La réputation d’Uber est-elle en train de déraper en grave sortie de route ?

Sale temps pour le trublion techno du VTC et de sa figure de proue, Trevor Kalanick, fondateur et toujours PDG d’Uber. Ces derniers temps, l’entreprise n’a cessé d’accumuler les polémiques (et non des moindres) où la réputation de la société commence à ressembler plus à de la tôle froissée que la carrosserie rutilante de ses berlines noires qui gobent tout sur le marché. Uber a beau communiquer et multiplier à l’envi les excuses publiques de son n°1. L’image de la start-up née en 2009 à San Francisco est désormais en train de rouler sur la jante. Attention, grosse communication de crise dans le radar et enjeux à la clé !

Longtemps, Uber a jouit d’une perception flatteuse du public. Grâce à sa plateforme technologique performante, la jeune société venait chambouler de fond en comble un marché des taxis complètement sclérosé par des monopoles abusifs où la notion même de service client était souvent reléguée dans le coffre de la voiture. C’est d’ailleurs sur cette image d’empêcheur de tourner en rond (presque d’ « anti-système » diraient certains analystes politiques !) qu’Uber a prospéré. A chaque sortie médiatique, Trevor Kalanick ne se privait jamais d’en rajouter une louche (1) : « Nous sommes engagés dans une bataille politique. Notre adversaire est un connard, qui s’appelle Taxi. Personne ne l’aime, personne n’aime ce qu’il fait mais il est tellement impliqué dans les rouages politiques que beaucoup de personnes lui doivent des faveurs ». Cette faculté à briser les codes a même donné naissance quelques années plus tard au verbe « ubériser » sorti de la bouche de Maurice Levy, le PDG de Publicis et repris dorénavant pour qui veut parler d’un profond changement à l’œuvre sur un secteur donné.

Bousculer les codes pour s’imposer

Uber 5 - sloganCe goût prononcé de la controverse a même constitué un puissant moteur de développement et de notoriété de l’entreprise partout où elle s’implantait dans le monde. A chaque fois ou presque, se rejouait la même querelle des Anciens (à savoir les vieilles compagnies de taxi accrochées à leurs rentes) et des Modernes (les start-ups de VTC avec Uber en tête). Ce choc des générations était un puissant levier réputationnel auprès d’un public prompt à basculer du côté des petits nouveaux tellement la réputation du taxi à l’ancienne était carbonisée depuis un moment. A cela, s’ajoutait aussi la dimension technologique qui permettrait de commander un véhicule de manière fluide depuis chez soi ou un bureau sans avoir à se taper une centre d’appels souvent encombré ou à guetter fiévreusement un taxi libre dans la rue.

En dépit des levées de boucliers juridiques que pratiquent certaines villes dans le monde pour enrayer la pénétration d’Uber, le succès demeure au rendez-vous avec aujourd’hui 560 grosses concentrations urbaines couvertes sur la planète. Pas de doute, l’appli Uber reste populaire. Tout comme jusqu’en 2014 auprès des analystes financiers et des investisseurs. Ainsi, en juin 2014, la société de Trevor Kalanick réussit le tour de force de lever de 1,2 milliard de dollars, portant la valorisation boursière d’Uber à 17 milliards en monnaie de l’Oncle Sam ! Et c’est justement en 2014 que la réputation d’Uber a connu ses premières égratignures. Un peu partout dans le monde, les médias évoquent et pointent souvent la politique tarifaire qu’Uber pratique pour la prise en charge d’un passager. Avec des additions qui parfois font bondir les usagers qui ont eu le malheur de recourir aux services d’Uber en période de pointe ou de fête. On se souvient notamment du sacré bad buzz déclenché sur Twitter par l’animation TV Valérie Damidot furieuse d’avoir dû payer 4 fois plus cher que le tarif ordinaire.

