Réputation et communication de crise: L’expression des salariés est-elle amenée à s’amplifier avec le digital ? Le cas Amazon

Ce n’est pas la première fois que le mastodonte de l’e-commerce Amazon est mis en cause par la presse pour ses pratiques managériales particulières où pression continue, cadences à rallonge et performance sans faille constituent l’inflexible métronome quotidien de tout Amazonian, surnom que s’attribuent eux-mêmes les employés du géant de Seattle. Mais lorsque l’accusation émane du New York Times avec quantité de témoignages concrets à l’appui (et parmi eux, des managers de haut niveau), l’affaire prend évidemment une toute autre coloration forçant Amazon à sortir de son légendaire silence devant la controverse. A la différence près que c’est un collaborateur d’Amazon qui est d’abord monté au créneau avant que les communicants d’entreprise tentent de mettre en place en un contrefeu qui n’est pas forcément une garantie à moyen terme.

S’il est une chose que personne ne contestera, c’est bien la culture d’entreprise spécifique et ses valeurs très intrinsèques qu’Amazon martèle en permanence. L’enquête extrêmement fouillée des journalistes du New York Times, Jodi Kantor et David Streitfeld le confirme d’ailleurs à travers les propos de Susan Harker en charge du recrutement chez Amazon (1) : « Il s’agit d’une entreprise qui s’efforce réellement d’accomplir des choses grandes, innovantes et avant –gardistes et cela n’est pas facile. Quand vous visez la Lune, la nature du travail est forcément exigeante. Pour certaines personnes, cela ne convient pas » (1). Fort d’une centaine de témoignages d’anciens et d’actuels salariés d’Amazon, l’enquête du quotidien new-yorkais a pourtant défrayé la chronique le 15 août en mettant pour la première fois en lumière l’environnement de travail ultra-sourcilleux que quantité de cadres doivent affronter quotidiennement. Avec des méthodes managériales que résume sardoniquement un ex-employé du nom de Jason Merkovski (2) : « La blague coutumière au bureau était de dire que lorsqu’il s’agit de l’équilibre travail/vie privée, le travail vient en premier, la vie en second et essayer de trouver l’équilibre en dernier ». Autant dire que les réactions n’ont pas manqué de s’enflammer dans tous les sens. Retour sur les événements.

Le salarié comme bouclier d’une crise ?

Amazon - Ciubotariu Kinkedin postA peine la longue investigation de deux reporters était-elle publiée le 15 août en Une du New York Times que les commentaires ont aussitôt afflué. A l’heure où ce billet était rédigé, le compteur en ligne enregistrait près de 5900 remarques de lecteurs (au point d’être dans le top 5 de tous les articles les plus lus du journal) oscillant entre offuscations horrifiées face à une telle culture corporate où l’humain est quasiment réduit à un algorithme sur pattes et réfutations outrées réduisant l’article du NYT à un tissu de mensonges et d’inexactitudes hors contexte insultant l’insolente réussite d’Amazon. Dans la Silicon Valley en particulier où le modèle managérial d’Amazon est globalement similaire, les répliques ont été pareillement vives chez les figures de proue du secteur numérique comme Dick Costolo, ex-PDG de Twitter. Du côté de la presse, le sujet inspire les médias qui en profitent souvent comme Mashable pour établir des comparaisons avec d’autres fleurons high-tech comme Google ou encore Uber.

