Korian & Covid-19 : Une stratégie de communication sous respirateur artificiel ?

Mastodonte français et européen sur le marché des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), Korian a de nouveau vu sa réputation sérieusement ébranlée durant la pandémie de Covid-19. Entre critiques acerbes sur sa gestion de la crise sanitaire, plaintes en justice de familles sur les nombreux pensionnaires décédés et empressement du groupe à plutôt soigner ses actionnaires avec de juteux dividendes, l’entreprise a d’abord fait le dos rond avant de contre-attaquer vivement. Cette stratégie de communication de crise est-elle vraiment audible ? Analyse.

S’il est un secteur d’activités promis à un indéniable essor, c’est précisément celui des soins médicaux pour personnes âgées à domicile et en maison spécialisée. Sur le site Web institutionnel de Korian, on peut d’ailleurs lire (1) : « D’ici 2030, en moins d’une génération, le nombre de seniors en Europe va passer de 1 senior pour 3 actifs à 1 pour 2. Ces seniors auront besoin de plus de soins et de présence que les générations qui les ont précédés. Le défi humain, économique et sociétal est donc immense et nécessite dès lors toujours plus de mobilisation, de compétences, de lieux et de services nouveaux ». De facto, l’allongement de la durée de vie moyenne est déjà une réalité qui en 2019 a fort bien réussi au n°1 du marché (ainsi que son concurrent immédiat Orpéa) avec un chiffre d’affaires de 3,6 milliards d’euros en progression de 8% (2). Toutefois, pour continuer de réussir, il faut aussi inspirer confiance auprès des familles et dédramatiser des perspectives de dépendance pas forcément joyeuses.

Au pays joyeux des seniors heureux

Durant ces dernières années, le groupe Korian s’est engagé dans une stratégie de communication où la dimension humaine est pleinement valorisée. En 2015, l’entreprise adopte un nouveau logo avec une signature résolument optimiste : « Nous prenons soin de la vie ». En 2018, la marque se signale notamment par la diffusion sur France 3 avant le 19/20 (gros carrefour d’audience pour les populations seniors) d’une série de 20 épisodes hebdomadaires intitulés « Générations Indépendance ». Ceux-ci sont tournés dans les locaux même de différents établissements sous enseigne Korian avec le concours de collaborateurs qui viennent évoquer diverses thématiques liées au grand âge et comment Korian y répond avec respect et bienveillance.

Au cœur de cette approche holistique, réside le concept du Positive Care établi par Korian pour appuyer son positionnement haut de gamme et tourné vers l’humain qu’il s’agisse des équipes de soignants ou des personnes dépendantes hébergées ou suivies à leur domicile. Pour enfoncer le clou sur un marché certes en progression mais qui n’a pas toujours bonne presse, Korian a lancé en février 2020, une toute nouvelle identité visuelle avec un slogan à la clé : « Le soin à cœur ».

Directrice générale du groupe, Sophie Boissard justifie ce choix (3) : « Le soin à cœur, c’est l’esprit d’innovation au service du bien-être et de la qualité de vie de tous. Le choix d’associer plus étroitement Korian à l’emblème de notre projet d’entreprise m’est apparu comme une évidence au regard de l’adhésion et l’engagement de nos collaborateurs. Les deux cœurs disent l’engagement de chacun d’entre nous au service des aidés et des aidants. Ils disent le travail d’équipe et le pacte de confiance qui nous lie. Ils disent aussi, à travers un camaïeu de couleurs, la diversité et la complémentarité de nos différents métiers et tout ce qui nous reste à inventer ».