Rien n’arrête Uber

Uber 5 - ScreenshotD’autres affaires vont à leur tour surgir çà et là et empoisonner régulièrement la vie de l’entreprise. En janvier 2014, les sites spécialisés Techcrunch et ValleyMag jettent par exemple un sacré pavé dans la mare réputationnelle d’Uber. L’un et l’autre ont en effet publié des documents attestant que des employés de la société de VTC se livraient à des agissements douteux à l’encontre d’une compagnie concurrente dénommée Gett. Plusieurs d’entre eux dont le directeur général des opérations à New York, Josh Mohrer, s’étaient créé des faux profils utilisateurs sur le service de Gett.

Entre le 30 décembre et le 14 janvier, ils ont alors commandé au moins une vingtaine de courses pour les annuler au tout dernier moment lorsque le chauffeur de Gett arrivait sur site. Une manière vicieuse de faire perdre du temps à leurs concurrents et de les priver ainsi de répondre à d’autres demandes. D’autres seraient également suspectés d’avoir essayé de soudoyer des conducteurs Gett pour qu’ils passent sous enseigne Uber !

Aux Etats-Unis, l’affaire a fait grand bruit d’autant qu’Uber est une société en pleine ascension et avec un fort prisme médiatique. Et comme à son habitude, Uber publie une réponse où morgue et mauvaise foi corporate suintent à travers les lignes (3) : « C’était sûrement une tactique commerciale trop agressive et nous déplorons l’approche de l’équipe pour contacter ces chauffeurs. Mais soyons clair. Aucun temps n’a été perdu par les fournisseurs puisque les demandes ont été annulées immédiatement et qu’Uber a réglé les frais d’annulation correspondants. Nous avons demandé à nos équipes dans les autres villes de restreindre les activités cherchant à générer des courses en formulant une demande de transport »

Contre Uber = contre le changement

uber 5 - thibaud-simphalDe sympathique et pugnace Zorro du taxi, Uber a progressivement commencé à faire grincer des dents un peu partout en dévoilant un autre visage cette fois plus « darkvadorien » où les condtions de travail des chauffeurs sont le cadet de leur souci, où les astucieux montages fiscaux d’Uber deviennent de notoriété publique (à tel point que les concurrents VTC français comme Le Cab et Chauffeur Privé ne se privent pas d’en faire un argument de vente pour se différencier du Yankee sans foi ni loi) et où les nouveaux services comme UberPOP sont lancés sur le marché en force et au mépris des réglementations existantes. En 2015, UberPOP s’est fait taper sur les doigts à Milan en Italie. Le juge a ordonné de bloquer l’application sous peine d’une astreinte financière quotidienne non négligeable. Aussitôt, Uber est monté au créneau en endossant l’habit du preux chevalier injustement freiné dans son combat (4) : « Nous regrettons la décision du juge que nous respecterons mais nous continuerons à nous battre par les voies légales afin que le public puisse continuer à jouir d’une alternative fiable et économique pour se déplacer dans les villes ». Et d’enchaîner dans la foulée sur son compte Twitter à l’adresse du premier Ministre de l’époque Matteo Renzi (5) : « Aidez-nous à ne pas arrêter le changement » !

La stratégie de communication d’Uber opère comme un inlassable rouleau compresseur standardisé que rien ne peut et ne doit dévier de sa route. Chaque mise en cause, même légitime d’Uber est automatiquement suivie de cris d’orfraie de la part de l’entreprise qui entend manœuvrer à sa guise et ne jamais plier sous les fourches caudines d’aucun législateur. Oser critiquer ou même s’interroger sur les activités de l’entreprise est systématiquement assimilé à du flagrant délit de refus du changement de la part des porte-paroles d’Uber. Autrement dit, ne pas penser comme eux est le début d’une déviance inacceptable. Et en parallèle, Uber continue partout de marteler son storytelling lustré comme une luxueuse limousine. En France, il suffit d’écouter Thibaud Simphal (voir photo ci-dessus), l’actuel directeur général de la filiale hexagonale pour s’en convaincre. Excellent dans la forme, la gestuelle et le style cool attitude, le manager déroule sans ciller les mille et un bénéfices d’Uber tout en slalomant habilement entre les questions embarrassantes mais pourtant bien existantes et qui continuent d’éroder la réputation d’Uber.