Chez Amazon, la riposte communicante va alors survenir en deux temps. D’ordinaire, l’e-commerçant de Seattle daigne rarement répondre aux polémiques dont il fait l’objet de manière récurrente (défiscalisation à outrance, conditions de travail des ouvriers dans les centres de traitement logistique, etc). Tout au plus, il se fend de quelques lignes pesées au cordeau pour nier systématiquement tous les reproches dont on l’accable. Cette fois, c’est d’abord un cadre supérieur d’Amazon, Nick Ciubotariu, qui décide (apparemment) de son propre chef de démolir et réfuter l’article du New York Times. Sur Linkedin Pulse, il se fend d’un long billet où il taille en pièces tous les éléments négatifs exposés par les journalistes et les témoins ayant participé à l’enquête. Pour rendre sa démarche encore plus crédible, il prend même soin de préciser que les opinions exprimées sont uniquement les siennes et n’engagent pas de fait l’entité Amazon. Le texte est en tout cas immédiatement remarqué bien plus qu’un classique communiqué de presse. Les statistiques feraient pâlir d’envie n’importe quel attaché de presse avec plus de 1,1 millions de vues, 3200 partages et 888 commentaires. Pas mal pour un illustre inconnu sans parler de la viralisation à outrance du texte sur tous les réseaux sociaux et dans les médias.

Plaidoyer vraiment spontané ?

Jeff BezosEn parallèle, l’équipe de communication d’Amazon fourbit ses armes en mobilisant d’abord son interne. Dès le 16 août, le fondateur et président Jeff Bezos adresse un courriel interne à ses 180 000 collaborateurs où il s’empresse de récuser en bloc les accusations formulées par le quotidien américain (3) : « Cet article ne décrit pas l’entreprise Amazon que je connais, ni les amazoniens compatissants avec lesquels je travaille tous les jours. Mais si vous entendez parler d’histoires comparables à celles qui sont rapportées, je veux que vous en fassiez part aux services des ressources humaines. Vous pouvez aussi directement m’envoyer un mail à Jeff@amazon.com. Même si ces cas sont rares, nous ferons preuve de tolérance zéro à l’égard des gens qui manquent d’empathie ». Ce texte soigneusement taillé au cordeau se retrouve évidemment très vite in extenso sur le site de Geekwire et quelques autres sites spécialisés.

Plus surprenant en revanche est la référence explicite que Jeff Bezos fait dans ce même courriel au plaidoyer rédigé quelque temps auparavant par le désormais fameux Nick Ciubotariu. Ceci est d’autant plus surprenant que ce dernier cite également à plusieurs reprises des contenus dûment estampillés par l’imprimatur corporate d’Amazon dont les fameux 14 « Leadership Principles » dont tout Amazonian est censé connaître et appliquer sans faillir dans son travail. La quasi concomitance temporelle des deux textes et la façon dont ils se font écho mutuellement, laissent quelque peu perplexe. Y aurait-il eu synchronisation calculée plutôt que spontanéité sincère d’un cadre dirigeant agacé par les critiques reçues par sa société ? La question demeure ouverte d’autant plus qu’Amazon ne s’exprimera ensuite guère plus, hormis une interview télévisée de Jay Carney, vice-président des Affaires publiques globales sur la chaîne CBS. D’autres employés publieront également des textes pour soutenir leur direction mais sans connaître le même retentissement que leur collègue.

La crise est loin d’être résolue

Amazon - on-New-York-TimesLa stratégie communicante d’Amazon a cependant de quoi intriguer. S’il est indéniable que le billet de Nick Ciubotariu a permis d’obtenir une ampleur médiatique immédiate et vaste qu’aucun communiqué de presse n’aurait réussi à faire en si peu de temps, le silence qui s’est ensuivi a alors ouvert le champ libre aux critiques qui sont loin d’être des épiphénomènes. Si Jeff Bezos s’est naturellement exprimé en interne, il n’a fait aucune déclaration en externe. Lui qui est pourtant si prompt à faire le show et narrer des anecdotes qui font le miel de la presse, semble considérer la crise terminée en demandant paradoxalement aux salariés de lui signaler les dérives managériales si jamais elles étaient avérées.