A cœur de convaincre et rassurer

Ce fond d’image rassurant et chaleureux est aussi celui cultivé dans le domaine des affaires et de la vie économique. La stratégie de réputation de Korian vise de plus en plus à être associée à des soins de haute qualité plutôt qu’à des noms toponymiques comme les maisons de retraite en possèdent depuis longtemps et par lesquels elles sont souvent dénommées. De même, la marque Korian entend être une caution de référence pour ses diverses filiales plus locales comme Ages & Vie en France, Stepping Stones aux Pays-Bas ou encore Over en Italie. Le tout étant sous-tendu par une success story financière qui ne se dément pas année après année malgré certains avatars sanitaires ponctuels. Cette posture foncièrement positiviste s’est donc assez logiquement retrouvée dans les premières prises de parole de l’entreprise alors que le coronavirus commençait à mettre en émoi la planète entière, marchés boursiers y compris. Le 28 février, invitée sur le plateau de BFM Business, Sophie Boissard s’agace ouvertement de la crise naissante (4) : « Aujourd’hui, on est en train de mettre l’économie, l’activité humaine, dans une espèce d’hyperréaction collective, de psychose, on va tous mourir en bonne santé ».

Quelque temps plus tard, tandis que la France est désormais placée sous confinement et que les visites de proches sont interdites dans les Ehpad, Sophie Boissard s’insurge contre cette mesure gouvernementale trop restrictive à ses yeux. Dans une interview au Figaro, elle plaide pour des visites en plein air ou hors des murs (5) : « En ce qui concerne les Ehpad, les mesures de confinement mises en place pour les protéger dès le début du mois de mars les éloignent de leur famille et accentuent l’inquiétude. Toutes mes pensées vont à toutes les personnes concernées, en particulier celles qui ont fait face au départ brutal de leur proche sans pouvoir être présentes (…) On ne peut infliger à nos aînés une plus longue séparation ».

Covid-19 et premières turbulences

Pourtant, le vent de la crise souffle déjà chez Korian et les acteurs du secteur. Le 6 avril, Le Monde publie une enquête édifiante (6) soulignant que plus de 12 600 résidants sont morts du Covid-19 en grande partie à cause du manque de moyens pour le personnel et les patients, en particulier la dotation en masques et en tests de dépistage. Sur ce front polémique grandissant, Korian se retrouve vite placé en première ligne. C’est d’abord son établissement situé à Mougins dans les Alpes-Maritimes où 36 pensionnaires (un tiers de l’effectif total) décèdent du coronavirus tandis qu’une trentaine d’autres est testée positif. Fin mars, le parquet de Grasse avait déjà ouvert une enquête préliminaire. En parallèle, quatre familles des défunts portent plainte pour homicide involontaire, non-assistance à personne en danger et mise en danger de la vie d’autrui. Leur avocat commun dénonce des négligences graves de la direction de l’établissement (7). A ce dossier très médiatisé, viennent s’ajouter quelque temps plus tard deux autres procédures judiciaires pour les mêmes motifs contre des établissements de Korian situés à Clamart et Chaville dans les Hauts-de-Seine (8). D’autres suivront pour atteindre aujourd’hui le nombre de 14.

Face à ces mises en causes, Korian adopte d’abord une communication minimaliste et inflexible du même acabit que celle qui avait prévalu le 31 mars 2019 lorsque 5 résidants de l’établissement de Lherm près de Toulouse avaient subitement perdu la vie à cause d’une suspicion d’intoxication alimentaire (lire l’analyse à ce sujet du Blog du Communicant). Là encore, la réplique est timide mais rivée. Le 13 avril au micro d’Europe 1, Nadège Plou, directrice des ressources humaines de Korian France, affirme que des moyens solides ont été déployés (9) : « Tous sont équipés. Ils ont des gants, des charlottes et des surblouses. Si un membre du personnel soignant n’est pas en contact direct avec les résidents atteints du Covid-19, alors il porte un masque chirurgical. Mais il porte un masque FFP2 quand il s’agit de prodiguer des soins de contact ».

