Y a-t-il un couturier pour retailler la communication asymétrique de Benetton ?

Sous la pression du million de signatures émanant d’une pétition en ligne lancée sur Avaaz, le fabricant de textile italien Benetton vient enfin d’accepter le 20 février de verser une conséquente subvention pour le fonds d’indemnisation des 1138 victimes de l’effondrement de l’atelier Rana Plaza au Bangladesh en avril 2013. La marque s’est pourtant fait largement tirer l’oreille avant d’admettre ses responsabilités et d’accéder aux demandes répétées des ONG. Une attitude qui n’empêche pourtant pas l’entreprise de se mobiliser par ailleurs pour la condition salariale des femmes dans l’industrie textile en partenariat avec les Nations Unies. Jusqu’où Benetton peut-il entretenir ce grand écart communicant ?

Dans l’univers du vêtement, Benetton est une marque qui a toujours particulièrement prisé les chemins de traverse communicants. Là où d’autres se paient de flamboyantes campagnes publicitaires avec d’oniriques effigies, l’enseigne italienne s’est rapidement forgé une réputation atypique en allant à contre-courant des codes culturels de la mode, voire en les sublimant ou en les explosant de manière provocante et crue pour soutenir des causes humanitaires.

Si cette posture lui a rapporté une indéniable notoriété planétaire avec un succès commercial avéré à la clé, cette dernière devient de moins en moins justifiable devant les dérives à répétition que la filière textile tente encore de minorer chez ses sous-traitants des pays émergents. Dans la catastrophe du Rana Plaza, Benetton s’est même retrouvé en première ligne sur le front des accusations médiatiques à cause d’étiquettes siglées à son nom découvertes dans les décombres ensanglantés. Assez étrangement, la communication de Benetton continue cependant de fonctionner à deux vitesses entre déni de la réalité industrielle d’une part et continuation de son atavique militantisme de marque d’autre part.

Anticonformiste par nature

Benetton - Colori del mondoL’anticonformisme communicant est consubstantiel à la réputation de Benetton. Tellement enchâssé dans les gênes de l’entreprise que celle-ci s’est même payé l’audace de créer Fabrica, un centre de recherche et de développement sur les techniques de communication.

Depuis 1994, le campus installé à Trévise, berceau de la marque, accueille de fait des étudiants et des universitaires du monde entier pour réfléchir sur les formes de communication qu’elles soient visuelles, écrites, design, etc. et leur donner corps. Mais Benetton n’avait pas attendu de lancer ce « think tank » agitateur pour déjà opérer des brèches et bousculer les lignes de la communication d’entreprise.

En 1982, le fondateur de la société Luciano Benetton confie les clés de sa communication au photographe Oliviero Toscani. Il s’ensuivra une épique collaboration de 18 ans où la marque ne va jamais cesser de transgresser les codes. Cela démarre d’abord avec l’inoxydable slogan, « United Colors of Benetton » qui mixe dans un même élan photographique l’explosion de couleurs des pulls Benetton et le brassage ethnique de ceux qui les portent. A l’époque, la multiracialité est encore un concept sulfureux qui va susciter nombre de commentaires énervés chez les détracteurs de la marque. Laquelle s’en moque royalement. L’essentiel est atteint : Benetton est connu dans le monde entier. Rapidement d’ailleurs, les vêtements s’effaceront totalement des campagnes de communication de la marque. Photos choc à l’appui, ces dernières deviennent de véritables estrades pour des causes militantes où Toscani s’attaque successivement au SIDA, à la religion, à la guerre, aux crimes de la Mafia ou à la violence politique. En 2000, le coup de grâce est atteint avec une photo de futurs condamnés dans les couloirs de la mort aux Etats-Unis. Laquelle scelle la fin de la communication disruptive made in Benetton mais pas forcément son militantisme assumé.

On ne chasse pas le naturel !

Benetton - UN HateSi la marque s’assagit quelque peu pendant plusieurs années, consciente d’avoir égaré beaucoup de monde avec des messages très éloignés de l’univers du textile et sans d’ailleurs avoir réellement engagé des actions concrètes par le biais d’une fondation par exemple, elle ne s’est jamais vraiment départi de ce fil rouge anti-conventionnel qui ponctue ses prises de parole. Confrontée de surcroît à une érosion de ses ventes et une perte de vitesse en termes de notoriété, Benetton réactive la chaudière à provoc en 2011 avec une campagne mondiale baptisée « UNhate ». Une série de photomontages met ainsi en scène des personnalités politiques antagonistes en train de s’embrasser langoureusement. La marque ose même publier un cliché où le Pape Benoît XVI bécote un imam. Devant le tollé du Vatican, l’entreprise rétropédale temporairement mais renoue définitivement avec sa volonté de s’engager dans des causes humanitaires.