Quand les m….. volent en escadrille !

Uber 5 - Susan FowlerCes dernières semaines, Uber a de nouveau connu un gros avis de tempête en enchaînant une incroyable série de dossiers à crise majeure. Tout commence fin février avec les réflexions fracassantes de Susan J. Fowler sur son blog personnel. Embauchée (voir photo ci-contre) chez Uber comme ingénieure de haute volée, elle vient d’en repartir à peine un an plus tard. Avec une précision chirurgicale, elle décrit l’atmosphère sexiste et discriminatoire qui règne parmi les équipes technologiques d’Uber. Elle déplore également que l’entreprise demeure oisive face à ces débordements. Lesquels débordements rebondissement d’ailleurs de façon un peu inattendue une semaine plus tard avec l’annonce de la démission forcée d’Amit Singhal (recruté un mois plus tôt) pour des faits de harcèlements sexuels qui auraient été commis durant son temps chez Google !

Entretemps, une deuxième affaire très embarrassante éclate. Waymo, un pionnier du secteur de la voiture connectée et surtout filiale de la holding Alphabet qui détient par ailleurs Google, YouTube, etc, porte plainte contre la société de chauffeurs privés pour vol de technologies et sa filiale Otto qui travaille à l’élaboration d’une voiture sans chauffeur. L’accusation est cinglante (6) : « Otto et Uber se sont appropriés la propriété intellectuelle de Waymo afin de pouvoir s’épargner le risque, le temps et les dépenses liés au développement indépendant de leurs propres technologies. En fin de compte, ce vol calculé a rapporté plus d’un demi-milliard de dollars aux salariés d’Otto et permis à Uber de ranimer un programme bloqué, tout cela aux dépens de Waymo ». Nul doute qu’un tel conflit où deux maisons-mères célèbrent s’affrontent n’a pas fini d’alimenter la chronique médiatique dans les mois à venir et aggraver la réputation « borderline » d’Uber.

Quand le PDG est ferment de crise

Uber 5 - KalanickLe pire dans l’histoire, est que le PDG lui-même est devenu un facteur de crise pour l’image de son entreprise. En acceptant de rejoindre une commission de conseil économique à la demande de Donald Trump fraîchement élu président des Etats-Unis, Trevor Kalanick (ci-contre) a engendré un tsunami de protestations, y compris parmi ses propres collaborateurs et ses homologues du secteur de la technologie américaine (Google, Amazon, Netflix, Microsoft, Facebook, Apple, excusez du peu !). Il renonce alors in extremis sous la pression sociale. Mais à peine a-t-il éteint ce premier feu qu’il en déclenche un second début Mars. Cette fois, il est filmé sans le savoir dans un VTC conduit par un chauffeur Uber. Lequel reconnaît son patron et ne se prive pas de lui dire qu’à cause de sa politique tarifaire, il est endetté jusqu’au cou. Kalanick engage le dialogue mais dérape très vite dans les mots grossiers et des affirmations péremptoires. Outré, le chauffeur transmet la vidéo à l’agence Bloomberg et l’impact sera retentissant une fois de plus (plus de 4 millions de vues sur YouTube). Au point que sur les réseaux sociaux, des hashtags virulents comme #DeleteUber s’amplifient et appellent clairement au boycott et à la désinstallation de l’appli Uber.

