Condoleezza Rice nommée chez Dropbox : La réputation d’une entreprise peut-elle jouer au grand écart ?

Dropbox, l’un des acteurs majeurs du stockage de données en ligne, a annoncé le 9 avril la nomination au sein de son conseil d’administration de Condoleezza Rice, une figure de proue de l’ex-gouvernement Bush et surtout fer de lance du programme d’écoutes mis en place à l’époque. L’initiative a aussitôt déclenché un tollé général sur les réseaux sociaux qui jugent un tel recrutement incompatible avec le respect des données privées dont Dropbox s’est toujours prévalu. Géométrie variable et réputation d’entreprise peuvent-elles coexister sans risque ? Eléments d’analyse.

Une ancienne pointure de l’administration américaine notoirement impliquée dans la politique de surveillance massive déployée à la suite des attentats du 11 septembre, peut-elle ensuite prétendre participer aux destinées industrielles d’une entreprise qui a fait de la protection des données stockées par ses utilisateurs, le fondement même de son existence ? Cette épineuse question est en substance le défi d’image posé à Dropbox depuis que son PDG et fondateur, Drew Houston a choisi de recruter Condoleezza Rice dans son conseil d’administration. Dans un pays ébranlé par les fracassantes révélations d’Edward Snowden au sujet de l’espionnage massif de la NSA pratiqué sur les serveurs des acteurs du Web américain, Dropbox ne joue-t-il pas dangereusement avec la confiance de ses utilisateurs ?

Au départ, était une posture logique

Dropbox - utilisateurDe la tourmente politico-médiatique engendrée par la mise en lumière publique du programme PRISM, Dropbox avait pourtant su s’extirper assez aisément de la nasse où Google, Microsoft, Facebook et consorts se débattaient avec moult difficultés. A peine Edward Snowden avait-il éventé l’espionnite aigue en vigueur au sein de la NSA que Dropbox montait en première ligne pour dénoncer une intolérable atteinte à la vie privée et au respect des données personnelles des utilisateurs. Et d’allier alors la parole aux actes en rejoignant une coalition d’acteurs de la Silicon Valley baptisée Reform Government Surveillance. Objectif : peser activement sur la Maison Blanche pour impulser une réforme du programme de surveillance largement étoffé par l’administration Obama. Dans la délégation reçue à deux reprises (1) par le président, figurait d’ailleurs le PDG de Dropbox.

Pour cette jeune société du stockage informatique en nuage (cloud computing) fondée en 2007, la posture adoptée découlait d’un atavisme consubstantiel à l’essence même de l’activité de Dropbox : fournir des solutions de stockage de données en ligne en toute sécurité. Sur la succincte page Web de présentation de l’entreprise, les vocables « confiance », « privé » et « sécurité » sont d’ailleurs déclinés à l’envi. Sans ce pacte avec l’utilisateur qui choisit d’héberger ses contenus et ses informations chez un prestataire tiers, la rentabilité de l’activité peut en effet difficilement se concevoir. Non seulement, il faut fournir un outil techniquement performant mais il faut également garantir que l’étanchéité des données entreposées est avérée. C’est précisément cette capacité à allier et cultiver les deux aspects qui a permis à Dropbox de s’imposer parmi les acteurs référents du secteur.

Condoleezza Rice : La louve dans la bergerie ?

Dropbox - Rice portraitStratégiquement, le choix d’accorder un siège au conseil d’administration de Dropbox à Condoleezza Rice n’est pas en soi une absurdité. Depuis 2010, l’ancienne proche conseillère de George W. Bush a fondé son propre cabinet de consulting, Rice Hadley Gates LLC. Implanté à la fois dans la Silicon Valley et à Washington où elle dispose d’un réseau éminemment influent, l’agence aide des sociétés américaines à lever des fonds et à se développer à l’international. Avec ses associés également issus de l’administration Bush, Condoleezza Rice a déjà œuvré pour des jeunes pousses high tech (2) comme Nutanix, une start-up de stockage de données et Vectra, une société spécialisée dans la cybersécurité. Autant dire qu’avec pareil pedigree et un conséquent carnet d’adresses dans les hautes sphères du pouvoir, Condoleezza Rice avait tout pour répondre aux ambitions de Dropbox.

Dans l’optique d’une prochaine entrée en Bourse, l’épaisseur du casting de la gouvernance peut effectivement constituer un levier non négligeable en termes de réputation de l’entreprise. C’est d’ailleurs clairement avec cet objectif en tête que Drew Houston a officialisé l’arrivée de sa recrue de poids (3) : « Mme Rice apporte son expérience et sa connaissance des marchés internationaux et de leurs dynamiques. Alors que nous poursuivons notre expansion dans de nouveaux pays, nous avons besoin de ce type de compétences pour nous aider à conquérir de nouveaux utilisateurs et défendre leurs droits ».

C’était néanmoins sans compter avec le sulfureux CV qui colle aux basques de Condoleezza Rice. Même si elle n’est plus autant sur le devant de l’actualité politico-médiatique, son patronyme demeure indissociablement accolé aux dossiers les plus controversés de l’administration Bush. Pour bon nombre d’observateurs et de citoyens, elle reste en particulier celle qui a inlassablement soutenu et déployé à grande échelle les surveillances téléphoniques et électroniques de la National Security Agency sur des résidents américains suspectés de collusions terroristes.

Et soudain, la tempête digitale !