Or c’est le contraire qui s’est produit dans les jours suivants. Le 17 août, les auteurs de l’article du New York Times démontent point par point les assertions avancées par Nick Ciubotariu et se réjouissent ouvertement du débat public qu’ils ont provoqué, y compris chez les consommateurs et ex-employés d’Amazon. C’est par exemple le cas de Mehal Shah, ancien ingénieur développeur pendant 6 mois qui vient juste de quitter Amazon. Dans son billet sur Linkedin Pulse, l’homme se montre plus pondéré. Même s’il relève effectivement des approximations journalistes ou des incompréhensions, il estime que cet article est à 87,5% correct ! (4). D’autres salariés (parfois) sous couvert d’anonymat ont même la dent encore plus dure à propos du contexte interne. Sans parler des consommateurs dont certains résilient leurs services avec Amazon comme cette lectrice du NYT (5) : « Je ne peux pas soutenir une entreprise qui crée si volontairement un environnement négatif pour ses salariés. C’est dégoûtant, c’est immoral, et j’espère que d’autres pensent comme moi après avoir lu cet article ».

Attention, pente réputationnelle glissante !

Amazon - paquetMême si la marque Amazon continue de truster les lauriers en matière de notoriété spontanée et de qualité de service, nombreux sont les observateurs à penser que cette affaire du New York Times ne restera pas sans conséquence. Ceci d’autant plus que le géant de Seattle se fait régulièrement épingler par les médias partout où il dispose de centres logistiques. En France, le journaliste Jean-Baptiste Malet avait publié en 2013 un édifiant livre enquête « En Amazonie – Infiltré dans le meilleur des mondes » et il est loin d’être le seul à déplorer la culture managériale certes forte d’Amazon mais laissant peu de place à l’humain semble-t-il. L’article du New York Times fait d’ailleurs remarquer que seulement 15% des salariés d’Amazon ont plus de 5 ans d’ancienneté. Un turn-over qui se situe largement en dehors des critères classiques d’une grande entreprise et qui devrait interpeler.

Suite à cet épisode médiatique, Amazon peut-il continuer à graver dans le marbre un système de fonctionnement où certes, d’aucuns parviennent à devenir des « Amabots » avec un sentiment de réel plaisir tandis que d’autres (plus nombreux), souffrent, craquent, pleurent et démissionnent avec perte et fracas ? Amazon est une entreprise cotée depuis de longues années dont certains actionnaires commencer à se lasser de ne recevoir aucun dividende pour financer l’expansion voulue par Jeff Bezos. Si elle dispose toujours d’un capital réputationnel solide grâce à son sens de l’innovation et son service impeccable, l’entreprise serait avisée de comprendre que la donne change progressivement en termes d’image publique.

Dans un billet diffusé récemment sur son blog, l’expert en réputation digitale canadien Tom Liacas rappelle avec pertinence comment Wal-Mart, autre énorme entreprise très décriée pour ses conditions de travail et longtemps inflexible, a dû finalement capituler en février 2015 et s’engager à augmenter le salaire minimum sous la pression conjuguée des employés, des médias et des réseaux sociaux. Les geeks et managers d’Amazon sont sans doute moins prompts à se rebeller du fait d’une grille salariale nettement plus généreuse. Mais quand le travail prend excessivement le pas sur l’équilibre psychique des salariés, c’est la réputation de l’entreprise qui marche au bord de la falaise. Or, jusqu’à preuve du contraire, c’est l’humain qui fait d’abord battre le cœur d’une société.

Sources

– (1) – Jodi Kantor et David Streitfeld – « Inside Amazon: Wrestling Big Ideas in a Bruising Workplace » – The New York Times – 15 août 2015
– (2) – Ibid.
– (3) – Lucie Geffroy – « Polémique. L’absurde réponse d’Amazon à l’enquête qui fait scandale » – Courrier International– 18 août 2015
– (4) – Mehal Shah – « An ex-Amazonian’s reply to all those Amazonian replies to the Times article » – Linkedin Pulse– 17 août 2015
– (5) – « Amazon serait-il un enfer pour tous ses salariés ? » – Challenges – 18 août 2015



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