L’année 2014 a par exemple vu la marque s’impliquer sur le sujet de l’apatridie. En partenariat avec le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies qui entend éradiquer le problème d’ici 2024, Benetton a mis sur pied la campagne « I Belong » où le public est appelé à apporter en ligne son soutien financier. Toujours avec les instances internationales, la marque a récidivé avec une autre campagne s’attaquant cette fois aux violences faites aux femmes et aux filles pour appuyer le programme de sensibilisation et d’éducation que l’ONU mène à travers le monde. Dans la foulée de cet engagement, il est même question désormais de décliner un projet s’adressant plus spécifiquement aux femmes travaillant dans l’univers textile. L’entreprise devrait en effet faire des annonces en avril 2015 pour lesquelles il serait envisagé de contribuer au programme d’actions de l’ONU qui se bat pour la parité des femmes dans la société. Cela se traduirait a priori par une collaboration avec Benetton pour faire instaurer un salaire minimum légal pour les femmes du secteur du textile dans plusieurs pays pilotes.

Où est la cohérence ?

Benetton - United VictimsSi ces intentions sociétales de Benetton ne sont nullement critiquables sur le fond, elles posent toutefois de sérieuses questions en matière de crédibilité de la démarche initiée par cette même marque. Une preuve ? Lors de la catastrophe du Rana Plaza en avril 2013, Benetton figurait parmi les entreprises niant farouchement toute collaboration commerciale avec l’usine en ruine.

La société italienne alla jusqu’à marteler publiquement qu’« aucune des entreprises présentes sur place n’était l’un de leurs fournisseurs » (1). Une tactique peu inspirée puisque cette version est aussitôt contredite par la publication de photos d’Associated Press et de l’AFP montrant des chemises estampillées Benetton ! La marque s’empêtre alors et se souvient opportunément d’une commande exceptionnelle passée quelques semaines auparavant avant de se murer à nouveau dans le silence.

Les mois passant, Benetton ne s’est guère montré plus prolixe sur l’épineux dossier du Rana Plaza et plus généralement sur la remise à plat des schémas de sous-traitance de l’industrie textile. Pareille surdité s’est reproduite lorsque l’Organisation internationale du Travail (OIT) a créé un fonds d’indemnisation pour les victimes survivantes et les familles ayant perdu des proches. Dix marques comme Mango, Camaïeu, C&A et Inditex (Zara) ont accepté d’abonder. En revanche, Benetton a continué de faire la sourde oreille. Il aura fallu en fin de compte l’insistance d’une pétition en ligne lancée sur la plateforme Avaaz et un million de signatures collectées pour que la marque italienne daigne ouvrir le porte-monnaie et déclarer publiquement qu’elle contribuera à son tour aux réparations.

Quelles pistes ?

Benetton - CCFD campagneSi la stratégie de communication de Benetton interpelle autant, c’est précisément à cause de ce registre asynchrone extrêmement déroutant qui présente potentiellement une impasse réputationnelle très dangereuse pour la marque. D’un côté, le public est en face d’une société qui l’incite fortement à se mobiliser sur les réseaux sociaux pour combattre l’apatridie ou encore les violences contre les femmes. De l’autre, le public voit cette même société escamoter la réalité de l’industrie textile et tenter de fuir ses responsabilités alors que des preuves tangibles attestent de son implication de donneur d’ordre dans le drame du Rana Plaza. A l’heure où les consommateurs sont nettement mieux informés et plus prompts à mener des actions terrain (une opération militante s’était par exemple tenue en décembre 2014 devant la boutique Benetton de la place de l’Opéra à Paris), Benetton ne peut décemment plus cultiver une communication asymétrique en esquivant les vrais problèmes tout en endossant la casquette activiste par ailleurs.

Les données du problème semblent pourtant limpides. A la différence d’un certain nombre de ses concurrents nettement plus opportunistes, voire cyniques, Benetton peut justifier aujourd’hui de réalisations concrètes accomplies aux côtés des Nations Unies. Dès lors, pourquoi dilapider ce capital réputationnel en ne faisant pas plus preuve de cohérence et de lucidité lorsqu’est évoqué le tenace problème des conditions de travail des ouvriers du textile dans les pays émergents ? L’entreprise doit désormais comprendre qu’elle n’est plus en mesure de dicter le tempo et choisir les combats à peu de frais qui lui rapportent gros en termes d’image. A l’heure actuelle, une entreprise doit non seulement assurer le minimum sociétal exigé mais être capable de répondre efficacement aux interpellations des parties prenantes. Le temps où afficher des photos provocantes suffisait à faire vendre des pulls est révolu. Au-delà du pull, le public exige de manière croissante de comprendre les tenants et aboutissants. Il ne se satisfait plus uniquement de jolies campagnes émotionnelles. Il juge sur les actes. Benetton serait donc bien avisé de retailler son patron communicant s’il ne veut pas voir sa réputation s’effilocher irréversiblement.

Sources

(1) – Cécile Schilis-Gallego – « Benetton ? Primark ? Mango ? Pour quels géants du textile l’usine du Bangladesh travaillait-elle ? » – Slate.fr – 30 avril 2013 –

A relire sur le sujet

– « Rana Plaza, 1 an après : Les marques textile sont-elles toujours entre déni & brainwashing ? » – Le Blog du Communicant – 2 mai 2014



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