Dropbox - Drop dropbox RiceEn nommant Condoleezza Rice, Drew Houston se doutait-il qu’il allait alors déclencher une formidable controverse sur les réseaux sociaux ? Le Web social a en tout cas été prompt à réagir avec virulence. A la pointe de la guérilla anti-Rice, on trouve notamment un site contestataire intitulé ironiquement Drop Dropbox. Le mot d’ordre est sans ambages et clairement menaçant : si l’entreprise ne se débarrasse pas rapidement de l’ex-secrétaire d’Etat, les utilisateurs seront vivement encouragés à déserter Dropbox et fermer leurs comptes pour migrer chez les concurrents comme Box.com, Microsoft’s OneDrive, SpiderOak et Google Drive.

Pour appuyer ses propos, le site récapitule tous les dossiers controversés dans lesquels est mêlée Condoleezza Rice : le déclenchement de la guerre en Irak, la pratique de la torture pour les prisonniers de guerre dans les prisons militaires et sa proximité avec le pétrolier Chevron à la réputation guère reluisante. Etrillée de toutes parts, Condoleezza Rice devient rapidement la tête de Turc sur les réseaux sociaux. En une journée, le tweet préprogrammé « Drew Houston: Drop Condoleezza Rice or I will #DropDropbox » est partagé des milliers de fois sur la Toile tandis que les grands médias américains s’emparent de l’affaire. Sur le site Hacker News, le sujet connaît une flambée de commentaires outrés qu’un pareil profil puisse désormais s’occuper d’une société dont l’activité repose sur la gestion des données privées de 275 millions d’utilisateurs.

En dépit de la levée de boucliers numériques, le PDG Drew Houston ne désarme pas. Après deux jours d’intense polémique digitale, il réitère sa décision sur le blog de l’entreprise (4) : « Rien ne va changer avec la nomination de Mme Rice au sein de notre Conseil. Notre engagement pour protéger vos droits et votre vie privée est au centre de toutes les décisions que nous prenons, et cela va continuer ». Le billet est aussitôt pris d’assaut par plus de 800 commentaires dont une majorité est ouvertement hostile à la nomination de Condoleezza Rice. De son côté, cette dernière joue profil bas. Son compte Twitter reste obstinément muet. A peine confesse-t-elle une déclaration de circonstance à l’agence Bloomberg Businessweek (5) : « En tant que pays, nous avons actuellement un vaste et vif débat sur comment gérer les questions de vie privée. Je me réjouis d’aider Dropbox à contribuer ». Fermez le ban !

Dropbox peut-il durablement résister à l’onde de choc ?

Dropbox - funnySi le tir de barrage a été particulièrement intense dans les jours qui ont suivi l’annonce de l’arrivée de Condoleezza Rice, la polémique semble toutefois marquer légèrement le pas. Au bout de trois jours, la cadence des tweets s’est quelque peu tassée. Après avoir connu plus de 3000 partages en une seule journée, le message du site Drop Dropbox n’a finalement atteint qu’un peu plus de 7200 retweets après 4 jours selon le compteur Topsy. L’éruption de colère semble donc rentrer dans le rang.

Est-ce à dire un peu cyniquement que Dropbox aura in fine gain de cause malgré l’activisme forcené des internautes ? Peut-être dans l’immédiat mais il est moins certain que la réputation de l’entreprise s’en sorte sans impact à terme. L’épisode Condoleezza Rice n’est pas en soi la première crise que Dropbox affronte sur le sujet de la sécurité des données. En juillet 2011, la société avait déjà instillé le doute chez ses utilisateurs en révisant ses conditions d’usage et en s’autorisant à utiliser les données qui lui étaient confiées. Face à l’émotion vive suscité, Dropbox avait rétropédalé et amendé son texte de façon plus restrictive.

Il n’empêche que Dropbox suscite malgré tout la méfiance. En 2013, une campagne de dénigrement initiée par un concurrent avait pointé des supposées grosses faiblesses de sécurité dans l’infrastructure de Dropbox. Quelques mois plus tard, deux experts en cybersécurité annonçaient avoir décelé des failles dans le système d’authentification du service. Aujourd’hui encore, nombre d’entreprises déconseillent à leurs employés de recourir à Dropbox dès lors qu’il s’agit d’échanger et/ou de stocker des données sensibles. Même si pour le moment, Dropbox semble passer entre les gouttes de la controverse Rice, les nuages s’amoncellent tout de même de manière préoccupante au-dessus de la réputation de l’entreprise. Or, accueillir en son sein une personnalité synonyme de surveillance électronique généralisée n’est pas forcément le meilleur atout d’image dont on puisse rêver pour insuffler la confiance. Dropbox deviendra-t-il Droptrust aux yeux de ses utilisateurs ?

Sources

– (1) – Jérôme Marin – « La nomination de Condoleezza Rice chez Dropbox fait polémique » – Silicon 2.0, blog du Monde – 12 avril 2014
– (2) – Shira Ovide et Douglas MacMillan – « Dropbox adds Condoleezza Rice to Board, rankles Valley orthodoxy » – Wall Street Journal – 10 avril 2014
– (3) – Jérôme Marin – « La nomination de Condoleezza Rice chez Dropbox fait polémique » – Silicon 2.0, blog du Monde – 12 avril 2014
– (4) – Drew Houston – « Our commitment to your rights and privacy » – Blog officiel de Dropbox – 11 avril 2014
– (5) – Brad Stone et Ari Levy – « Dropbox’s Next Chapter: Corporate Customers, IPO, Condi Rice, and Eddie Vedder » – Bloomberg Business Week – 9 avril 2014