Quand le réel bat en brèche le discours

Cependant, la réalité va de nouveau venir heurter le discours corporate blindé. Quelques jours plus tard, une aide-soignante de l’Ehpad du Mée-sur-Seine en Seine-et-Marne meurt du Covid-19. C’est la deuxième salariée de Korian qui est ainsi fauchée. Dans les rangs des équipes, l’état d’esprit vire à l’amer (10) : « On n’arrive pas à décolérer, parce qu’il y a eu des failles et il faudra demander des comptes. Du matériel a été distribué, avec des masques, des charlottes, des surblouses… Mais on estime que ce n’est pas arrivé à temps. Et s’il y avait eu des mesures barrières dès le début, on n’aurait pas déploré autant de cas, il y a beaucoup d’arrêts maladie. Le virus est entré, les préconisations sont arrivées après. Ça n’a pas été géré dans les règles de l’art ».
Et des syndicalistes emboîtent le pas. Sur Internet, les réseaux sociaux et dans les médias, ils s’insurgent contre les déclarations de la direction de Korian au sujet de la réouverture des visites des familles qu’ils qualifient « d’effets d’annonce ». Albert Papadacci, délégué syndical central à la CGT Korian, est remonté contre (11) « un grand manque de transparence. Il y a un double discours, quand une question gène, la direction répète qu’elle suit les directives gouvernementales. Aujourd’hui, vu la facilité avec laquelle se propage le virus, on exige des masques FFP2 pour l’ensemble des salariés dans les maisons de retraites, pas seulement dans le cas d’un contact direct ».

La com’ tape-dur entre en jeu

Cette fois, la réputation de Korian commence à être sérieusement entamée à propos de sa gestion de la crise sanitaire. D’autant que la résurgence d’anciennes controverses se fait de nouveau jour sur les conditions de travail des soignants chez Korian. Le 19 avril, Libération publie des révélations fracassantes (12). Le quotidien met en cause la surmortalité des pensionnaires qui affecte plusieurs établissements sous enseigne Korian et qui serait le fait d’une gestion désastreuse de la part de la direction. Cette fois, Korian ne se contente plus d’interviews distillées ici et là mais sort la sulfateuse.

Le leader européen des Ehpad annonce alors dans un communiqué qu’il a saisi la justice pour agir en diffamation contre Libération à la suite de la publication de l’enquête (13) : « Le groupe se défendra systématiquement, y compris par voie de justice, contre celles et ceux qui se livrent à des accusations graves et inacceptables contre l’entreprise et ses équipes ». La directrice générale Sophie Boissard martèle la même position dans une longue interview au Parisien, le 27 avril. Elle estime que son entreprise a scrupuleusement appliqué toutes les mesures de protection dès le 25 février et que de fait, il est hors de question de faire de Korian, un bouc émissaire médiatique (14) : « Je ne laisserai pas salir notre entreprise et nos personnels qui sont de vrais héros ». Et dans la foulée, elle dévoile deux décisions : une prime de 1000 € pour tout le personnel ainsi que la réduction de 25% de son propre salaire et ses primes de 2020 pour alimenter un fonds d’un million d’euros qui financera « des recherches thérapeutiques dédiées au grand âge et des actions de solidarité envers les femmes »

Le grand écart réputationnel continue

L’annonce de la directrice générale fait pourtant long feu. A peine sa contre-attaque communicante effectuée, Korian se voit coup sur coup incriminé par L’Obs et Mediapart. Le premier révèle une petite bombe qui fait son effet. En pleine crise du Covid-19, Korian a programmé 54 millions d’euros de dividendes pour ses actionnaires ! Les réseaux sociaux se déchaînent et les figures politiques de gauche montent au créneau comme le premier secrétaire du PS, Olivier Faure qui tweete : « Les dividendes de l’incurie. Pendant l’hécatombe, c’est business as usual. Cet argent est un détournement de fonds qui devraient servir à embaucher pour accompagner et soigner nos ainés ». Alors même que d’autres grands entreprises avaient déjà fait part de leur intention de ne pas distribuer de dividendes du fait de la crise (y compris le concurrent Orpea), Korian s’inscrit à rebours.

La deuxième volée de bois vert est assénée par Mediapart. Le site d’investigation s’est penché quant à lui sur les pressions que recevraient les familles des défunts qui ont entamé des procédures judiciaires à l’encontre de Korian (14 actions à l’heure actuelle). Dans son reportage, il écrit notamment (15) : « Dans l’un de ces courriers, que Mediapart a pu consulter, l’avocat de Korian reproche au membre de la famille d’avoir diffusé « un courriel auprès de l’ARS ainsi qu’auprès de nombreuses personnes extérieures au groupe, dont des journalistes, dans une volonté manifeste de le rendre public et de nuire […] Cette situation inédite m’oblige à vous mettre en demeure de cesser de telles pratiques et de cesser de proférer de telles accusations portant atteinte à la réputation du groupe ».

