : le top management doit être en mesure de s’impliquer et de montrer l’exemple. Si les conditions de cette cohérence ne sont pas rassemblées, il est fort à parier que le programme de salariés ambassadeurs a toutes les chances de s’essouffler. Or, nombre d’études ont déjà mis depuis longtemps l’accent sur les vertus incitatives d’une présence active d’un PDG ou d’un haut dirigeant sur les réseaux sociaux envers ses propres collaborateurs. Enfin, dernier élément à respecter impérativement : appliquer en permanence la règle du volontariat. Là aussi, la remarque peut sembler une tautologie. Pourtant, il existe des entreprises qui déploient des programmes pour impliquer de façon plus ou moins obligatoire leurs salariés dans l’animation de la présence digitale de celles-ci sur les médias sociaux. Un salarié ne doit en aucun cas être contraint de s’exprimer sur sa société s’il n’en a pas envie et/ou ne se sent pas suffisamment à l’aise ou en phase pour l’accomplir. Ignorer cette dimension revient au contraire à s’exposer à des dérapages plus ou moins malencontreux où personne ne sera gagnant au final.

Dell, le bon élève

Salarié - Dell-World-Social-GardenS’il est une entreprise qui a été très tôt persuadée des bienfaits d’embarquer les salariés volontaires dans l’aventure des médias sociaux, il s’agit bien de Dell, le fabricant américain d’ordinateurs et de solutions technologiques qui fut même un véritable pionnier en la matière. Dès 2006 à l’heure où Twitter naissait et Facebook balbutiait encore, l’entreprise de Michael Dell constitue sa première équipe dédiée aux réseaux sociaux. Celle-ci ne tarda guère à se distinguer à travers Direct2Dell, le blog officiel de l’entreprise en publiant un article qui relatait l’explosion d’un ordinateur de la marque au Japon ! L’initiative suscita aussitôt des remous auprès des collaborateurs perplexes de voir leur propre entreprise accepter de publier des contenus à teneur aussi négative. Pourtant, c’est délibérément que Michael Dell avait validé l’action avec l’optique de faire prendre conscience à l’ensemble des salariés de Dell que l’écoute et la conversation avec les clients et utilisateurs sont désormais incontournables dans la gestion de la réputation d’une entreprise et qu’à cet égard, les collaborateurs ont un rôle éminent à jouer.

Karen Quintos, directrice marketing de Dell, résume parfaitement ce qui a conduit Dell à pleinement s’appuyer sur son propre corps sociétal interne pour accroître les interactions et les discussions avec les communautés en ligne de son écosystème (2) : « Les réseaux sociaux sont bien plus qu’un outil ; ils constituent une extension de notre marque. L’utilisation des réseaux sociaux ne peut pas être une stratégie de complément. Elle doit être au cœur de la culture de l’entreprise. Ce ne peut pas être le deuxième travail des collaborateurs ou un élément auquel ils pensent une fois par semaine. Cela doit être intégré dans leur activité au quotidien. Au sein de Dell, nous considérons que notre marque est faite de chaque interaction que nous avons avec nos clients dans le cadre de notre approche marketing à 360 degrés, que ce soit lors d’un appel avec notre support téléphonique, sur les réseaux sociaux, avec notre stratégie numérique, avec une publicité dans les médias traditionnels et tout ce qui se trouve entre ces médias ».

A l’heure d’aujourd’hui, ce sont 20 000 collaborateurs volontaires de Dell (soit environ 1 salarié sur cinq), originaires de 55 pays qui ont été formés pour incarner le groupe sur les réseaux sociaux. Avec un résultat entre autres qui parle de lui-même : Dell a enregistré en trois ans une réduction de 30% des commentaires négatifs à son propos sur le Web. Qui pense encore qu’un salarié ambassadeur n’est qu’un énième gadget tendance propulsé par la communication ou les RH ?

Sources

– (1) – Christophe Lachnitt – « Les collaborateurs, meilleurs ambassadeurs d’une marque sur le web social » – Superception – 24 mai 2016
– (2) – Christophe Lachnitt – « Communication totale : Dell embrasse le web social » – Superception – 2 septembre 2015