Et comme si cela ne suffisait pas, le 3 mars, le New York Times provoque un autre big bang réputationnel. Le quotidien révèle en effet qu’Uber utilise depuis plusieurs années un logiciel espion baptisé Greyball. Officiellement, il est destiné à protéger les chauffeurs pour identifier les clients indélicats. En réalité, il s’avère que l’outil informatique sert aussi (voire surtout) à contourner les réglementations qu’Uber n’applique pas dans certaines villes (Boston, Paris, Las Vegas sont notamment citées) et à repérer de potentiels agents de police ou de l’administration qui chercheraient à coincer Uber. La source de la fuite fournit également des indices probants sur l’état de l’ambiance interne de l’entreprise. Le New York Times a eu en effet accès à ces informations grâce à quatre anciens employés qui avaient connaissance de Greyball.

Il va falloir activer l’ABS de la communication

Uber 5 - Delete UberSuite à cette série de multiples mises en cause, Trevor Kalanick a pour la première fois battu sa coulpe. Finie l’attitude d’un sale gosse provocateur qui répondait avec mépris du tac au tac à ses contradicteurs. Dans la foulée de son algarade avec le chauffeur Uber, le PDG avait déjà publié ceci (7) : « J’éprouve de la honte. C’est un douloureux rappel que je dois fondamentalement changer en tant que leader et grandir un peu. C’est la première fois que je suis capable d’admettre que j’ai besoin d’aide en tant que dirigeant et j’ai l’intention de l’obtenir. » Et depuis le 10 mars, la parole a été mise à exécution puisque le cabinet de chasseurs de têtes Heidrick & Struggles a officiellement été mandaté pour dénicher un n°2 expérimenté pour épauler Trevor Kalanick.

Il n’empêche que cette addition de séquences crisiques a définitivement embouti la réputation d’Uber, avec en ligne de mire son fondateur dont d’aucuns n’hésitent plus à demander son retrait des affaires. D’autres exigent que le futur n°2 soit en fait une femme. Si Kalanick est incontestablement devenu un bug majeur dans la stratégie de communication d’Uber, il n’en demeure pas que celle-ci va devoir changer d’optique et ne pas se contenter de cosmétique en mettant plus ou moins sur le côté l’encombrant PDG.

C’est en effet toute la culture d’entreprise qui va devoir être progressivement remodelée et réinsufflé avec des valeurs moins transgressives. Si ces dernières ont sans doute permis à Uber de faire sauter le bouchon des vieux taxis, elles ont ensuite continué à perdurer de manière déviante avec une culture sexiste et arrogante, des démissions en cascade d’importants managers, une ambiance interne à tirer au couteau et une image externe largement flétrie. Or, s’il n’y avait que deux enjeux cruciaux à retenir (et qui imposent une radicale remise à plat), ce sont bien ceux de la valorisation boursière d’Uber actuellement à 62,5 milliards de dollars (mais toujours pas de bénéfices au rendez-vous) et de la marque employeur qui est globalement désastreuse à tel point que nombre de chauffeurs s’inscrivent sur les plateformes concurrentes. Sans oublier les clients finaux qui peuvent également à un moment basculer vers d’autres opérateurs comme ils ont abandonné sans remords la vieille école des taxis. Du pain sur la planche des communicants d’Uber !

Sources

– (1) – Jérôme Marin – « Travis Kalanick, l’homme qui veut détruire l’industrie du taxi » – Le Monde – 9 juin 2014
– (2) – Lucie Ronfaut – « Uber, champion du VTC, vaut plus de 17 milliards de dollars » – Le Figaro – 6 juin 2014
– (3) – Communiqué sur le blog officiel d’Uber – 24 janvier 2014
– (4) – Pierre de Gasquet – « La justice italienne ordonne la suspension d’UberPOP » – Les Echos – 11 juin 2015
– (5) – Ibid.
– (6) – « Voitures sans chauffeur : Google attaque Uber » – Le Monde – 24 février 2017
– (7) – Jérôme Marin – « Après les controverses, le patron d’Uber cherche un bras droit » – Le Monde – 7 mars 2016
– (8) – Muriel Motte – « Netflix, Snap, Uber, Tesla… La nouvelle bulle boursière des «technos» américaines » – L’Opinion – 23 octobre 2016