Changer de paradigme communicant est urgent

Toujours sur l’éteignoir de la crise du coronavirus dans les Ehpad, Korian entreprend d’éteindre aussitôt l’incendie réputationnel des dividendes en renonçant de suite à leur versement. Le groupe profite de l’opportunité de ce communiqué pour revenir très longuement et en détails sur les dispositifs mis en place pour assurer une protection maximale des collaborateurs et des pensionnaires depuis le 25 février à ce jour. Sur pas moins de 9 pages (dont des informations financières par ailleurs), Korian partage un inventaire exhaustif de toutes les actions et initiatives déclenchées depuis que le Covid-19 menace dans ses établissements.

La liste est longue, plutôt informative mais laisse quelque peu pantois. Pourquoi n’avoir pas communiqué d’emblée sur ces éléments factuels alors que les nuages de la crise réputationnelle s’amoncelaient déjà en masse ? Au lieu de cela, l’entreprise s’est recroquevillé dans une sorte de déni bunkerisé pour ensuite répliquer avec véhémence mais en n’étant plus audible. Les dégâts en réputation avaient déjà opéré, alimentés de surcroît par une focalisation médiatique régulière. Si Korian souhaite retrouver un second souffle d’image, il va falloir rapidement changer de paradigme communicant. Dans le cas contraire, l’enseigne a tous les atours pour devenir une bête noire médiatique mais aussi un repoussoir pour les familles confrontées à la dépendance de proches âgés.

Sources

– (1) – « Le groupe Korian prend comme nouvelle identité visuelle « le soin à cœur » – Site Internet du groupe Korian
– (2) – Cécile Rousseau – « Sous le feu des critiques, le géant des Ehpad Korian veut quand même verser 54 millions d’euros de dividendes » – L’Humanité – 21 avril 2020
– (3) – « Le groupe Korian prend comme nouvelle identité visuelle « le soin à cœur » – Site Internet du groupe Korian
– (4) – « Sophie Boissard : Korian affiche des résultats en hausse » – BFM Business – 28 février 2020
– (5) – Marie-Cécile Renault et Keren Lentschner – « On ne peut infliger à nos aînés une plus longue séparation » – Le Figaro – 15 avril 2020
– (6) – Béatrice Jérôme – « « On a vécu une tragédie » : pourquoi les Ehpad payent un si lourd tribut à l’épidémie due au coronavirus » – Le Monde – 6 avril 2020
– (7) – Valérie Mahaut et Geoffroy Tomasovitch – « Ehpad de Mougins : quatre familles portent plainte pour homicide involontaire » – Le Parisien – 10 avril 2020
– (8) – Valérie Mahaut et Anissa Hammadi – « Coronavirus : trois plaintes dans les Hauts-de-Seine après des décès en Ehpad » – Le Parisien – 21 avril 2020
– (9) – « Coronavirus : « Nous avons mis en place des moyens exceptionnels dans nos Ehpad », assure Korian » – Europe 1 – 13 avril 2020
– (10) – Pierre de Beaudoin – « Coronavirus : le géant des Ehpad, Korian dans la tourmente » – France 3 Ile de France – 21 avril 2020
– (11) – Ibid.
– (12) – Chloé Pilorget-Rezzouk et Ismaël Halissat – « Dans les Ehpad Korian, «engloutis par la vague» du Covid-19 » – Libération – 19 avril 2020
– (13) – « Korian porte plainte contre Libération, un article jugé “diffamatoire” » – Capital.fr 30 avril 2020
– (14) – Daniel Rosenweg – « Ehpad Korian : «Je ne laisserai pas salir notre entreprise et nos personnels», défend la DG » – Le Parisien – 27 avril 2020
– (15) – Hélène Constanty – « Ehpad: le groupe Korian fait pression sur des familles de résidents décédés » – Mediapart – 30 avril 2020